Chapitre 17
Ordres (II)

Le Caire, quartier d’Héliopolis, le 20 juin
Pendant ce temps-là, Florence allait et venait sur le trottoir d’une rue chic du Caire, en criant dans son smartphone. Les dames qui faisaient leurs emplettes dans les boutiques de luxe la dévisageaient avec mépris, car elles devaient contourner cette harpie débraillée aux cheveux roses, et faire quelques mètres de plus sur leurs talons aiguilles qui torturaient leurs pieds. De l’autre côté de la rue se trouvait l’adresse donnée par Franklin Hunter, la vitrine d’un antiquaire.
Gayle, la productrice exécutive et rédactrice en chef de la série documentaire sur laquelle Florence travaillait, était furieuse.
— Les preuves que ce mec t’a données sont complètement foireuses. Andrew a vérifié, il n’y a pas de détective privé à Philadelphie nommé Franklin Hunter. Il est hors de question que tu fasses signer quoi que ce soit à ce mec, tu m’entends ? Florence, je te rappelle que tu es assistante-réalisatrice sur une série BBC de documentaires scientifiques, et toi tu te conduis comme si tu étais un grand reporter ! Emma vous a réservé un vol pour demain après-midi. Dès que tu arrives à Londres, passe au bureau. Et tu sais, Florence, si j’avais reçu un penny pour tous les mecs qui ont une histoire sensationnelle sur Toutankhamon et les pyramides…
Gayle continua son monologue sur ses trente ans de carrière, mais Florence ne l’écoutait qu’à moitié. Une grosse limousine noire s’était arrêtée devant la boutique d’antiquités. Deux hommes en sortirent. L’un, la soixantaine, ressemblait à un businessman ou un politicien, avec un costume deux-pièces sombre et une cravate discrète. Il était assez trapu, avait un visage plutôt jovial et de petites lunettes de vue rondes en écaille. L’autre devait avoir le même âge, grand, mince au teint pâle, une veste de velours magenta et, sous son borsalino, un catogan gris. C’était De Bok. Les deux hommes s’engouffrèrent dans la boutique, et Florence vit qu’une femme blonde fermait à clef derrière eux.
Elle interrompit Gayle pour lui jurer qu’elle laisserait tomber l’affaire du meurtre, Toutankhamon et tout le toutim, et que dorénavant seule Néfertiti occuperait ses pensées, et que d’ailleurs, elle était sur le point de signer avec De Bok. Elle raccrocha et courut de l’autre côté de la rue vers la boutique.
La vitrine ne contenait qu’une pièce : une minuscule momie sur un piédestal. Elle faisait environ vingt-cinq centimètres de long et seulement quelques centimètres de large.
Beaucoup trop petite pour être un enfant, Dieu merci, pensa Florence. Ses bandages noircis rétrécissaient d’un côté pour finir comme l’embout d’une cigarette roulée. Il n’y avait ni ornement ni inscription sur les bandes de lin, juste cette étrange forme oblongue.
Le reste de la vitrine était obscurci par de la peinture couleur prune, si bien que la petite momie apparaissait tel un bijou dans l’écrin d’un joaillier. La boutique étant très obscure, on pouvait à peine voir à l’intérieur. Florence frappa quelques coups à la porte. Personne ne vint. Elle mit ses mains contre la vitre pour ne pas être gênée par le soleil et pour mieux distinguer ce qu’il y avait à l’intérieur, au-delà d’un rideau de velours prune. Les murs étaient blancs et l’endroit avait tout d’un intérieur minimaliste. Cela ressemblait davantage à une galerie d’art contemporain qu’à un magasin d’antiquités. Soudain, elle aperçut une ombre, le rideau bougea et la femme blonde ouvrit la porte, à peine plus âgée qu’elle. Elle était d’une élégance raffinée, à peine rehaussée par quelques bijoux discrets ; mais la froideur dans la voix menaçait de faner son visage.
— Je suis désolée, la boutique est fermée, dit-elle.
Pendant une fraction de seconde, le temps d’un regard, il sembla à Florence qu’elles se connaissaient. Elle sonda sa mémoire, mais n’y trouva ni nom ni souvenir quelconque.
— À quelle heure ouvrez-vous ?
Florence essayait de gagner du temps, pour pouvoir regarder vers le fond de la boutique. Des caisses de différentes tailles étaient rangées contre le mur.
— Nous avons fermé pour de bon avant-hier. Je suis désolée.
Mais Florence avait glissé le pied dans l’entrebâillement de la porte.
— Je suis Florence Mornay, je travaille pour la BBC, et j’aurais aimé parler à monsieur De Bok, je l’ai vu passer…
— Si vous êtes de la BBC, vous savez que monsieur De Bok ne souhaite pas donner d’interviews.
— Nos programmes sont regardés par trois millions de téléspectateurs…
— Bonne soirée.
— … ils sont respectés par la critique et toute la communauté scientifique…
— Votre pied bloque la porte, lança la femme d’un ton autoritaire.
Elle fit signe au chauffeur qui attendait auprès de la limousine noire, et le type marcha lentement dans leur direction.
— Attendez ! supplia Florence. Cette momie, là, elle est toujours à vendre ?
— Oui, dit la femme froidement.
— Combien ?
La femme hésita.
— C’est une momie de la XXVIIe dynastie provenant originellement d’Akhmim près de Thèbes, d’une grande rareté. Nous allions l’empaqueter ce soir.
— Combien ? répéta Florence.
— Neuf mille dollars.
— OK, je la prends.
La femme resta interdite quelques secondes, battit des cils et puis afficha un sourire forcé.
— Très bien, mademoiselle.
Florence pensa que ces petits instants délicieux où elle voyait les gens changer d’attitude et rougir de leurs préjugés étaient finalement le seul plaisir qu’elle tirait d’être riche. La femme lui ouvrit la porte et l’invita à entrer.
— J’espère qu’à ce prix j’aurai le plaisir de pouvoir m’entretenir avec monsieur De Bok personnellement, dit Florence en sortant sa carte Platinum d’un porte-monnaie en plastique Hello Kitty.
La femme prit sa carte et se dirigea vers le fond de la boutique. Quelques instants plus tard en émergea Yohannes De Bok. Il l’accueillit avec une aisance si naturelle et un sourire si chaleureux qu’elle fut prise au dépourvu. Yohannes De Bok avait un charme fou.
— Mademoiselle Mornay-Devereux, s’exclama l’antiquaire en regardant la carte de crédit. Joli nom. Alors comme ça, vous aimez les musaraignes ?
— Mu… Je vous demande pardon ? dit Florence, interloquée.
— La momie, que vous venez d’acquérir. Crocidura balsamifera, de l’ordre des insectivores. Une musaraigne. Deux mille quatre cents ans, une espèce disparue aujourd’hui. Les Égyptiens momifiaient toutes sortes d’animaux, les ibis, les crocodiles, les lions, les chats, beaucoup de chats. Les serpents aussi, même, j’ai eu un cobra cracheur une fois, il est parti chez un chef d’orchestre croate. Mais je suis comme vous, mademoiselle. Un faible pour les musaraignes. Inexplicable, n’est-ce pas ?
— Oui, j’aime les musaraignes, dit Florence, qui se balançait d’un pied sur l’autre. C’est peut-être parce que ma grand-mère avait un hamster, enfin, ce n’est pas pareil, et puis ce n’est pas très égyptien, les hamsters, c’est plutôt péruvien, précolombien, n’est-ce pas ? Enfin, je ne sais pas s’ils les momifiaient, ils les mangeaient sûrement, enfin, je dis ça, je n’en ai jamais mangé, c’est un peu, genre, berk. La momification, c’est pas non plus hyper ragoûtant, mais enfin, c’est mieux, je veux dire, l’idée de l’au-delà tout ça, alors que bon, finir mangé dans un bouiboui de Lima, je veux dire, ce n’est pas mon idée du paradis, mais allez savoir ce qu’en pensent les hamsters. Enfin bon, là, en l’occurrence, c’est une musaraigne. Voilà. Je suis ravie, monsieur De Bok.
De Bok semblait beaucoup s’amuser.
— Si vous êtes ravie, moi aussi.
Il y eut un moment d’embarras alors que De Bok regardait Florence de son œil pétillant pendant que sa collègue empaquetait la momie-musaraigne.
— Monsieur De Bok, euh, comme je disais à votre… à la dame, je travaille à la BBC…
— Je vous félicite. Très grande qualité de programmes.
— Oui, merci, nous faisons de notre mieux. Justement, nous préparons un documentaire sur Néfertiti…
— … et naturellement, vous aimeriez m’interviewer, car je suis un personnage central de l’histoire, mmh ? Sans moi, notre chère vieille Néfertiti serait aujourd’hui dans une décharge de Berlin.
Et il adressa un sourire appuyé à la blonde.
— Vous avez tout compris, dit Florence qui souriait déjà.
— Mais malheureusement, vous perdez votre temps. Je ne donnerai pas d’interviews, ni à vous ni à vos confrères. Je ne vise aucunement la gloire. Au contraire, j’ai tout à gagner à rester dans l’obscurité. Comment m’avez-vous trouvé ?
— Nous avons tous nos petits secrets. Mais pourquoi un tel besoin d’obscurité ? demanda Florence.
— Un grand thème de philosophie, la nécessité de l’ombre. Mais je vais prendre votre question au pied de la lettre : mon travail sur la science du faux dans les antiquités me conduit à côtoyer des gens, de grands artistes parfois, dont l’identité ne peut pas être révélée. Il est impératif que moi aussi, je sois anonyme, pour évoluer dans leur monde.
— Et si je vous propose une interview où votre visage serait caché ?
De Bok sourit.
— Je ne suis pas un meurtrier en cavale, Florence — vous permettez que je vous appelle Florence ? Je ne veux pas être célèbre, c’est tout. Tenez, les papiers sont en règle, votre momie est toute à vous.
Florence soupira.
— Vous ne feriez pas une petite exception pour moi ? Allons, Yohannes, au nom de notre amour pour les musaraignes ?
De Bok éclata de rire.
— Votre musaraigne aussi aime l’obscurité, prenez-y garde. Les anciens Égyptiens considéraient que les oiseaux, comme les faucons ou les martinets, représentaient la lumière, mais les serpents, les scarabées et les musaraignes étaient des créatures des ténèbres.
Il tendit à Florence la petite caisse et elle ne put s’empêcher de la prendre du bout des doigts. De Bok la dévisagea.
— Mornay-Devereux, dit-il en articulant chaque syllabe, un éclat étrange animant ses yeux. Un nom qui doit vous ouvrir des portes, n’est-ce pas ?
— Pas autant qu’on le pense.
— Oui, je veux bien croire qu’un tel héritage puisse parfois être un fardeau.
L’antiquaire semblait perdu dans ses pensées. Puis il fixa soudain Florence, et afficha un sourire malicieux.
— Attendez.
Il se dirigea vers le fond de la boutique, pour revenir avec un petit carton d’invitation qu’il lui tendit.
— La vente du trésor de Néfertiti aura lieu à Sotheby’s Paris le 29 octobre. La veille, un de mes amis organise un cocktail. Je serais très honoré de vous y revoir, Mademoiselle Mornay-Devereux. Une famille fascinante que la vôtre.
Florence le remercia et lui serra la main. Celle-ci était glacée, en totale opposition avec la personnalité du fake-buster.
Lorsqu’elle sortit de la boutique avec la petite caisse sous le bras, le crépuscule tombait déjà. Elle se dirigea vers son hôtel à quelques rues de là. En tournant l’angle en face de la boutique de De Bok, elle faillit entrer en collision avec un homme gras, portant des petites lunettes, une barbe et un chapeau mou. Ses sens enregistrèrent qu’il sentait la pierre ou la terre, quelque chose de minéral. Et qu’il était trop couvert par cette chaleur. Mais elle n’y prêta pas attention et disparut dans le coucher de soleil, avec sa musaraigne. Le temps d’un instant, Le Caire retrouva son calme.
Puis le vent orange se mit à siffler les lamentations du désert.