Chapitre 3
Le Ventre De La Pyramide (I)

Le Caire, plateau de Gizeh, quelques heures plus tôt
Florence soupirait de frustration.
Quelle plaie d’être ici ! La vue imprenable sur les trois pyramides de Gizeh ne la réconfortait pas le moins du monde ; elle était déjà venue en touriste quelques années plus tôt. Elle avait chaud. Son débardeur fluo collait à ses formes rondes. Elle sentait que la peau blanche de ses épaules tatouées était en train de brûler ; pourtant il était déjà dix-huit heures. Le cameraman somnolait sur son trépied et le preneur de son râlait, car il n’avait pas eu le temps de boire son café. C’était bien la peine qu’ils se pressent à dîner si tôt, tiens, le guide était en retard. Le tournage de nuit ne se présentait pas bien du tout. Et dire qu’en ce moment même, Florence aurait dû être en train de siroter un thé glacé dans le lobby frais et marbré de l’hôtel Four Seasons. Elle repensait à cet insupportable Andrew et elle rageait de plus belle.
Florence Mornay avait des cheveux roses, un rouge à lèvres fuchsia en toute saison, la langue bien pendue et un air de ne rien prendre au sérieux. Son accent anglais suggérait des origines aristocratiques du côté des Cornouailles, mais il était tellement mal accordé avec son corps couvert de tatouages et ses fréquents jurons que beaucoup pensaient qu’il était faux. Ils se trompaient.
Son nom complet était Florence Ottoline Désirée Mornay-Devereux. Son père, Charles, était le dixième vicomte Falmouth, et invectivait fréquemment l’establishment depuis son siège à la Chambre des lords. Il avait inculqué à sa fille l’amour du travail et lui avait appris à rejeter le chemin facile que lui offrait sa naissance. Le nom de Mornay brillait dans les encyclopédies depuis des siècles grâce à l’accomplissement souvent glorieux de ceux qui le portaient — entre autres Vivant Mornay, gentleman savant et l’un des premiers archéologues du XIXe siècle, qui avait gagné sa place dans l’Histoire en léguant au Louvre et au British Museum sa collection de trésors antiques, alors la plus importante au monde.
L’arbre généalogique de la mère de Florence, Eloïse Devereux, était tout aussi noble ; mais il s’était révélé trop encombrant pour cette jeune poétesse hippie qui, à peine sa fille née, préféra voler vers la liberté offerte par une communauté spirituelle en Inde plutôt que de rester enfermée dans la domesticité luxueuse de Falmouth Manor.
Florence, petite dernière d’une grande lignée, dotée dès la naissance d’un nom célèbre, d’un père attentionné et d’une revanche à prendre sur un abandon maladroitement expliqué, voulait à tout prix se faire un prénom. Mais malgré un doctorat d’archéologie de l’Université d’Oxford et quelques mentions au générique de programmes mineurs de la BBC, à vingt-huit ans, elle était encore loin de ses ambitions. Elle avait pensé percer grâce au documentaire sur Néfertiti, dont elle avait eu le scoop de la découverte lors d’une nuit particulièrement étrange dans un musée vide de Berlin[1]. Mais c’était compter sans le lèche-bottes incomparable qui réalisait avec elle ce documentaire, Andrew Sheets.
C’est Andrew qui filmerait avec la première équipe la conférence de presse sur Néfertiti, interviewerait el-Shamy et récupérerait les meilleures infos. Florence se coltinait, elle, la seconde équipe et les plans de la pyramide. Utiliser des images d’archives aurait été moins coûteux. Ce n’était pas comme si la pyramide de Khéops avait changé des masses depuis la dernière fois qu’on l’avait filmée. En plus, elle était claustrophobe.
Elle regarda sa montre. Dix-huit heures vingt. Le site de Gizeh était pratiquement vide. Ces temps-ci, avec la révolution, il y avait si peu de touristes que le nombre de guides semblait dépasser celui des visiteurs. Obtenir une autorisation de tournage avait été compliqué, car le Conseil Suprême des Antiquités était totalement désorganisé, les remplacements de personnel ayant lieu tous les quatre matins. Parmi les postes de la direction, seul el-Shamy, le secrétaire général, avait réussi jusqu’à présent à garder sa place. Mais, alors qu’elle ne l’espérait plus, Florence avait reçu une autorisation quelques jours auparavant. Manque de chance, c’était tombé pile au moment de la conférence de presse, et elle avait tiré la paille la plus courte.
Le preneur de son commença à vociférer. Le guide qui devait les accompagner dans la pyramide était à quelques dizaines de mètres d’eux et parlait depuis un quart d’heure avec un jeune touriste équipé comme un des types de Ghostbusters.
Sûrement un archéologue amateur, égyptologue du dimanche. Le Caire en avait toujours été plein, pensa Florence.
Ils gesticulaient tous les deux et le visiteur avait l’air énervé. Le guide essayait de passer des appels depuis son téléphone portable, sans succès. Enfin, le jeune sembla se résigner, s’assit sur une pierre et sortit une cigarette. L’autre fit signe à Florence et à son équipe de le suivre.
Ils entrèrent dans Khéops, la plus grande des trois pyramides du site de Gizeh. Florence respira profondément ; à peine franchies les premières marches, elle sentait déjà monter la panique. Des milliers de tonnes de pierre au-dessus d’elle. Une seule sortie. Elle pénétrait dans ce qui était véritablement la plus grande tombe du monde. Et l’odeur piquante qui se dégageait des couloirs n’arrangeait rien. Lors de sa dernière visite, elle ne se souvenait pas d’avoir été incommodée par ces effluves. Pourtant aujourd’hui, ils étaient si forts que Florence en avait par moments des haut-le-cœur.
— C’est toujours comme ça, l’odeur ? demanda-t-elle au guide.
— C’est le soufre, dans la chambre de la Reine, répondit-il dans un anglais approximatif. Mais depuis quelques jours, c’est très fort.
Malheureusement, c’est dans cet endroit malodorant qu’ils devaient tourner en premier. La chambre de la Reine, ainsi appelée par les archéologues pour la différencier de la chambre du Roi située plus haut dans le monument, était à la croisée des axes de la pyramide. Excepté son dallage inégal et la niche à encorbellement fermée d’une grille sur sa paroi est, la pièce d’environ cinq mètres sur cinq n’était que murs. Difficile à rendre photogénique. Florence demanda au cameraman de filmer depuis le couloir horizontal, caméra à l’épaule, pour obtenir un plan subjectif, comme si l’on pénétrait dans cette pièce. Mais pour cela, il fallait revenir dans le couloir, un boyau oppressant d’un mètre de large sur un mètre vingt de haut.
Florence s’assit contre l’une des parois du couloir, en amont de la caméra, son porte-document en guise de coussin. Elle tourna vers elle le moniteur posé sur le sol et relié à la caméra. Elle donna les instructions de tournage comme elle put, même si l’odeur lui montait à la tête.
— Silence ! Caméra, action.
Sur le moniteur, on pénétrait dans la chambre de la Reine. John, le cameraman la filmait sous tous les angles, mais finalement, il n’y avait rien d’autre à voir que de la pierre.
— Coupez, c’est bon, dit Florence, qui essayait de se relever.
— C’est pas bon pour moi, interrompit le preneur de son grincheux, en enlevant son casque. Il y a quelqu’un qui parle dans le couloir. Vous pouvez leur dire de la fermer ?
Florence regarda derrière elle : le couloir faisait presque quarante mètres de long et était tout à fait rectiligne. À part le guide et eux, il n’y avait personne. Le preneur de son, Robin, l’avait vu aussi ; il remit son casque et écouta, bougeant sa perche de part et d’autre.
— Ouais, OK, c’est bon, admit-il presque à contrecœur. On la refait ?
— D’accord, mais rapidement, dit Florence.
Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas dégluti. Le couloir lui paraissait de plus en plus étroit. Elle sentait arriver la crise de claustrophobie.
John répéta sa prise, mais, avant que Florence ne puisse prononcer « Coupez », Robin intervint :
— Je jure qu’il y a un écho. Il y a quelqu’un qui parle. S’ils la ferment pas, on est là pour la nuit, putain.
Le guide prit son talkie-walkie et parla en arabe. Après avoir entendu une réponse, il dit :
— Nous sommes les seuls dans le bâtiment. Personne d’autre.
Robin toucha à quelques boutons et bougea son micro.
— Y a une voix, je rêve pas. On dirait quelqu’un qui… quelqu’un qui gémit.
Un frisson passa dans le dos de Florence. Le cameraman ricana :
— Arrête tes conneries, Robin, je suis pas d’humeur pour les histoires à dormir debout. Je suis claqué, j’aimerais qu’on en finisse. Est-ce qu’on a vraiment besoin de son, Florence, pour ce plan ?
Mais, en guise de réponse, Robin le regarda droit dans les yeux, arracha son casque et le lui pressa sur la poitrine. John le plaça sur ses oreilles en soupirant. Tous les regards étaient braqués sur lui. Après quelques secondes, il enleva les écouteurs et dit d’un ton jovial :
— J’entends rien du tout. Robin, tu as trop fumé la chicha…
Soudain, l’écho d’un grognement aigu résonna dans le couloir. Ils l’avaient tous entendu.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? dit Florence, qui avait sursauté.
— On dirait que ça vient d’en bas, dit Robin.
— Il n’y a pas d’en bas, dit le guide, les yeux fixes et une trace de panique dans la voix. Ce couloir, la grande galerie, c’est tout.
Robin cherchait l’origine du son avec sa perche comme s’il activait un détecteur de métaux. Florence serrait les dents sans s’en rendre compte, tout son corps se concentrait sur le bruit : oui, c’étaient des gémissements. On aurait dit ceux d’un enfant, peut-être d’un animal ? Il devait y avoir une explication rationnelle à ce qu’elle entendait, mais elle n’arrivait pas à en trouver. Ou était-ce une hallucination collective ? Elle vit le guide qui se tordait les mains, les yeux braqués sur Robin. Elle croisa alors le regard de John. Elle se surprit à lui faire un signe du doigt, dont il comprit immédiatement la signification. Il poussa quelques boutons sur la caméra. Le bouton lumineux rouge était éteint. Mais Florence savait qu’il filmait.
Robin était à présent à genoux dans le couloir et dit soudain :
— Merde !
— Vous devez tous partir maintenant, s’affola le guide.
Mais Robin n’écoutait pas, il bouchait son nez avec sa main et semblait parler au bas du mur.
— Il y a quelqu’un ? Vous m’entendez ?
Florence vit avec horreur que Robin regardait par un petit trou dans la paroi. Le cameraman bouscula le guide pour pouvoir mettre l’objectif équipé d’un petit projecteur contre l’ouverture. Sur le moniteur, Florence put voir un tunnel qui faisait le même diamètre qu’une orange, et qui devait être long d’au moins un mètre. Mais la lumière ne parvenait pas jusqu’au bout ; le tunnel se terminait sur un trou noir.
— Ne filmez pas, ne filmez pas ! cria le guide au cameraman.
— Non, non, je filme pas, mentit John, c’est pour mettre de la lumière !
Le guide se mordait les joues en essayant de faire marcher son talkie-walkie.
Florence fixait le moniteur. Son cœur manqua alors un battement : au moment où un râle plus grave encore que les autres atteignait leurs oreilles, elle avait vu un imperceptible changement de lumière au bout du conduit.
Elle en était sûre : il y avait quelque chose de l’autre côté.
[1] Lire « La Belle Est Arrivée ».