Chapitre 20
Thaddeus Princeps

Le Caire, Hôpital américain, 21 juin.
— Ils ont trouvé le coupable. Au moins maintenant, elle peut partir en paix.
Joannie avait éteint la télévision dans la chambre de Jessica. Gigi se tenait bien droite sur une chaise, ses mains posées sur sa jupe, une broche en brillants colorés représentant un oiseau épinglé sur son cardigan. Elle fixait toujours l’écran noir de ses yeux blancs derrière ses lunettes sombres. Elle entendit l’infirmière qui lui disait de ne pas hésiter, si elle avait besoin de quoi que ce soit, qu’elle devait la sonner. Mais Gigi était ailleurs. Gigi s’était retranchée dans ce tout petit coin de son être où elle pouvait encore pardonner aux hommes.
Gigi, la vieille femme aveugle, croyait en l’infinie bonté des gens et l’humanité le lui rendait bien. Malgré son grand âge et ses jambes qui la soutenaient à peine, elle était venue en Égypte depuis son petit village en France. Ce voyage avait été possible grâce à la générosité des étrangers, sur laquelle elle comptait et qui venait toujours. Alors que ses voisines avaient trop peur de traverser la rue devant chez elles, Gigi prenait un taxi au Caire en pleine révolution. Et elle avait fait le tour de la ville avec le jeune chauffeur qui avait partagé en riant quelques mots de français et mis une musique qu’il pensait pouvoir plaire à cette dame, et il lui avait fait oublier sa tristesse le temps d’une balade. Elle était arrivée à bon port un peu plus riche. Elle avait peut-être donné trop d’argent au chauffeur, mais elle repartait avec une histoire à raconter et, pour une fois, pas au passé. Gigi allait dans ce qui lui restait de la vie avec ce qui manquait à la jeunesse : de l’espérance.
Pourtant Gigi avait vu l’homme dans toute sa palette de nuances, jusqu’aux plus obscures. Ses souvenirs d’enfant remontaient à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La Libération avait apporté son cortège de drapeaux, de célébrations et de haine. Les feux d’artifice couvraient les bruits des coups au fond des bois. Les arbres donnaient des fruits étranges en cet été 1945, qui se balançaient dans le vent sur les routes de campagne. On punissait parfois les coupables sur les places de marché, des images en étaient montrées aux actualités, mais Gigi se souvenait surtout d’une fois, au fond d’une impasse, un jour entre chien et loup. Les frères de Gigi avaient participé à cette orgie de vengeance et emmené leur petite sœur. Il avait bien fallu les aimer quand même, ces hommes-là, ensuite.
Elle avait perdu la vue peu après, on avait dit que c’était dû à une maladie. Elle ne s’en était jamais plainte. Elle commençait sa vie de femme avec des yeux vides et le souvenir de cette sauvagerie qui vivait tapie au fond des hommes bons. Si elle avait choisi de croire en la lumière du cœur, c’était simplement parce que c’était une question de vie ou de mort. Et les jours où elle doutait, où la Libération venait resserrer sa gorge… comme d’entendre parler de ce Nasser qui avait enterré vive sa nièce, sa petite fille… alors elle se retranchait dans un endroit d’elle-même qui ne pensait plus, n’expliquait plus, ne jugeait plus. C’était l’endroit où elle invoquait le fil invisible qui reliait les choses, toutes les choses. C’était l’endroit des prières.
Les médecins lui avaient parlé longuement, expliqué qu’il n’y avait plus d’espoir pour Jessica. La dégradation de son corps, particulièrement de son cerveau, était arrivée au point de non-retour. Il n’y avait plus de Jessica, juste une enveloppe corporelle qui tournait à vide. À présent, il fallait se décider. Gigi glissa sa main sur le drap immobile et ses doigts trouvèrent celle de Jessica. Sa peau était tiède, pourtant.
Gigi fit une prière. Une prière d’amour, de joie. C’était la dernière, alors autant qu’elle soit belle. « Mon Dieu », avait-elle dit, et pour un si grand nom elle avait à peine bougé les lèvres. Pour un instant, elle fit semblant de croire que Jessica pourrait vivre encore.
Jessica — ce nom ne lui était pas familier ; depuis sa naissance, elle l’avait toujours appelée par ses petits noms.
Elle invita une pensée improbable et chaude, la possibilité de la foi contre le néant. Puis dans l’obscurité de sa tête, apparut la vision d’une plage près de chez elle, en France. De longues dunes. Elle vit Jessica, la petite fille blonde avec tant de vie, tant de vigueur, qui parlait à Jessica l’adulte. Jessica telle qu’elle était sur ce lit, Jessica si maigre aux lèvres gercées, rêches sous les doigts de Gigi, Jessica qui pourtant souriait. Les deux Jessica se parlaient, jouaient, riaient, apprenaient l’une de l’autre. Cette image, c’était l’espoir qui revenait. Elle sentit une caresse de plume sur son âme.
La vieille dame s’accrocha à cette vision, essaya de sentir le vent dans ses cheveux épars, l’odeur des immortelles, le piquant du soleil, du sel et du sable. Elle s’attachait à ce bout d’espoir et elle ne savait même plus qu’elle priait. Puis elle comprit qu’elle était revenue dans la pièce, son cœur doucement déchiré de sentir sur sa peau la main sans vie de Jessica.
Le moment était passé.
Elle attendit, peut-être pour voir si un miracle se produirait, mais rien ne bougeait, rien ne changeait. Jessica était partie, et elle ne reviendrait plus.
Restait la décision que Gigi devait prendre et qui avait anéanti l’endroit des prières.
Soudain, Gigi perçut un courant d’air au parfum de lys. Puis une énergie différente dont son corps aveugle détecta des vibrations muettes. Il y avait quelqu’un dans la pièce.
— Bonjour. Vous devez être Gigi, dit une voix masculine, en français.
Gigi connaissait cette voix. Harmonieuse dans les graves avec une légère cassure à la fin des phrases. Une intonation austère malgré sa jeunesse, comme si l’homme voulait partager un secret. Un accent chaud mais avec des nuances anguleuses. Et ces mots enrobés d’un parfum raffiné de fleurs orientales, soulignés de terre et d’une note toxique… de l’essence ?
— Je me souviens de vous, à l’église, dit Gigi doucement. Vous étiez aux côtés de Seth. Vous êtes Thaddeus, n’est-ce pas ?
— Thaddeus di Blumagia. Je suis heureux de vous revoir.
Thaddeus restait parfaitement immobile et cela intriguait Gigi. D’habitude, confrontés à une infirmité et à la proximité de la mort, les jeunes gens emplissaient l’espace de paroles, de gestes et de toutes les déclinaisons du bruit et de la hâte, peut-être pour se prouver que cette réalité-là n’était pas pour eux, qu’ils étaient invincibles. Mais il y avait chez Thaddeus une maîtrise de soi inhabituelle. Peut-être que lui aussi avait vécu une Libération.
— Cela ne vous dérange pas, si je reste un peu ? demanda Thaddeus.
— Non, restez, je vous en prie, répondit Gigi.
— Merci.
Gigi entendit des choses qui bougeaient, un papier qui se froissait et sentit le parfum de lys qui allait et venait. Il avait dû apporter un bouquet et le poser sur la table. Elle se souvenait des piaillements des demoiselles d’honneur qui répétaient que Thaddeus était beau. Mais Gigi, ainsi que la plupart des aveugles, voyait en général la beauté comme inerte, car rien ne palpitait. Thaddeus, lui, possédait autre chose, qui se propageait à travers l’espace. Sa présence était à vrai dire hypnotisante. Malgré elle, la vieille dame étudiait chaque odeur, chaque mouvement de l’air, chaque son qui pourrait lui parler de Thaddeus. Elle le dévisageait de ses quatre sens. Elle savait qu’il était près du lit, mais il n’avait rien touché. Il était juste immobile. Elle se souvint alors que Jessica avait dit que Thaddeus et Seth étaient comme des frères.
— Je suis désolée pour votre ami, murmura Gigi.
— J’espère qu’il est en paix, là où il est, dit Thaddeus après un silence.
— Vous avez entendu, ils ont arrêté un homme.
Elle entendit les pas de Thaddeus qui s’approchaient du lit. Elle pouvait sentir sa respiration. Elle reconnut alors la note toxique, inflammable, qui émanait de ses mouvements : c’était de la térébenthine. Thaddeus était artiste, Gigi s’en souvenait à présent. Il contourna le lit et passa devant la fenêtre. Dans le silence, la vieille dame entendit un minuscule frôlement de draps. Les doigts de Jessica, dans les siens, bougèrent à peine. Gigi déchiffrait l’invisible : elle savait que le jeune homme avait pris la main de sa nièce dans la sienne.
— Êtes-vous contente de votre hôtel ? dit soudain Thaddeus, comme s’il savait qu’il avait été pris en faute.
— Oui, merci.
— Je vous laisse ma carte sur la table. Demandez à quelqu’un de m’appeler si vous avez besoin de quelque chose. Je serais offensé si vous ne m’appeliez pas. Je sais que Seth n’aurait pas voulu que vous manquiez de quoi que ce soit. Et s’il vous plaît, dit-il dans un murmure, informez-moi de la santé de Jessica.
— Vous savez, je suis sa seule famille. Et les médecins attendent mon accord pour…
Gigi s’étrangla. Le mot n’avait pas été prononcé, mais il prenait possession de tout. Débrancher. Débrancher la vie. Débrancher l’espoir, débrancher la jeunesse et les jours d’après. Débrancher le monde tout entier en ne laissant que la solitude. Elle sentit les larmes laver les traces qu’avait déposées ce mot à l’intérieur d’elle et elle perçut les doigts de Thaddeus se poser sur son bras.
— Elle doit vivre, murmura-t-il. Laissez-lui encore une chance. Encore un jour. Pour moi.
Sa voix s’était brisée, juste à la fin, juste sur le moi. Gigi l’entendit quitter la pièce précipitamment et, quand la porte se referma, c’était comme s’il manquait tout à coup des atomes à l’univers. Elle écouta encore. Il ne restait plus que les bruits lointains de l’hôpital, le murmure des machines, et en dessous, plus en imagination qu’en réalité, le souffle minuscule de Jessica.
Elle doit vivre.
Comme s’il intimait ses désirs aux dieux, ce prince qui doutait de n’être qu’un homme. Dans son sillage, ces mots, l’odeur de lys et de térébenthine et cette absence de peur, cette intensité, et la plus infime des supplications dans cet ordre au divin… Qui était Thaddeus di Blumagia ?