Chapitre 6
Retour Des Cendres (I)

Le Caire, hôtel Four Seasons, le 18 juin
Dans la salle de conférences, lorsque el-Shamy avait annoncé que la reine Néfertiti ne viendrait jamais en Égypte, quelques rares éclats de voix avaient jailli, mais s’étaient éteints aussitôt.
Le silence était pesant, les journalistes se tortillaient sur leur siège et les Égyptiens baissaient les yeux. Nasser était arrivé près de l’estrade et avait sorti un stylo de sa poche de chemise. D’une main tremblante, il griffonna un mot sur un communiqué de presse qu’il avait déchiré. Maintenant, que faire ? Ses mains froides et humides se refermèrent sur le message. Un grand maigre roux qui portait un badge BBC TV fit la grimace lorsque Nasser le bouscula légèrement pour se rapprocher de l’estrade.
— Selon nos recherches, continua el-Shamy sur un ton sentencieux, Néfertiti a probablement été découverte en 1931 sur le site d’Amarna dans une fouille dirigée par un archéologue allemand, Friedrich Dortius, et financée par un riche marchand de Berlin, Adi Goldman. Même à cette époque, les règles concernant les travaux archéologiques étaient claires : tout devait être déclaré aux autorités et l’Égypte pouvait se réserver la moitié des artefacts. Seulement, il semblerait que la grande majorité des découvertes de Dortius, dont la momie de Néfertiti, soient arrivées dans la résidence berlinoise de Goldman sans passer par le Bureau des Antiquités du Caire. Elles y étaient toujours en 1937, mais à la fin de la guerre, Goldman était mort et Néfertiti avait disparu.
» Soixante-dix ans plus tard, Sophia Neumann, l’arrière-petite-fille d’Adi Goldman, a retrouvé la correspondance de Dortius et s’est mise à la recherche de Néfertiti. Cette investigation de plusieurs années l’a menée dans un hangar abandonné de la banlieue de Berlin. Ce qu’elle y a trouvé dépassait largement ses rêves les plus fous : elle est entrée dans un véritable musée d’antiquités égyptiennes contenant deux cent trois pièces, toutes d’une grande beauté. Parmi elles, le sarcophage de Néfertiti, avec sa momie. Pour Sophia Neumann, une découverte sensationnelle et la fortune assurée, jusqu’à ce qu’elle appelle les experts.
» Un par un, trois égyptologues de réputation internationale sont venus étudier les pièces de Goldman. Leur verdict fut unanime : tout était faux. Et le faussaire n’était même pas compétent — n’importe quel amateur aurait pu deviner la supercherie. La vente de tels objets étant illégale, ils conseillèrent à Sophia Neumann de tout détruire. Le propriétaire du hangar, lui, en profita pour lui réclamer plusieurs milliers d’euros en compensation des loyers impayés depuis la guerre.
» La déception de Sophia Neumann était d’autant plus grande que le verdict des experts mettait en doute la réputation de son ancêtre, qu’on disait pourtant d’une grande érudition. Elle n’arrivait pas à se résigner à détruire les objets et, quelques jours plus tard, elle rencontra Yohannes De Bok, aujourd’hui antiquaire prospère, mais fake-buster de formation, soit expert en faux. Il fut intrigué par les trésors de pacotille dans le hangar : autant de copies trouvées ensemble sont une précieuse mine d’informations pour quiconque s’intéresse à l’art du faux, permettant parfois d’identifier la « signature » d’un faussaire connu. De Bok passa trois nuits dans le hangar. Quand il en sortit, il annonça à Sophia Neumann qu’elle pouvait payer les cinq mille euros au propriétaire du hangar, et quelques loyers d’avance. Il estimait que sa pacotille valait entre trente et cinquante millions de dollars.
Un électrochoc sembla passer dans la salle.
— Pour protéger ses soixante-treize vraies antiquités égyptiennes, continua el-Shamy, Goldman les avait maquillées pour qu’elles aient l’air de copies, et placées parmi plus de cent trente véritables faux de qualité médiocre. Est-ce que les nazis ont trouvé le hangar et tourné les talons quand ils se sont aperçus que les pièces n’étaient pas authentiques ? Ou la cachette n’a-t-elle pas été découverte ? Nous ne le saurons sûrement jamais. Ce que nous savons en revanche, c’est que, sans l’intervention de Yohannes De Bok, Néfertiti et ses trésors seraient aujourd’hui réduits en cendres.
L’audience profita qu’el-Shamy boive un verre d’eau pour se répandre en un brouhaha exalté. N’était-ce pas le fantasme de tous, de trouver un trésor sans prix dans le grenier de sa grand-mère ? L’ambiance dans la salle était joviale à nouveau et personne ne sembla voir d’un mauvais œil qu’un homme à moustaches, dont le visage brillait de sueur, s’approche de Dr. el-Shamy pour lui glisser dans la main un morceau de papier — excepté el-Shamy lui-même.
— Un message très urgent, monsieur, murmura Nasser dans son oreille.
En quelques pas, Nasser s’était éloigné de l’estrade, sentant toujours dans son dos le regard courroucé d’el-Shamy. Quand enfin il se retourna, l’archéologue reprenait déjà la parole. Avait-il lu le papier ? Nasser en doutait. Le corps éreinté de l’assistant conservateur se décontracta si subitement qu’il crut s’écrouler. Il avait donné le message. Il ne pouvait plus rien faire à présent, à part attendre l’inévitable. Et écouter son supérieur révéler enfin la vraie raison de cette conférence de presse.
— Aujourd’hui, il serait impensable que Dortius rapporte chez lui, en toute impunité, des artefacts arrachés au sol égyptien. La loi UNESCO a reconnu il y a quarante ans la souveraineté des pays riches en patrimoine et affirme que les antiquités appartiennent de droit au pays dans lequel elles ont été trouvées, que ce soit lors d’un pillage ou d’une fouille archéologique. Cette loi a facilité le rapatriement de trésors acquis illégalement. Nous avons donc pu créer les musées qui contribuent à développer notre tourisme, mais, surtout, qui permettent aux Égyptiens de s’approprier leur histoire. Pourtant, le lobby des collectionneurs d’antiquités a fait pression pour que cette loi, d’entrée de jeu, soit tronquée, car elle ne s’applique qu’aux antiquités qui sont sorties du pays d’origine après 1970. Sophia Neumann détient des documents qui retracent la provenance de Néfertiti, prouvant sa présence en Europe depuis 1937. Cette demoiselle, qui n’a jamais visité notre pays, peut donc disposer de la momie de l’une des plus grandes reines d’Égypte comme elle le souhaite, c’est-à-dire la céder au meilleur acheteur. Cet acheteur peut être un des grands musées du monde. Mais il peut tout aussi bien être un collectionneur anonyme que la loi autorise à faire ce qu’il veut de Néfertiti ; s’il s’est inspiré des apothicaires d’autrefois, il peut même la réduire en poudre et l’assaisonner de graines de concombre pour la manger.
La salle frémit de murmures choqués. Nasser entendit le rouquin de la BBC murmurer à son cameraman, goguenard :
— Il paraît que c’est mieux que le Viagra. Mais plus dur à trouver, les pharmaciens ne font plus de poudre de momie depuis cent cinquante ans, dommage…
Le cameraman sourit poliment.
— L’Égypte n’a pas les moyens de participer à ces enchères, reprit el-Shamy, solennel. Comment expliquer à l’homme de la rue, qui a du mal à nourrir sa famille, que son pays doit payer aux riches étrangers des millions pour acheter des antiquités qui lui appartiennent de droit ? Mesdames et messieurs, en tant que secrétaire général du Conseil suprême des Antiquités et ministre du gouvernement égyptien, je demande ici officiellement le rapatriement de la dépouille de la reine Néfertiti, non pas en sa qualité de trésor archéologique, mais au nom du retour des cendres d’un des plus grands chefs d’État d’Égypte.
Les applaudissements fusèrent d’un coup et les flashes se mirent à grésiller. El-Shamy gardait l’expression intransigeante d’un maître d’école, les yeux baissés sur la télécommande du vidéoprojecteur. L’instant d’après, tous les journalistes avaient le regard rivé sur l’écran et découvraient les fabuleux trésors contenus dans la parure mortuaire de Néfertiti, cercueils, vases canopes, amulettes, mobilier, bijoux, objets divers, tous d’un grand raffinement. Oui, tous en convenaient, ils rivalisaient avec ceux de Toutankhamon ― Toutankhamon, dont certains disaient qu’il était le fils de Néfertiti.
Personne ne vit el-Shamy déplier le message, le lire sans ciller et le fourrer dans la poche de son blazer beige. Personne sauf Nasser qui se dirigeait déjà vers la sortie. Et sauf un homme noir, avec une courte barbe blanche et une boucle d’oreille en or.
Moins d’une minute plus tard, on avait laissé à un membre du Conseil le soin de répondre aux questions des journalistes, et el-Shamy et Nasser se pressaient ensemble vers le 4x4 garé devant le hall de l’hôtel. El-Shamy marchait plus vite que son adjoint, d’un pas qui ne souffrait aucun obstacle. Si bien que, quand il bouscula un homme dans le lobby, l’archéologue ne lui adressa même pas un regard et se contenta de grogner.
L’autre en revanche suivit avec intérêt la course d’el-Shamy. Il attendit de voir la voiture démarrer en trombe pour ouvrir sa grande main noire. C’était le message rédigé par Nasser, ramolli par la sueur. L’encre avait un peu coulé, mais on pouvait toujours y lire :
BBC TV a trouvé 2 corps ds chambre A55/femme vivante/police re. permission de percer URGENT.
L’homme sourit et sa boucle d’oreille en or scintilla de la lumière d’un chandelier de cristal noir.