Chapitre 13
Là Où Coule L’Eau Rouge

Le Caire, quartier du Caire islamique — 19 juin
Florence regardait sa montre en serrant les dents. Le trafic du Caire était infernal. Ils étaient en retard au rendez-vous. Combien de temps son contact attendrait-il ? Ils roulaient dans le labyrinthe des rues encombrées, passaient devant des mosquées plusieurs fois centenaires, essayaient de contourner la foule qui se pressait vers le Khan el-Khalili, le bazar le plus vieux du monde. Pour Florence qui résidait dans un hôtel de luxe de Garden City, c’était ça le vrai Caire, avec son chaos, ses couleurs, sa vitalité si joyeuse malgré la révolution qui grondait.
Max somnolait à côté d’elle ; la chaleur, les embouteillages et la voix envoûtante d’Oum Kalsoum diffusée par l’autoradio avaient eu raison de lui. Florence le dévisagea : il était beau, Max. Elle ne l’avait pas vu immédiatement, mais après une nuit avec lui, à parler, à se connaître et à vivre ces montées d’adrénaline ensemble, quelque chose avait germé. Une curiosité d’abord, une complicité inattendue, puis à présent, perçant timidement le corps de Florence, le désir. Mais elle ne voulait pas se l’avouer encore, alors elle s’efforça de penser à autre chose parmi toutes les pensées qui bouillonnaient dans sa tête.
D’abord, la grande pyramide de Khéops contenait une chambre secrète, elle en possédait les images exclusives. Même si tout ce qu’on voyait à l’écran était un trou dans une paroi de calcaire, et malgré l’image de mauvaise qualité prise sur le moniteur branché à la caméra thermique, ses rushes avaient déjà été vendus par la BBC aux grands médias et étaient devenus viraux sur YouTube. Une heure avant, la police du Caire avait révélé à la presse la présence de deux victimes, l’une décédée et l’autre dans le coma. Elle avait aussi confirmé ce que Florence avait soupçonné à la vue du moniteur : le « trésor » de la pyramide n’était qu’une reproduction du célèbre masque qui trônait en ce moment même dans le Musée égyptien, celui de Toutankhamon. El-Shamy en personne avait publié un communiqué.
Puis il y avait eu ce message reçu dans sa boîte mail personnelle par un certain Franklin G. Hunter, un Américain habitant au Caire. Elle s’était d’abord demandé comment il avait obtenu son adresse, puis elle avait vite oublié ce détail, car il était clair qu’il possédait une connaissance particulière du dossier. Était-il égyptologue ? Il ne l’avait pas dit, mais le flair journalistique de Florence l’avait poussée à proposer qu’ils se rencontrent le plus vite possible. Le jour même. Pourvu qu’il ne soit pas déjà trop tard.
Le taxi mordit un trottoir avec violence et fit signe à la passagère qu’ils étaient arrivés, en montrant le fond sombre d’une ruelle piétonne. Déjà, les klaxons couvraient le brouhaha de la rue et les hommes attablés devant le premier café avaient interrompu leur conversation pour la dévisager. Florence secoua Max et se dit que, la prochaine fois qu’elle viendrait en Égypte, elle penserait à se teindre les cheveux en noir.
Quelques instants plus tard, Max et Florence pénétraient dans un café aux murs encombrés de cadres dorés ; un ventilateur poussiéreux et bringuebalant pendait du plafond. Florence avait scruté la rue et la terrasse et passait à présent en revue le faciès des clients à l’intérieur, qui regardaient un match de foot à la télévision ou fumaient la chicha tranquillement. Les plus vieux portaient la galabieh traditionnelle, mais beaucoup étaient habillés à l’occidentale. Une chose était certaine : aucun des clients du café ne ressemblait à l’idée que Florence se faisait de Franklin Hunter.
Florence et Max se dirigeaient vers une table libre quand ils entendirent une voix profonde qui les fit sursauter.
— Je n’imaginais pas une correspondante de la British Broadcasting Corporation avec des cheveux roses. Franklin Hunter.
L’homme avait semblé se matérialiser dans le café comme un spectre. Max tout comme Florence se sentirent pris au dépourvu. Devant eux se tenait un grand Noir américain vieillissant avec un complet sombre et une boucle d’oreille en or.
Florence prit son air le plus assuré, tendit la main et rétorqua avec un sourire en coin :
— Je pourrais dire que vous non plus, vous n’avez pas le physique de l’emploi… si je savais de quel emploi on parle.
— Ah, droit au but, sourit Franklin. Mais dites-moi, avant que les masques tombent… À qui ai-je l’honneur ? dit-il en se tournant vers Max.
Florence acheva les présentations et Franklin fit signe au patron de venir prendre la commande.
— Avez-vous déjà goûté au karkadé glacé ? Une boisson à la feuille d’hibiscus, très rafraîchissante.
— Pas pour moi, interrompit Max.
Le jeune architecte parla au patron en arabe et Florence fut reconnaissante de ce petit bras de fer que son ami venait de gagner. Franklin avait beau être un habitué, on ne la faisait pas à Max.
— Je suis détective privé, dit Franklin en regardant Florence droit dans les yeux.
— Les victimes de la pyramide… commença Florence.
— Non, je n’ai rien à vous dire sur elles. Ce que je chasse, c’est tout à fait autre chose. Je suis spécialisé dans l’art et les antiquités. Et ceux qui en font le trafic. Mes clients sont des musées, des galeries, des collectionneurs privés.
— Ah ouais, dit Florence, comme dans L’Affaire Thomas Crown.
Franklin ricana.
— Faites confiance à Hollywood pour rendre glamour ce qui est sordide. Croyez-moi, on est loin du trafic à papa où quelques gentilshommes-cambrioleurs se font plaisir avec deux ou trois trésors. Le marché illégal des antiquités, dans l’économie qu’il représente et dans son mode opératoire, a la triste particularité de faire partie du même club que le trafic d’armes, de drogues et d’humains. Les biens culturels sont une monnaie d’échange qui influe sur la géopolitique internationale, entre autres en finançant le terrorisme.
Franklin regarda Florence et Max tour à tour, comme pour s’assurer de l’effet que ses révélations avaient sur ses deux interlocuteurs, et, les voyant suffisamment intrigués, continua :
— Quand, pendant la guerre en Irak, l’armée américaine saisissait des convois d’armes, à chaque fois ils trouvaient, entre les missiles et les grenades, des tablettes millénaires ou des statues. Et on sait que le conflit en Syrie aujourd’hui, par exemple, est alimenté en partie par les antiquités. Les rebelles ont créé une association de pilleurs qui troquent ce qu’ils trouvent contre des armes — l’autre côté, lui, les vend pour engager des mercenaires. Les collectionneurs en Europe et aux États-Unis sont demandeurs, et certains suivent le conflit avec intérêt. Ils choisissent les pièces qu’ils veulent et passent leur commande. On a vu des bulldozers sur des sites archéologiques, des technologies assez avancées que personne n’aurait utilisées s’il n’y avait pas déjà eu un acheteur. La guerre est bonne pour le business.
Il marqua une pause et soupira.
— Mais la vente des antiquités fait durer le conflit et, dans le même temps, la destruction des sites et le pillage des musées privent le pays des revenus futurs du tourisme, l’appauvrissant encore. Un cercle vicieux infernal…
Franklin laissa le silence finir sa phrase. Le patron apporta les karkadés et un citron pressé pour Max. Le détective porta à ses lèvres son breuvage, une décoction couleur sang. Il parut quelques instants oublier le monde. Enfin, Max demanda :
— Quel rapport avec l’histoire de la pyramide ?
— On dit souvent qu’une antiquité qui se trouve dans un musée n’a pas de prix, dit Franklin. Mais en réalité, les trésors ont tous une étiquette de prix, invisible. Je ne parle pas de ce qu’elles pourraient valoir sur le marché noir, mais de leur valeur officielle. Ce sont les compagnies d’assurances qui exigent qu’on la détermine. Savez-vous, par exemple, quelle est celle du masque funéraire de Toutankhamon ?
Florence et Max secouèrent la tête.
— Neuf cent vingt-six millions de dollars, dit Franklin.
Max ne put s’empêcher de s’étouffer avec son citron pressé. Il s’excusa tout en essuyant son menton et murmura :
— Quand on pense que la moitié de la population de l’Égypte survit avec moins de deux dollars par jour…
— Mais le calcul est absurde, Toutankhamon est invendable, intervint Florence en se tournant vers Franklin. Et quel rapport avec l’affaire de la pyramide ?
— Vous m’avez dit que vous aviez vu ce qui était à l’intérieur de la chambre X.
— Oui, la reproduction du masque funéraire de Toutankhamon, dit Florence.
Franklin la regarda droit dans les yeux.
— Qui vous dit que c’était une reproduction ?
— Déjà, le fait qu’il n’y en a qu’un et qu’il se trouve au Musée égyptien, dit Max.
— Et s’il avait été volé, renchérit Florence, le musée aurait déclaré le vol et empoché presque un milliard, merci beaucoup. Et il ne l’a pas fait, je me trompe ?
— Non, il ne l’a pas fait, dit Franklin, en souriant. Et effectivement, à vue d’œil, je dirais aussi que le masque trouvé hier est un faux.
Franklin sortit alors une planche-contact qui semblait provenir des services de police. On voyait le masque sous des angles divers, à côté d’un double décimètre. Même sans le tampon made in the People’s Republic of China apposé à l’intérieur, n’importe qui aurait pu reconnaître qu’il s’agissait d’une reproduction bon marché qui aurait difficilement trompé le touriste le plus naïf. Mais ce qui intriguait Florence était ailleurs :
— Comment avez-vous obtenu cette planche-contact ?
— Vous qui êtes journaliste, révélez-vous vos sources au premier venu ? demanda Franklin, dont l’œil brillait.
Touché ! Florence secoua la tête et scruta à nouveau le cliché.
— Je ne suis pas sûr de comprendre, intervint Max. Vous n’êtes quand même pas en train de suggérer que ce machin made in China, ce serait en fait… le vrai Toutankhamon ?
— Si.
— Et que celui du musée, ce serait un faux ?
— Exact.
— Et bien sûr, vous avez les preuves.
— Disons que j’ai assez d’éléments pour en être personnellement persuadé.
— Complètement marteau, dit Florence.
— Qui est votre client ? Le Musée égyptien ? C’est lui qui vous a demandé de retrouver le vrai ? demanda Max.
— Non.
— Alors qui ?
— Disons que c’est un homme pour qui les enjeux dans cette affaire sont suffisamment importants pour qu’il ait investi dans cette mission toute sa fortune, et davantage encore.
Des cris éclatèrent dans la salle : un but avait dû être marqué. Les échanges joyeux prirent le café d’assaut pendant un instant. Florence essayait de réfléchir, mais rien n’avait de sens. Tout s’emballait sans qu’elle ait le temps de démêler le vrai du faux, le probable de l’improbable. Et pourtant, il y avait dans ce méli-mélo des opportunités, des choses excitantes qui allaient faire la différence et dont la seule promesse l’enivrait. Finalement, elle dit :
— Pourquoi est-ce que vous m’avez contactée, moi ?
— Pour mon client, l’issue n’est pas financière. Il veut juste que la vérité soit connue du grand public. Un documentaire de la BBC…
— Wowowo, minute papillon. Pour qu’une caméra vous suive dans vos délires, il va falloir montrer un peu plus de cartes que ça. Dans mon bureau, on fait dix-huit films par an pour plus de cinq cents sujets présentés. Il nous faut du solide.
Franklin plongea à nouveau les yeux dans sa boisson cramoisie, attendit que les fans de foot se calment et commença :
— Il y a un peu plus d’un an, le Musée égyptien a été pillé par une vingtaine de manifestants qui ont enfoncé ses portes. L’armée a dû intervenir avec des tanks, mais c’était trop tard, le mal avait déjà été fait. Des dizaines d’antiquités ont été volées, des momies décapitées, les vitrines éventrées. On dit qu’on a retrouvé le directeur, el-Shamy, en pleurs au milieu des débris de sculptures millénaires. Le musée est resté fermé pendant plusieurs semaines. Aucun journaliste n’a été autorisé à photographier le désastre. La police a retrouvé certaines pièces, mais beaucoup sont toujours dans la nature. Heureusement, quand le musée a été rouvert au public, les touristes ont pu admirer l’attraction numéro un du musée, le masque funéraire de Toutankhamon, et tout le monde s’est félicité des systèmes de sécurité qui ont permis de l’épargner. Sauf qu’au moment même où les visiteurs admiraient ledit masque au Caire, on l’offrait à la vente à mon client dans un restaurant de Miami.
— En vrai ?
— On ne lui a montré que des photos, prises dans une cuisine misérable. Le trafiquant lui a dit que le masque était toujours au Caire, mais qu’une fois la caution payée, il avait un réseau qui pouvait l’acheminer à Miami sans encombre.
— Il en demandait combien ?
— Le prix à l’entrée était de soixante-cinq millions, mais au dessert il était négocié à douze, avec une caution de deux millions.
— Attendez, attendez, dit Florence. Qu’est-ce qui m’empêche, moi, d’acheter une repro de la Joconde dans un magasin de souvenirs des Champs-Élysées, de la photographier dans ma cuisine et de vous dire que j’ai la vraie, que celle du Louvre c’est du pipeau, et de vous envoyer mon RIB pour le virement des deux bâtons ?
Franklin sourit.
— Distinguer le vrai du faux dans le domaine des antiquités est un jeu de roulette russe auquel personne n’a envie de s’essayer, mais chacun est contraint d’y jouer. Même les conservateurs des plus grands musées du monde, à un moment ou à un autre, ont été trompés par des faux. Les techniques scientifiques sont efficaces dans le sens où elles peuvent dire très précisément tout et son contraire. La technologie avance, mais est toujours un pas derrière l’imagination des faussaires. Rien ne vaut l’œil de l’expert, qui n’est pas immunisé non plus, car il ressent toujours une émotion. Finalement, ceux, comme mon client, qui sont aguerris à ce petit jeu vous diront qu’il n’y a qu’une seule chose qui soit infaillible.
— Quoi ?
— La rumeur.
Florence s’affaissa contre le dossier de la banquette.
— Parce que ce qu’on n’ose pas dire tout haut, on le dit quand même tout bas, et qu’il n’y a pas d’honneur chez les voleurs, ajouta Franklin.
— Qu’est-ce que vous dit la rumeur ? dit Max, soupçonneux.
— La rumeur, du Caire à New York en passant par Paris et Miami, me dit que le masque de Toutankhamon a été volé lors du pillage du musée. Et qu’il a été mis en vente par des hommes désespérés.
— Et le Musée égyptien, dans votre scénario ? Ils ont mis un faux, ils sont complices, ils font l’enquête eux-mêmes ? demanda Florence.
— Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que si le pillage n’est pas juste le dommage collatéral d’une émeute spontanée comme on veut bien nous le faire croire… alors c’est un cambriolage particulièrement sophistiqué.
Alors que Max semblait perdu dans ses pensées, Florence observait Franklin G. Hunter. Pouvait-elle lui faire confiance ? La vibration de son portable la tira de son dilemme.
— Tiens, dit-elle. On vient d’annoncer le nom des victimes. Seth et Jessica Pryce.
— Pryce, de PryceOreInc. ? dit Franklin.
Florence tapota sur son smartphone, fit défiler quelques pages et répondit :
— C’est ça. Ça vous dit quelque chose ?
— Oui, que Pryce était très riche.
Franklin était à nouveau absorbé par son eau rouge. Florence saisit en un instant la façon dont il tourna ses yeux vers elle puis les rabaissa. Elle comprit alors que son air détendu était feint. Il était désespéré. Il n’hésiterait pas à faire le tour des grands médias jusqu’à ce que quelqu’un s’intéresse à son histoire.
— D’accord, s’entendit-elle dire. Ça m’intéresse.
Franklin sourit, comme s’il n’avait jamais douté de sa réponse.
— J’imagine que nous aurons des papiers à signer ensemble ? dit Franklin.
Florence savait qu’elle n’avait aucun pouvoir de décision et qu’il lui faudrait l’accord de quelques dizaines de personnes pour lancer ne serait-ce que l’idée d’en faire une production. Mais, ça, ce serait pour plus tard. Il fallait verrouiller ce contact d’abord.
— Tout à fait, dit Florence en tendant sa carte à Franklin. Un contrat d’exclusivité, entre autres. J’ai votre garantie que d’ici là, vous n’en parlerez à personne ?
Franklin acquiesça.
— Accessoirement, dit Florence, vous n’auriez pas des informations sur Néfertiti ? Nous sommes en plein tournage, à ce sujet. Peut-être pourrions-nous vous interviewer…
Contre toute attente, Franklin secoua la tête.
— Non, non, je n’interviendrai qu’au sujet de Toutankhamon, rien d’autre. Mais oui, si vous voulez, j’ai quand même une info sur Néfertiti que vous n’avez sûrement pas. Vous direz que vous l’avez eue d’une source anonyme, bien sûr. Je compte sur votre discrétion.
Florence nota que Franklin ne cherchait pas la gloire de passer à la télévision, et le vit sortir une enveloppe de la poche de son veston qu’il lui tendit. Florence vit la photo prise au téléobjectif d’un homme d’une soixantaine d’années, aux traits fins et avec un catogan de cheveux gris qui lui donnait un air de dandy d’un autre âge. Elle lut au dos une adresse et un numéro de téléphone au Caire, mais aucun nom.
— Qui est-ce ? demanda Max qui observait le cliché.
— Je présume que vous avez entendu parler de Yohannes De Bok ? demanda Franklin.
— Bien sûr, c’est l’antiquaire qui a identifié Néfertiti à Berlin et qui refuse toute interview, dit Florence.
— C’est aussi l’un des rares à avoir toujours gagné à la roulette russe, le plus grand chasseur de faux du siècle. Ce talent demande un certain anonymat. C’est l’adresse de sa boutique au Caire.
Florence se retint de dire qu’elle avait passé deux mois à chercher un portrait de De Bok sans succès et qu’elle avait découvert l’adresse de ses boutiques à New York, Paris, Mexico et Hong Kong, mais jamais elle n’avait entendu parler d’une adresse au Caire. Elle commençait à croire que le vieux détective était un formidable atout dans sa manche. Elle le remercia en lui tendant la main.
Alors que Florence et Max allaient prendre congé de Franklin Hunter, il interpella le jeune architecte :
— Monsieur Hausmann, vous qui êtes un as des pyramides, je peux vous poser une question ?
Max acquiesça.
— Entre experts, quand vous parlez des différentes chambres de Khéops, ses couloirs, ses conduits... utilisez-vous des numéros ? Comme par exemple A55.
— Non, répondit Max, on les appelle par des noms, d’ailleurs souvent erronés. Il n’y a jamais eu de reine dans la « chambre de la Reine », et a priori les « conduits d’aération » n’ont jamais aéré quoi que ce soit. Je n’ai jamais vu la mention de numéros, même sur des plans d’architecte.
Le détective les remercia et, à la grande surprise de Florence et Max, se faufila derrière le bar pour y ouvrir une porte cachée par des cadres dorés. Il se retourna et leur lança, l’œil brillant :
— Si vous avez besoin de moi, venez ici. J’habite au-dessus.
Il les salua avant de disparaître.
* * *
Franklin arriva dans son petit appartement, baigné par le soleil de l’après-midi. Quelques mouches tournoyaient autour du plafonnier, au-dessus d’une table où se trouvaient les derniers clichés du masque de Toutankhamon. Ils avaient été pris le matin même. Franklin sortit de sa poche la planche-contact de la police, saisit les photos sur la table et punaisa le tout sur un des murs. Du sol au plafond, ceux-ci étaient couverts de plusieurs centaines de photos de Toutankhamon, si bien qu’on ne voyait plus le papier peint sale aux motifs des années 70. Les clichés avaient tous été pris sous le même angle et la date était écrite au marqueur. Il y avait aussi les articles sur l’attaque du musée, un portrait d’el-Shamy et de plusieurs employés, et des centaines de notes éparpillées.
Il s’assit à sa table et sortit de sa poche le message trouvé dans la poche d’el-Shamy.
BBC TV a trouvé 2 corps ds chambre A55/femme vivante/police re. permission de percer URGENT.
A55. Ce que l’architecte avait affirmé ne le surprenait pas, lui non plus n’avait jamais entendu parler d’une quelconque numérotation des parties de la pyramide. En revanche, une image revenait sans cesse dans l’esprit de Franklin : celle d’Akhenaton. Akhenaton, le pharaon hérétique, père de Toutankhamon, époux de Néfertiti, sans pourtant aucune connexion avec la pyramide de Khéops. Mais ce qui intriguait Franklin était le nom que les égyptologues avaient donné à sa tombe, découverte cent ans auparavant dans la vallée des Rois : KV55.
Que voulait dire « chambre A55 » ? Ce chiffre tourbillonnait dans sa tête jusqu’à lui donner le vertige. Il se leva et ouvrit son vieux frigo. Des bols de mezzés et des feuilles de vigne farcies à moitié mangées gisaient sur les étagères poisseuses. La porte du frigo était surchargée, pleine de bocaux contenant du liquide rouge sang. Franklin se versa du karkadé dans un verre et regarda par sa fenêtre la petite ruelle animée.
Puis il sortit du tiroir de sa table de cuisine un pendentif aussi grand qu’une main représentant l’œil Oudjat, la représentation de l’œil d’Horus dans l’Égypte antique, considéré comme un symbole protecteur. Il ouvrit la fenêtre et plaça le pendentif sur un petit crochet à l’extérieur.
L’œil continua de se balancer doucement sur la façade. Puis il devint immobile, jusqu’à ce que le khamsin vienne le chatouiller de ses doigts orange. Et jusqu’à ce qu’il capte l’attention de la silhouette qu’il attendait.