Chapitre 22

Flammes (I)

Chapter illustration

Le Caire, commissariat de police d’al-M., le 21 juin


— J’ai entendu que vous aviez bouclé le type, là, Nasser. Je suis venu pour mon passeport, dit Max, défiant.

— Ça n’explique toujours pas ce q-q-que vous faisiez à Gizeh à ce moment-là.

— J’ai déjà répondu à vos questions. Mon passeport, s’il vous plaît.

Max tendit la main sans oser regarder Aqmool. La mâchoire du policier était serrée depuis le début de l’entretien, ses yeux cerclés d’ombre. Il y avait comme une urgence dans sa voix. Il avait sorti le dossier, avec le passeport de Max. Il avait la main dessus, comme pour le cacher. Et il ne bougeait pas.

— C’est vous q-q-qui avez percé le trou ?

— Non. Non ! Je n’étais pas allé à Gizeh depuis des mois !

— Et l’homme qui vous a appelé ?

— Je vous l’ai dit. Je pensais qu’il était du CSA.

— Décrivez-moi la voix. Il vous a parlé en anglais ou en arabe ?

— En anglais. Il n’avait pas un accent égyptien. Plutôt d’Europe de l’Est.

— Et Jessica Pryce, vous la c-c-c-connaissiez ?

— Jamais entendu parler d’elle.

— Pourtant elle était dans les journaux.

— Je ne lis pas ces journaux-là. Attendez, vous l’avez chopé, le mec, ou pas ?

— La chambre X, dit Aqmool. Par où est-il passé ?

— Qu’est-ce qu’il vous dit, votre suspect ?

— Lui, il dit rien. Les gardes disent qu’il est p-p-passé par l’entrée principale, avec les victimes. Quelqu’un ment. Et je crois que vous mentez aussi.

Max vit Aqmool refermer ses longs doigts sur son passeport, mais n’eut pas le temps de se demander ce qu’il allait en faire. Des cris et des coups de feu résonnèrent à l’extérieur. Aqmool se dirigea vers la fenêtre, en hâte, mais sans panique. Dehors, les détonations continuaient. Des policiers couraient dans le couloir avec leurs armes. Un collègue ouvrit la porte pour les avertir : des manifestants attaquaient le commissariat.

Aqmool revint s’asseoir tranquillement.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Max, cloué à sa chaise.

— Des émeutes. On s’y attendait. Le bâtiment en a vu d’autres, ne vous en f-f-faites pas. Mais l’entretien est terminé. Vous allez sortir par-derrière, ça vaut mieux. Un policier va vous raccompagner.

— Et mon passeport ?

— Je n’en ai pas fini avec vous. Le procès de Nasser va s’ouvrir bientôt, on verra à ce moment-là.

Max avait commencé à protester et à se lever, puis tout sembla se dérouler au ralenti. Des cris d’abord. Puis une énorme déflagration qui envoya Max à terre avant même qu’il ait constaté l’explosion, comme si son esprit se détachait de son corps. Quand ils ne formèrent plus qu’un à nouveau, ses membres prirent des décisions sans lui. Il se vit ramper sur les débris. Le monde n’était soudain que fumée, détonations et urgence.

D’un coup d’œil, il avait vu Aqmool saisir son arme et se précipiter hors de la pièce. Il rampa jusqu’au couloir. D’un côté, vers l’entrée, il vit le personnel avec les extincteurs, des explosions encore, un corps ensanglanté qui s’agenouillait. Tout le monde courait. Il vit deux jeunes, trop jeunes pour être des policiers. Que faisaient-ils là ? Qui étaient les attaquants, qui étaient les défenseurs ? Un casier en acier gris bourré de papiers s’enflamma d’un coup et s’écrasa sur le sol dans un bruit assourdissant. Max était toujours à terre. Aqmool le tira et cria :

— On ne peut pas sortir devant, il faut passer par-derrière. Il y a une issue tout au bout du couloir à gauche. T’as compris ? Au bout à gauche. Vas-y, grouille-toi !

Aqmool disparut, un Glock semi-automatique au poing, un torchon sale sur le visage.

Max parvint à se relever. Il allait s’engouffrer dans le couloir enfumé lorsqu’il se retourna. Son passeport était là, sur le bureau. Il le saisit, le fourra dans la poche de son jean et se mit à courir dans le couloir. Il dut suivre les murs des mains, la fumée obscurcissait tout. Soudain, il entendit une voix masculine étranglée de pleurs :

— La porte est coincée, aidez-moi, je vous en supplie, aidez-moi !

Max reconnut tout de suite cette voix. Les yeux révulsés, toussant dans l’entrebâillement d’une porte, c’était Nasser. Une armoire en fer bloquait le battant. Max essaya de tirer le meuble, mais le métal lui brûlait les mains. Il le poussa avec les pieds : rien ne bougeait. Il sentit le feu venir plus près de lui et à chaque effort pour bouger le meuble gigantesque, ses poumons étouffaient. C’était désespéré. S’il continuait, ils allaient mourir tous les deux.

Soudain, une pensée jaillit dans l’esprit de Max : allait-il mourir pour sauver un assassin ? Et à ce moment-là, il sentit que cet homme aux yeux rouges, derrière la porte, cet homme qui commençait à vaciller dans la fumée, c’était celui qui avait mis la fille dans la pyramide. C’était lui, l’horreur au bout du trou, les râles et l’odeur de chair décomposée. Alors Max s’éloigna de lui et ses pas l’emmenèrent vers le fond du couloir. Derrière lui, l’autre hurlait.

— Revenez, je vous en supplie !

Puis il hurla plus fort encore. Max ne comprit pas les mots qui sortaient de sa bouche déformée, mais les syllabes se gravèrent dans son esprit.

— Oxan Aslanian ! Oxan Aslanian !

Mais bien vite Max n’y pensa plus, car il allait mourir lui aussi. Le couloir était à présent en flammes. Ses yeux n’étaient que des orbites brûlantes. À travers le flou des larmes, il vit le faux plafond s’embraser et dégouliner en plastique fondu et gerbes orange, bloquant l’accès qui devait prendre à gauche. Il ne restait plus qu’une porte, celle de droite. Il la défonça en priant pour qu’il y ait une fenêtre. Il y en avait une. Seulement, cette fenêtre donnait derrière, sur le vide. Trois étages plus bas, c’était du béton. S’il sautait, il se fracasserait tous les os du corps. Mais dans l’enfer du commissariat, dans les cris et le feu qui déjà gagnait son abri, il calcula les risques. Il pensa à l’autre, ce Nasser, à quelques mètres de lui derrière une cloison en feu, qui était sûrement déjà mort. Il revit sa vie, la simplicité éclatante des bonheurs passés. Il fallait sauter, juste pour savoir si tout cela avait valu le coup. Il entendit le craquement terrible du bois, prit une dernière bouffée d’oxygène qui le transperça de mille aiguilles, il pensa à la promesse qu’il avait faite à sa mère. « Rien ne m’arrivera. »

Et il sauta.

← Chapitre précédent Chapitre suivant →
© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.