Chapitre 5

Le Ventre De La Pyramide (II)

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Le Caire, plateau de Gizeh, 18 juin


— Oui, Maman, ne t’inquiète pas, je suis parfaitement en sécurité ici, soupira Max en jetant son mégot qui vint rejoindre tout un tas d’autres à côté de son barda.

Il se laissa tomber sur l’un des blocs de la pyramide de Khéops, son téléphone portable à l’oreille. On aurait pu croire que ses cheveux mi-longs châtains, ses pectoraux sous son tee-shirt branché, ses chaussures de l’armée vintage, ses lunettes de geek et, surtout, ses vingt-six ans et son mètre quatre-vingt-cinq lui auraient valu le droit de ne pas avoir à entendre les recommandations impossibles de sa mère. Mais la vérité était qu’il adorait ses parents et que pas une semaine ne passait sans qu’il parle à sa mère. Et aujourd’hui, elle avait trop regardé les infos.

— Oui, d’accord… Oui… Non, mais là où je suis, c’est pas dangereux. Mais si, mais si… Il n’y a pas des émeutes partout. Où veux-tu qu’ils se cachent, les terroristes, dans les pyramides ? Il n’y a pas plus pacifiques que les Égyptiens, tu le sais bien. Oui, je ferai attention… Maman, je te promets, il ne m’arrivera rien. Il faut que j’y aille, je t’embrasse… et embrasse Papa pour moi. Au revoir, Maman.

Max raccrocha, appuya sur la touche « rappel » et guetta la sonnerie. Il remarqua à l’horizon les nuées de poussière orange qui naissaient soudain au ras de la terre, se tortillaient et disparaissaient. C’était le khamsin, le vent du Sahara, avec ses airs de mauvais présage et son souffle chaud et sec qui rendait les hommes muets. Mais, comme il l’avait dit à sa mère, rien ne lui arriverait, à lui. Enfin, une femme décrocha.

— CSA, j’écoute.

— Bonjour madame, dit Max dans un arabe impeccable, d’une voix lasse et mécanique. Je m’appelle Max Hausmann, je suis étudiant en doctorat d’architecture de conservation à l’Architectural Association, à Londres. L’un de vos collègues m’a donné l’autorisation, suite à ma demande écrite, de venir faire une lecture RPS à Khéops aujourd’hui à dix-huit heures, je me suis pointé avec tout mon équipement, mais personne ici n’est au courant et on ne m’a pas laissé entrer. Je n’ai pas pris le nom de l’employé qui m’a appelé ce matin, ça fait trois fois que je raconte mon histoire à vos collègues, à chaque fois ils me passent un nouveau service et, lors de mon dernier appel, nous avons été coupés. Auriez-vous, s’il vous plaît, madame, l’amabilité de vérifier dans vos dossiers ? H-A-U-S-M-A-N-N.

— Je vous passe le responsable des archives, ne quittez pas.

Max soupira. Le responsable. C’était peine perdue. Depuis la révolution, plus personne n’était responsable, ni des antiquités, ni du pays, ni de quoi que ce soit. Ce qui le chagrinait par-dessus tout, c’était que, tout à son excitation de recevoir la permission tant convoitée du CSA, il n’avait pas demandé le nom de la personne qui l’avait donnée, oralement, par téléphone. Et bien sûr, il n’avait pas d’attestation écrite. Erreur de débutant.

Pourtant, Max n’en était pas à sa première visite du Caire. Cela faisait treize ans qu’il étudiait l’architecture interne de la grande pyramide. Il avait découvert, à peine sorti de l’enfance, les mystères égyptiens dans la BD Blake et Mortimer, puis avait étudié les dessins scotchés sur les murs de sa chambre d’adolescent, puis les piles de livres dans tous les coins, puis les photos prises sur le site avec ses parents, jusqu’aux innombrables pages de recherches pour son sujet de maîtrise dans son studio londonien. Il aurait dû demander le nom de l’homme qui l’avait appelé. Il avait foiré.

— CSA, j’écoute.

Cette fois, la voix — celle de son cinquième interlocuteur — était masculine. Max soupira et dit :

— Max Hausmann. Le nom vous dit quelque chose ?

Mais, au même moment, Max tourna la tête. Un dromadaire galopait droit vers l’entrée de la pyramide, et le policier armé qui le montait en descendit à la hâte avant de s’engouffrer dans l’édifice. Deux autres policiers se pressaient dans sa direction.

— Non, il n’y a personne de ce nom-là dans notre service, dit la voix au téléphone.

— Laissez tomber, dit Max en raccrochant, tout en scrutant les policiers qui couraient vers lui.

Avant qu’il puisse se demander s’il devait fuir, l’un des hommes l’empoigna et l’autre gesticulait en criant et en montrant les sacs autour de lui. Mais plutôt que de l’expulser du site, au grand étonnement de Max qui tentait de comprendre leur charabia excité, les policiers lui faisaient signe de les suivre… à l’intérieur de la pyramide.

Max attrapa tant bien que mal son équipement, qu’il avait des difficultés à porter malgré ses bras musclés, et pénétra dans le couloir menant à la chambre de la Reine. Il nota immédiatement que l’odeur n’était pas comme d’habitude. Et les policiers semblaient avoir peur. Il leur demanda en arabe ce qui se passait, mais tout ce qu’ils pouvaient dire était :

— Go, go !

Au bout du couloir étroit, il vit enfin le guide avec qui il s’était disputé plus tôt. Quelque chose n’allait pas.

— C’est des instruments d’archéologie ? demanda le guide, nerveux.

— Euh… oui, répondit Max.

— On pense qu’il y a quelqu’un ici, interrompit un homme debout dans la chambre de la Reine.

Max le reconnut comme le preneur de son qui attendait dehors tout à l’heure. Il remarqua aussi la fille aux cheveux roses. Elle était très pâle.

— Mais où, ici ? dit Max.

Du bout de son pied, le guide montra un trou, presque au ras du sol. Max s’agenouilla et soudain son cœur sembla exploser dans sa poitrine. Il fit un geste brusque pour signaler aux autres de s’écarter. Une seule chose importait, à présent. Ce qui comptait, c’était le bout du tunnel. C’était l’autre côté.

Il regarda l’agencement des blocs, tout en dépliant la perche reliée à son RPS. Il brancha un moniteur à une grosse batterie, il sortit un minuscule ordinateur portable. Il fit des calculs mentaux, et ce fut comme si son esprit se transformait en logiciel 3D. Il voyait toute la pyramide. En même temps qu’il démêlait des fils et réglait des niveaux, il pensait au vide, au plein, à la densité des pierres, à la pression des linteaux, aux mécaniques de construction, aux techniques de maçonnerie, aux motifs des dalles. Treize ans qu’il étudiait cette pyramide ; il la connaissait jusque dans ses fissures les plus secrètes.

Aujourd’hui, contre toute attente, on lui offrait l’opportunité de regarder dans les entrailles du bâtiment. Mieux, il était à quelques minutes seulement de prouver ce qu’il soupçonnait depuis quatre ans et trois cent dix pages de mémoire : il y avait des chambres inconnues derrière les parois du couloir horizontal.

L’écran du RPS faisait apparaître les premiers résultats. Des lignes fantomatiques que personne à part Max ne pouvait déchiffrer révélèrent ce qu’il savait déjà : il y avait une différence de densité au-delà de la pierre. Un vide. Sans dire un mot, Max avait déjà pris le moniteur du cameraman et y reliait un petit appareil aussi grand qu’une carte de crédit, serti d’une minuscule lampe LED. Il le présenta devant le trou. Les autres virent que c’était une caméra, mais l’image utilisait des couleurs différentes.

— Thermographie infrarouge ? demanda John, la bouche sèche.

— Oui. Je peux ? dit Max au preneur de son, montrant sa perche.

Robin, comme les autres, était hypnotisé par l’incroyable maîtrise de ce jeune homme, qui, alors que la situation était sordide, dégageait un calme étrange. Il hocha la tête. Immédiatement, Max saisit la perche et attacha l’appareil à son bout grâce à du gros scotch qu’il arracha avec ses dents. En un mouvement, il présenta la petite caméra devant l’ouverture.

Puis, pour la première fois depuis qu’il était arrivé, il hésita. L’angoisse sourde qui s’était emparée des autres le gagnait. Car au-delà de ces murs, il n’était plus dans le monde simple de Blake et Mortimer. N’avaient-ils pas dit qu’il y avait quelqu’un ici ? Il sentait sans le formuler qu’au-delà des pierres il y avait une réalité que sa vie heureuse ne l’avait pas préparé à affronter. Pour quelle raison, il n’aurait pas su le dire, mais il croisa à ce moment le regard de la journaliste aux cheveux roses. Enfin, Max poussa ses lunettes sur son nez et se pencha doucement. La perche pénétra dans le trou.

Tous les yeux étaient rivés sur le moniteur. D’abord, on ne vit rien d’autre qu’un conduit. Le bloc de calcaire qui constituait la paroi semblait interminable. Max dut rallonger la perche au fur et à mesure. Les images reflétaient un vortex infini. Puis enfin, le vide. Le jeune homme ne respirait plus. Il ouvrit la bouche. Sur le moniteur apparut un objet. L’un des policiers poussa Max pour regarder plus près et fut pris d’un petit rire fou. La fièvre se répandit parmi les autres et chacun se pressa vers le trou. Dans cette pièce dont les experts avaient nié l’existence se trouvait un trésor.

Oui, un trésor, comme un masque, avec les traits familiers d’un pharaon mythique. Les couleurs du moniteur n’étaient pas fidèles, mais chacun pensait à de l’or. John répétait « Oh, mon Dieu » et ses yeux brillaient, Robin avait la bouche ouverte. Mais Florence regardait le moniteur, les yeux froncés, et elle commença :

— On dirait…

Max regardait de plus près, l’objet était en effet familier, trop familier même, on aurait dit… Toutankhamon ? Mais il n’eut pas le loisir de continuer à l’étudier, car le guide, comme pris de folie, se mit à crier quelque chose aux policiers, qui s’emparèrent alors de Max. L’un d’eux dégaina son fusil d’assaut et le pointa vers l’équipe de la BBC.

— Vous sortez tous ! hurla le guide.

Max essaya de se débattre, mais le boyau était trop étroit. Une onde de violence passa dans la pyramide alors que les cris des policiers se faisaient plus féroces. Dans la panique, le pied du guide heurta la perche et Florence poussa un cri. Tous se tournèrent vers la jeune femme. Elle avait la main sur sa bouche et ses yeux, exorbités, fixaient le moniteur, qui devint à nouveau le centre de l’attention.

Un corps humain. Qui bougeait lentement.

Ils se figèrent. Max se dégagea et reprit le contrôle de la perche et du moniteur.

De longs cheveux, un cou délicat. C’était une femme.

Max régla les couleurs du moniteur. La caméra thermique ne mentait pas. Elle enregistrait les niveaux de chaleur. Ce corps était orangé, rouge et jaune. Les nuances étaient pâles.

— Elle est vivante, lâcha-t-il. Il faut la sortir de…

Mais il avait vu autre chose. Un autre corps. D’autres formes. D’autres couleurs.

Ici gisait un homme mort.

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