Chapitre 2

Un Message Urgent

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Égypte, Le Caire, le 18 juin (28 jours plus tard)


Nasser Moswen courait à perdre haleine dans les couloirs du Musée égyptien du Caire.

Ses chaussures de ville martelaient le sol de pierre et cet écho assourdissant montait vers les hauts plafonds dans une urgence menaçante. Les quelques visiteurs s’étaient arrêtés dans leur flânerie et s’interrogeaient d’un regard anxieux : le bâtiment se trouvait à deux pas de la place Tahrir et jouxtait un édifice éventré et noir de cendres. L’Égypte était en pleine révolution. À peine un an auparavant, le musée avait été pillé et des momies décapitées.

Que se passait-il aujourd’hui ?

Le petit homme courait toujours. La bouche sèche, le visage pourpre, baigné de sueur, un téléphone portable serré dans sa main humide et froide, il zigzaguait maladroitement entre les grandes statues antiques et les vitrines poussiéreuses. Il fallait qu’il arrive à sortir de ce musée. Avec de la chance, il serait à l’hôtel Four Seasons dans vingt minutes. Il articula une prière silencieuse sous sa moustache et continua sa course folle vers la grande porte qui donnait sur l’avenue. Il descendit les quelques marches quatre à quatre et se précipita vers sa voiture. En ce début de soirée, on ne voyait rien d’anormal dans les rues du Caire. Les attroupements, les trottoirs éventrés et les tuyaux tordus lors des affrontements un an auparavant faisaient à présent partie du paysage ordinaire de la capitale égyptienne. Mais c’était absurde, pensait Nasser. Le monde aurait dû s’arrêter, comme lorsqu’on regarde un accident se dérouler. Car sa vie était en train de lui échapper, il en était si certain qu’il en avait la nausée. Et s’il n’arrivait pas à temps au Four Seasons, ce serait encore pire.

Il démarra sa vieille voiture rouillée et s’engouffra, pied au plancher, dans le trafic dense vers le pont du 6 Octobre. Il klaxonnait et donnait des coups de volant pendant qu’il pressait la touche « rappeler » sur son téléphone portable.

— Hôtel Four Seasons, Salma à votre écoute, que puis-je faire pour vous ?

— Monsieur el-Shamy est-il arrivé ? cria Nasser.

— Numéro de chambre, je vous prie ?

— Non non non, j’ai déjà appelé, monsieur el-Shamy donne une conférence de presse dans la salle Champollion. C’est très urgent, il faut que je lui parle immédiatement !

— Ne quittez pas, s’il vous plaît.

Nasser mit le haut-parleur et laissa tomber l’appareil sur ses genoux pour klaxonner de plus belle. Il doubla un camion et passa à quelques centimètres d’un 4x4, ce qui engendra un concerto de klaxons et de cris, qu’accompagnait la musique d’attente du Four Seasons.

— Monsieur, je suis désolé, la conférence de presse vient de commencer et il ne nous est pas possible…

— Écoutez, mademoiselle. Je suis Nasser Moswen, conservateur adjoint au Musée égyptien, je suis un collègue de monsieur el-Shamy et il est d’une importance capitale, entendez-moi bien, capitale, que je lui parle immédiatement. C’est une affaire de sécurité nationale…

Bip-bip-bip…

Plus de réseau. De rage, Nasser lança le téléphone sur le siège défoncé de sa voiture. Mais bientôt, la façade immense du Four Seasons se dessina dans le ciel bleu. Il roula sur un trottoir et klaxonna de plus belle pour enfin piler devant l’entrée de l’hôtel. Il se précipita dans le lobby spacieux. Il savait où se trouvait la salle Champollion, il avait assisté à de nombreuses conférences de presse — son chef en était si friand. Il croisa plusieurs employés droits comme des I dans leur gilet or et noir, qui suivirent des yeux cette course disgracieuse, si peu assortie à l’univers ouaté de l’hôtel.

Arrivé enfin à destination, ayant ouvert à la volée les portes dorées déjà fermées, Nasser s’immobilisa. La salle était pleine à craquer. Jamais il n’avait vu cela. Des caméras sur trépied étaient posées en file indienne de chaque côté, au ras de la petite estrade et près de l’entrée. Chaque siège était occupé, et nombre de journalistes étaient assis par terre ou adossés au mur. Les autocollants sur les caméras représentaient tous les grands médias internationaux. Quelques personnes se tournèrent vers Nasser, soudain conscient qu’il était débraillé et qu’il sentait la sueur rance. Mais il oublia vite cette inconvenance : Dr. el-Shamy, secrétaire général du Conseil suprême des Antiquités égyptiennes, le CSA, conservateur en chef du Musée égyptien du Caire et premier archéologue du pays, montait sur l’estrade.

Un murmure d’admiration parcourut la salle. L’image d’une momie était apparue sur l’immense écran du vidéoprojecteur. Puis le silence s’installa. El-Shamy, un grand homme d’un âge incertain, courbait son corps maigre au-dessus du pupitre. La teinture noire de ses cheveux soulignée par une fine ligne grise aux tempes et une couronne trop fournie pour être véritable, la chemise noire trop informelle pour l’occasion et les lunettes fumées sur son visage creux trahissaient le temps qui passe sur un homme anxieux de son image jusqu’à la paranoïa. L’archéologue ajusta son regard perçant et prit la parole d’une voix monocorde, presque nasillarde :

— Depuis quatre-vingt-dix ans, depuis que Howard Carter a mis au jour la tombe de Toutankhamon dans la vallée des Rois en 1922, il y a une tradition dans les médias internationaux qui veut que la moindre trouvaille plus ou moins en rapport avec l’Égypte pharaonique soit systématiquement appelée « la plus grande découverte depuis Toutankhamon ». De toute ma carrière en tant que gardien des trésors du roi Tut et responsable de l’archéologie égyptienne, je n’ai personnellement jamais usé de cette comparaison, même si beaucoup d’entre vous ont essayé de m’y pousser.

Des rires discrets se firent entendre.

— Mais aujourd’hui, continua el-Shamy d’un air grave, avec l’apparition de la sépulture de Néfertiti et des soixante-treize objets qui forment sa parure funéraire, je vous offre, mesdames et messieurs de la presse, la citation que vous attendiez depuis bientôt un siècle : oui, je le confirme, Néfertiti est la plus grande découverte depuis Toutankhamon.

Les journalistes applaudirent, et el-Shamy, l’air encore plus sévère que d’habitude, posa pour les photographes devant la grande photo de Néfertiti. Nasser plissa les yeux : la volée de flashes avait provoqué une nouvelle vague de nausées et le faisait vaciller. Son crâne cherchait en vain une solution. Comment parler à el-Shamy devant tous ces journalistes ? Et qu’adviendrait-il si l’un des médias découvrait ce qu’il devait annoncer à son chef ? Mais avant qu’il puisse trouver une réponse, la voix sévère d’el-Shamy retentissait à nouveau sous les moulures dorées.

— Avant de partager avec vous les trésors que cette découverte a révélés au grand jour, j’aimerais vous parler de Néfertiti. On oublie souvent que l’époque de cette reine, quatorze siècles avant notre ère, et que l’on appelle la XVIIIe dynastie, fut marquée par une profonde révolution. Le pharaon Akhenaton, son époux, décide d’abandonner la religion traditionnelle pour en établir une autre, totalement nouvelle. Cette action impacte tous les niveaux de la vie égyptienne et rencontre une forte réticence de la part du peuple et des pouvoirs en place. Le pays est aussi aux prises avec de grandes épidémies de grippe et de peste qui l’affaiblissent davantage. Quand je me penche sur l’histoire de l’Égypte au temps d’Akhenaton, je ne peux m’empêcher de voir des similitudes avec les bouleversements que traverse notre pays aujourd’hui. Et pourtant, trois mille ans plus tard, nous souvenons-nous de ce règne comme étant celui du chaos ? Non. Nous le considérons comme étant celui qui a donné naissance à une excellence jamais égalée dans le domaine des arts. Et surtout, nous retenons la grâce sereine de Néfertiti. Elle est le symbole de notre résilience et de notre culture. Elle est reconnue par tous les Égyptiens, des enfants qui apprennent à forger leur identité citoyenne sur les bancs de l’école, aux hommes et femmes qui bâtissent l’Égypte de demain sur les débris de la place Tahrir, en passant par les archéologues qui travaillent jour et nuit à la sauvegarde de notre héritage.

L’Égyptien fit une pause et scruta son audience comme un juge face aux accusés.

— Néfertiti représente l’Égypte éternelle, continua-t-il en martelant ses mots. Et pourtant, Néfertiti ne reviendra jamais en Égypte.

Lentement, Nasser s’avança vers l’estrade de la salle Champollion.

 

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