Chapitre 10
Des Dieux Et Des Hommes

Le Caire, commissariat de police d’al-M., le 18 juin
— Montrez-moi cette c-c-carte, dit Aqmool en anglais, droit dans son uniforme blanc de commandant de police, son béret posé sur le bureau devant lui, entre les dossiers mous et les tasses à café sales.
— Ce n’est pas une carte, c’est un plan, et il est dans l’ordinateur que vous avez confisqué, dit Max, sur la défensive.
Il avait répondu en arabe. Max parlait l’allemand, l’anglais, le français et l’arabe couramment et, en dialoguant comme un natif, il espérait que le flic le prendrait au sérieux.
Aqmool ordonna à l’un de ses collègues d’aller chercher l’équipement de Max, qui se trouvait au bout du couloir, dans la pièce où étaient entreposées les pièces à conviction.
Max soupira. Il était onze heures du matin. Il n’avait pas dormi depuis vingt-huit heures et même s’il était clair que le policier en face de lui n’était pas plus frais, ce n’était pas une consolation. Max Hausmann avait beau ressembler à un rebelle altermondialiste, en vérité, tout au long de sa jeune vie, il avait marché dans les clous. Il ne s’était jamais battu, jamais drogué, à peine avait-il pris quelques cuites, et ses copains le charriaient, car les filles ne semblaient lui faire ni chaud ni froid. Ce qui était faux, mais Max ne ressentait pas le besoin d’en parler. Tout ce qui comptait, c’était sa pyramide, et les seules fois où on pouvait deviner chez lui une détermination insoupçonnée, c’était lorsqu’il tenait tête à ses professeurs concernant telle ou telle théorie architecturale. Devant ce représentant des forces de l’ordre, Max était en terre inconnue. Ici, dans ce commissariat de police du Caire, avec ses murs dont la peinture couleur vert d’eau pelait dans les coins, qui sentait le renfermé malgré l’air chaud coulant entre les barreaux de fer, avec ses cadres dorés rutilants contenant les sourires des nouveaux hommes au pouvoir, avec ses ordinateurs lents et son personnel fiévreux, ici, son sentiment de vulnérabilité le paralysait. Il essayait de chasser les images de violence qu’il avait vues dans les journaux ou à la télévision, et de les remplacer par son expérience répétée au fil des années : les Égyptiens étaient le peuple le plus accueillant de la planète. Pourtant, ce matin, il avait peur.
L’un des subalternes arriva avec le matériel de Max. Il avait été confisqué lorsque la police était arrivée à Gizeh, quelques minutes après que le guide les eut tous expulsés. Florence, l’équipe de tournage et lui avaient passé une partie de la nuit dans la baraque des policiers de Gizeh et une autre sur les bancs du commissariat. Tous leurs appareils avaient été confisqués, mais Max savait que Florence avait eu le temps de prévenir son supérieur à la BBC et que le cameraman avait réussi à garder la clef USB avec toutes les images du couloir, dont celles prises par la caméra thermique. L’étudiant espérait que personne ne l’interrogerait. Le policier en face de lui n’avait pas l’air d’un tortionnaire. Qui avait déjà entendu parler d’un bourreau bégayant au physique de star de soap-opéra ?
Aqmool regarda Max et fit glisser l’ordinateur portable vers lui. Quelques clics plus tard, Max faisait apparaître sur l’écran deux plans en coupe du couloir horizontal menant à la chambre de la Reine. Dans la moitié haute de la page se trouvait la construction existante, c’est-à-dire le couloir. Dans la moitié basse se dessinait l’hypothèse, un tout autre couloir, beaucoup plus large, qui desservait douze magasins de chaque côté. Chaque magasin faisait, au centimètre près, la taille de la chambre découverte, qu’on appelait à présent la chambre X. Le dessin suggérait que l’étroitesse du couloir, avec cette répartition des dalles qui avait toujours intrigué les égyptologues, était due à la présence de blocs qui bouchaient les ouvertures. Aqmool regarda longtemps l’écran. Max se tortillait sur sa chaise. Avant que le policier ne puisse parler, Max dit :
— C’est le résultat de quatre ans de boulot. Si vous voulez savoir comment j’en suis arrivé là, vous cliquez là-dessus, y a plus de trois cents pages…
Aqmool l’interrompit :
— Qui a vu v-v-votre dessin ?
Max ébouriffa ses cheveux couverts de poussière.
— Mes profs à la fac, mes amis… le CSA bien sûr, je leur ai envoyé les documents avec ma demande d’autorisation…
— Quand ?
— Il y a six ou sept mois. Ça doit être marqué quelque part, j’ai gardé toute la correspondance.
Max voulut récupérer son ordinateur portable, mais Aqmool le retint près de lui.
— Monsieur Hausmann, pourquoi étiez-vous à Gizeh aujourd’hui ?
— C’est ce que je répète à vos collègues. Quelqu’un du CSA, dont je n’ai pas pris le nom, m’a appelé sur mon portable pour m’autoriser à venir faire une lecture RPS… Écoutez, vous avez mon téléphone portable, vous pouvez vérifier les appels, ce matin, il était à peu près dix heures.
— On a vérifié. L’appel ne vient pas d-d-du CSA.
— De qui alors ? dit Max instinctivement.
— C’est vous qui pouvez me le dire.
— Non, c’est pas moi qui peux vous le dire, c’est vous les mecs avec les services qui tracent les appels, moi je suis le dindon de la farce dans cette histoire, dit Max dont la voix commençait à chavirer.
— Pas besoin de s’énerver. En fait, si je vous ai gardé i-i-i-ici, c’est que j’ai besoin de votre aide.
Aqmool soupira et regarda Max droit dans les yeux.
— J’ai deux victimes sur les bras. Je ne sais pas qui elles sont ou ce qu’on leur a fait ou qui les a amenées dans la pyramide. Ça, c’est pour plus tard. D’abord ce que j’aimerais savoir, c’est comment c’est possible. Il a fallu toute une nuit, de l’équipement de pointe et six hommes pour percer la paroi, qui est en miettes maintenant. Mes hommes viennent de m’appeler, ils ont testé les autres parois, elles sont toutes en calcaire et a priori toutes aussi épaisses que celle qui donne sur le couloir. Idem pour le sol et le plafond. Au premier coup d’œil, la dernière fois que ces blocs ont été bougés, c’est il y a trois mille ans.
Il fit une pause pour scruter le visage de Max.
— Deux victimes sont retrouvées dans une pièce entièrement close, sans issue à part un trou de souris. Comment est-ce possible, monsieur Hausmann ? Dans vos travaux, là, y a-t-il la solution ?
— Pas dans ce document, non, hésita Max.
Sa phrase était restée en suspens et Aqmool l’avait senti.
— Dans d’autres ?
Max sentit qu’il ne gagnerait rien à faire des cachotteries. À ce moment-là, tout ce qu’il souhaitait, c’était retourner chez lui, à Londres.
— Les anciens Égyptiens avaient mis en place des mécanismes avec blocs-bouchons, justement pour sceller les passages aux pilleurs. Imaginez un bloc énorme placé sur une glissière en pente, et retenu par des poutres maintenues par des cales fichées dans les mortaises ; c’est ce qu’on a trouvé dans la grande galerie. Vous enlevez la poutre, ce qui peut être fait assez facilement par plusieurs hommes sans équipement, le bloc glisse et scelle le passage. En revanche, il est pratiquement impossible de le retirer. Mais le problème avec cette idée…
Max s’arrêta, comme s’il était perdu dans ses pensées.
— Oui ? dit le policier avec impatience.
— Eh bien, le problème, c’est que ce bloc de calcaire ne tient tout simplement pas dans le couloir. C’est impossible.
— Donc il y a un passage ailleurs.
— Ou alors c’est le travail d’Houdini, plaisanta Max.
Aqmool ne rit pas.
— J’ai fait des travaux récents, concéda Max, redevenu sérieux. Ceux-là, je ne les ai pas communiqués au CSA. C’était pour ça que j’étais là aujourd’hui. Pas pour prouver la présence du vide derrière la paroi que vous avez détruite… mais pour prouver un autre vide. En dessous de la chambre de la Reine. La disposition du dallage est incohérente, certaines mordent sur les autres, il y a eu une retaille que seuls les constructeurs de la pyramide auraient pu faire. En 1986, EDF a fait une analyse de microgravimétrie…
Aqmool fit un mouvement de la main qui signifiait à Max de lui épargner la dissertation.
— Bref, continua Max, j’ai assez d’éléments pour penser que les dalles cachent une descente vers un passage sous la chambre de la Reine.
— Ces dalles au sol, dans la chambre de la Reine, c’est facile de les bouger ?
— Non. Elles doivent faire plusieurs centaines de kilos.
— Donc, mettons que les victimes aient emprunté le passage souterrain et qu’on les ait emmurées de la façon que vous décrivez. Il nous faudrait quand même, pour soulever les dalles du sol de la chambre de la Reine tout autant d’hommes et d’équipement que pour la percée de la chambre X ?
— Oui, dit Max en se tordant les mains. Oui, tout à fait… et leur déplacement aurait forcément laissé des traces. Si je pouvais retourner sur place…
Le regard que lui lança le policier l’arrêta net. Max réalisa à cet instant que Aqmool n’avait pas bégayé lors de leur échange. Ou ne l’avait-il juste pas remarqué ? Sans cette anomalie qui le rendait humain, son interlocuteur devenait plus inquiétant. Max déglutit et une vague d’angoisse le traversa à nouveau.
Le policier tapotait le dossier du bout des doigts. Il en sortit le passeport de Max, qu’on avait trouvé dans ses affaires confisquées. Il le posa sur le bureau et le couvrit de sa main fine. Aqmool regarda Max droit dans les yeux.
— Dernière question : les plus grands experts se penchent sur l’hypothèse de chambres secrètes depuis au moins deux cents ans et ne trouvent rien. Et vous, un étudiant, même pas égyptologue, vous trouvez. Pourquoi ?
Dans un effort, Max soutint son regard. Il fallait être convaincant.
— Peut-être parce que, justement, je ne m’intéresse pas à l’histoire. Je ne vois pas dans la pyramide le travail de surhommes exaltés, inspirés par la vie après la mort, les dieux, l’astrologie, l’énergie tellurique ou je ne sais quoi encore. Je ne vois ni trésor, ni éternité, ni symboles cachés. Je vois juste des artisans qui essayaient de bâtir une structure ambitieuse, de telle façon qu’elle tienne debout. Je vois la compétence de maçons, de constructeurs, d’architectes. Je vois aussi leurs erreurs et leurs conséquences désastreuses, et la façon dont ils ont rectifié le tir. Je vois les hommes. C’est beaucoup plus intéressant que de voir les dieux. Et apparemment, beaucoup plus productif.
Aqmool sourit et resta silencieux pendant quelques secondes. Il semblait hésiter.
— Je vais vous de-de-de-demander de rester en Égypte encore quelque temps. Vous c-c-c-comprenez ?
— J’étais au mauvais endroit au mauvais moment, soupira Max, la gorge serrée.
— Officiellement, oui. Mais vous êtes aussi l’une des rares personnes qui puissent m-m-m-m’aider — ça, c’est entre nous. Je vais faire de mon mieux pour que votre passeport vous soit rendu le plus vite possible.
À ce moment-là, une jeune femme voilée passa la tête par l’encadrement de la porte du bureau. Elle s’excusa et, du bout des doigts, déposa sur le bureau de Aqmool une chemise en plastique opaque d’où dépassait un Post-it, avant de s’éclipser.
Le policier se levait déjà. L’entretien était fini. Max demanda comment allait la fille de la pyramide. Aqmool lui répondit que son état était stable, mais il n’en dit pas plus. Quelques minutes plus tard, Max récupérait son matériel et se dirigeait vers la sortie. Libre, mais pas tout à fait. Il fut aveuglé par la lumière du Caire. Il était sale et avait faim. Un taxi noir et blanc, d’apparence bringuebalante, se présenta devant lui. La vitre arrière fut baissée :
— Je te ramène à ton hôtel ?
C’était Florence. Max accepta et balança son barda dans le coffre défoncé. Quand il prit place à côté d’elle sur le siège en Skaï, elle le dévisagea. Ils avaient passé la nuit à parler, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Ils ne se connaissaient que de la veille et pourtant on aurait dit de vieux amis.
— Alors ? Ils t’ont rendu ton passeport ?
— Nan.
— Parfait, dit Florence en souriant.
— Parfait ? Tu rigoles ?
— Oui, j’avais peur que tu te casses et que tu me laisses ici, toute seule sans toi… dit Florence avec un clin d’œil.
— Pas drôle, dit Max sans répondre au flirt de Florence.
— Tu vas rester ici, aux frais de la princesse.
Max la dévisagea.
— La BBC, idiot, dit Florence en riant. Et toi et moi, on va faire équipe. Je viens de recevoir un tuyau, dit-elle, soudain sérieuse. Que les flics n’ont pas. Si c’est vrai, le truc est juste explosif.
— Il vient d’où, ce tuyau ?
— D’un type qu’on va aller voir maintenant tous les deux. Ça te dérange pas de faire un petit détour, hein ?
Le taxi s’enfonça dans les rues chaotiques du Caire.
* * *
Au même moment, Aqmool ouvrait le dossier que la secrétaire lui avait glissé. Le document avait l’air très officiel vu de l’extérieur, mais à l’intérieur se trouvait un numéro tout usé de l’édition américaine de People, le magazine des célébrités.
Aqmool fronça les sourcils et ouvrit la page marquée d’un Post-it. On voyait les photos d’un mariage, un cliché officiel des mariés. L’homme, de la même carrure que le mort. La femme, avec le somptueux collier d’or et de lapis-lazuli. Le mariage de l’année.
Seth et Jessica Pryce.