Chapitre 30

Welcome To The City Of Death

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Mexique, Mexico (Distrito Federal), quartier de Zócalo, le 21 octobre


Dans le ciel de Mexico, les nuages gris anthracite fuyaient l’orage à venir comme si leur vie en dépendait.

Le vent s’engouffrait dans la capuche de Sixtine et glaçait sa nuque couverte de sueur. Elle frissonna et continua de marcher. Elle se rendit compte qu’elle avait perdu le fil de son chemin.

Elle était à Mexico depuis la veille. Elle était d’abord descendue dans cet hôtel prestigieux, le O, que Seth avait réservé cinq mois plus tôt. Elle avait pris la même suite. Elle était restée là, dans ce décor contemporain anonyme, et n’avait rien ressenti d’autre qu’un vague dédain pour ce luxe sans âme, cet intérieur flottant au-dessus de la ville et qui, les rideaux fermés, devenait new-yorkais ou parisien ou cairote. Elle chercha dans chaque recoin de la suite un fragment de familier, la suggestion de quelque chose qui lui aurait appartenu.

Elle écouta. Elle toucha, elle sentit, comme un animal désespéré qui cherche le chemin de sa tanière. Mais tout était étranger.

Même le lit, où ils avaient dû faire l’amour. Avaient-ils fait l’amour ? À chaque fois qu’elle tentait de s’en souvenir, les images de la rivière verte, de Néfertiti et du singe s’imposaient dans son crâne. Les visions la hantèrent toute la nuit.

À l’aube, essoufflée et épuisée, elle ouvrit violemment les rideaux et colla sa tête contre la vitre, buvant la lumière du jour. Devant sa bouche, un petit nuage de buée se tortillait sur le verre.

Une heure plus tard, elle quittait l’hôtel pour ne jamais y revenir.

Seth et Jessica avaient passé leur première journée à Mexico à faire les boutiques de luxe ; Han avait retrouvé le chauffeur de Mercedes, recommandé par l’hôtel, qui se souvenait de ce couple d’Américains, surtout de la fille blonde et bronzée. Pour son deuxième jour à Mexico, Sixtine avait fait ces mêmes boutiques. Comme la suite de l’hôtel, tout était familier, car tout était semblable. Mais rien n’était personnel. Elle avait fini par en avoir la nausée, de tous ces magasins climatisés, impeccables et vides, siglés de marques que l’on pouvait voir partout ailleurs. Alors elle avait décidé de marcher seule. Avant qu’elle ne donne congé au chauffeur, Han avait eu l’intelligence de demander à cet homme affable si la police l’avait interrogé concernant la disparition de ce couple. Le chauffeur avait répondu que non.

Elle avait vu Mexico, la ville moderne, mondiale, celle qui avait plu à Seth. Mexico, la ville aux galeries d’art contemporain, aux businessmen en Rolex, aux restaurants à la mode. Mais rien dans cette ville-là ne résonnait en elle. À présent qu’elle se perdait dans les rues sans fin, elle commençait à sentir autre chose.

À chaque pas, elle découvrait ce que les chilangos appelaient DF, Distrito Federal, l’autre nom de Mexico, celui des gens ordinaires. Sixtine était venue avec l’idée d’une ville où planait l’ombre des rapts, des gangs dealers de drogue, de la corruption — et que lui renvoyait le reflet de sa propre perte. Elle trouva à la place une ville qui lui parlait comme New York avait cessé de le faire. Des rues filaient telle une invitation à un ailleurs riche, presque complice. Rien n’était familier dans le chemin qu’elle avait suivi jusque-là, mais quelque chose en elle la poussait à croire que c’était ailleurs, dans un hors-piste encore vierge de ses pas, que résidait la raison d’être de Mexico dans son histoire personnelle. Elle ne l’avait pas encore trouvée, mais Mexico lui soufflait des promesses. Il fallait juste qu’elle accepte de se perdre. Et malgré le ciel bas, malgré la misère qui éclatait par petites touches sur les avenues luxueuses, malgré ses propres angoisses tapies dans ses atomes, Sixtine n’avait pas peur.

Elle n’en était pas tout à fait consciente, mais elle guettait les signes partout, comme les balises d’une chasse au trésor. Elle suivait le fil de sa curiosité, qui la menait dans les rues où régnaient les vendeurs de tacos, les employés de bureau, les liseurs de journaux. Le vrai Mexico.

Elle sentit les premières gouttes de pluie, lourdes déjà de celles qui n’étaient pas encore tombées. Elle augmenta le rythme de ses pas et se mêla à la foule qui s’éparpillait. Puis soudain, le ciel déversa tout ce qu’il avait dans le ventre, éclaboussant les pavés noirs et grossissant les rigoles sales. Sixtine s’engouffra dans le premier café venu. Quand elle releva sa capuche, elle découvrit sous les néons blancs de grandes fresques criardes, un bar étincelant de bouteilles plus vides que pleines. L’un des serveurs, qui devait avoir soixante-dix ans au moins, l’invita à une des tables en tirant la chaise, qui racla le sol en carreaux de ciment. Les clients jouaient aux dominos sur les tables carrées, et le clac clac clac de l’ivoire noir et blanc ponctuait les chuchotements de quelques étudiants qui conspiraient à l’autre coin de la salle.

Sixtine commanda un café pour se réchauffer. La pluie avait traversé son vêtement au niveau de ses épaules, elle frissonnait. Elle voulut sortir un plan de la ville de son sac, mais une partie se déchira. Elle jura tout bas en anglais. Une voix résonna à côté d’elle :

— Ah ! Je gagne, je gagne encore…

Un homme jouait aux dominos. Seul. En face de lui, une chaise vide. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux gras et blonds, qui semblait porter du maquillage mal appliqué, comme un vieux rocker déchu, et qui était manifestement ivre. Sur la table, parmi les dominos, trônait une bouteille de mescal. Il se servit un shot et l’accompagna de sal de gusano, un mélange de sel, de poudre de piment rouge et de larves rôties. D’abord, Sixtine pensa que c’était un ver, au fond de la bouteille, comme dans les bars à téquila de New York. Mais dans celle-ci, il y avait petite sculpture d’un rouge passé. Un cœur transpercé d’un couteau.

— Je gagne, je gagne, je gagne. Comme hier, comme avant-hier, je gagne. Ça vaut bien un petit verre, n’est-ce pas, mademoiselle ?

Sixtine lui adressa un sourire poli puis se concentra sur son plan déchiré. Mais l’ivrogne s’était intéressé à elle et ne lâchait pas l’affaire.

— Vous visitez DF ? Quelle belle idée ! Si les hommes ne devaient faire qu’un voyage dans leur vie, mademoiselle, ils devraient venir ici. Welcome, my friends, cria-t-il à des visiteurs imaginaires, les bras grands ouverts. Welcome to the city of Death.

Sixtine regarda le vieux serveur, qui lui fit comprendre de ne pas s’inquiéter, le gars était loco. Les autres clients n’y prêtaient pas attention. Clac clac, ainsi allaient les dominos. Les étudiants, indifférents au monde, riaient de leurs propres aventures. Mais le serveur continuait :

— Vous êtes perdue, mademoiselle ? Vous voulez aller où ?

— Au Zócalo, dit Sixtine.

Le serveur commença de gesticuler des instructions, que Sixtine n’arrivait pas à suivre, car elle sentait l’autre qui s’approchait de plus en plus d’elle.

— Au Zócalo, tout le monde veut aller au Zócalo. Vous savez pourquoi ? Tout le monde est attiré par le sang.

À ce moment-là, sa chaise ripa et il se retrouva sur le sol, couvert de dominos. Un des clients le réprimanda sans lever les yeux de son jeu, et le barman s’en fit l’écho. Le vieux serveur l’aida à se relever et ramassa les dominos. L’ivrogne resta silencieux quelques instants. Sixtine buvait son café en regardant la pluie qui cognait toujours contre les vitres. D’autres clients entrèrent, dégoulinants, et s’installèrent au bar. Puis Sixtine tendit l’oreille. L’ivrogne murmurait pour lui-même. Ou parlait-il à l’ami imaginaire assis sur la chaise vide ?

— C’est le sang qui les attire. Le Zócalo, c’est le Grand Temple, le Templo Mayor, amiga. Ahuitzotl, il a fait les choses en grand, le peuple en redemande. L’inauguration du Grand Temple, amiga, le couronnement de l’empereur, 1487. Une grande fête comme le pays n’en avait jamais connu, avec des chants, des danses, tous les trésors de l’empire, des fleurs, des milliers de roses au parfum enivrant et pourtant, amiga, c’était l’odeur du sang qui les attirait. Des queues de captifs qui venaient du nord, du sud, de l’est et de l’ouest, des files d’hommes et de femmes qui se rejoignaient au pied du Templo Mayor et qui montaient les marches au son de la musique, ivres de pulque, et en haut des marches c’était l’empereur lui-même, Ahuitzotl le guerrier, qui ouvrait les poitrines et arrachait les cœurs palpitants. Et quand l’empereur était las, c’étaient des prêtres, les uns après les autres, qui devaient sacrifier ces armées de prisonniers qui s’étendaient jusqu’à tous les horizons. Les dieux ont dû rouler sous la table, avec toute cette eau précieuse, eh, amiga ? Le sang de quatre-vingt mille corps. Quatre-vingt mille âmes qui hantent le Zócalo les jours de fête.

Sixtine écoutait, pétrifiée.

— Mais heureusement, dit l’ivrogne à l’assemblée, les conquistadores sont arrivés ! Et ils ont dit halte aux fêtes, aux sacrifices d’hommes, de femmes et d’enfants, halte à vos jeux mortels, bande de sauvages illuminés, avec tous vos dieux assoiffés de sang ! Halte ! Alors Hernán Cortés a détruit le Templo Mayor encore puant des entrailles des sacrifiés, et avec ses pierres a construit la Metropolitan Cathedral au même endroit. Et massacré deux cent mille corps, pour civiliser leur âme.

Il s’adressa à Sixtine :

— Vous cherchez le Zócalo, mademoiselle. Suivez l’odeur du sang, dit-il en touchant son nez.

La pluie s’était calmée et dehors les passants, anxieux de rentrer chez eux, pressaient le pas.

— Vous voyez, tous ces gens pressés. Ils vivent à leur époque. Ils vont au bureau, ils ont Internet, ils s’habillent en vêtements de marque. Ils regardent la météo sur leur iPhone. Ils sont civilisés. Et ces vieilles histoires, de divinités aztèques, ces dieux du ciel qu’il faut nourrir avec du sang sinon le soleil ne se lèvera pas le lendemain… ils en rient. Ça fait partie du folklore, hein, amiga. Et pourtant, elles sont au fond de nous, toutes ces croyances disparues, sauvages, elles vivent toujours. C’est comme ces sacrifices sur le Templo Mayor, les prêtres avaient le geste : quand ils enfonçaient le couteau, qu’ils arrachaient le cœur de la poitrine, ils poussaient l’homme mort qui roulait sur les marches du temple. Mais le cœur battait toujours. Poum poum, poum poum. Quand le grand moment arrive, quand on est devant les seules choses qui comptent sur cette terre, la vie, l’amour, la mort, l’invisible nous rattrape. Et les vieilles croyances qu’on croyait mortes, elles reviennent. Poum poum. Poum poum. Poum poum.

Sixtine sentit un frisson dans son dos. L’homme se resservit un verre de mescal, et le leva devant la chaise vide, comme s’il trinquait avec son amiga imaginaire. Il but d’un trait et un peu d’alcool coula sur son menton. Il ne l’essuya pas. Puis il se tourna de nouveau vers Sixtine.

— Vous jouez aux dominos ?

— Non, répondit Sixtine tout bas.

— Dommage, pourtant je suis sûr qu’aujourd’hui, elle vous laisserait gagner, lui dit-il en montrant la chaise vide.

Puis il se pencha vers Sixtine et murmura, pour que les autres n’entendent pas :

— Vous vous demandez contre qui je joue ?

Sixtine ne sut que répondre et se contenta de regarder les dominos en vrac sur la table. L’homme lui sourit et susurra :

— La Muerte.

La Mort. Sixtine fut happée par son regard.

— Chaque jour, nous jouons. Pour l’instant, elle m’a toujours laissé gagner.

Un sourire fendit son visage boursouflé et il la regarda droit dans les yeux. Le serveur vint s’interposer gentiment. Sixtine rassembla ses affaires et alla payer au bar. Dans un anglais approximatif, le barman lui murmura :

— Il était grand poète avant, écrivain. Mais maintenant, juste le mescal, parce qu’il peut plus écrire rien.

Il haussa les épaules comme pour dire « es la vida ». Puis il dit, lui rendant sa monnaie :

Vida, muerte, amor... Eso es para los poetas. Pero para nosotros, nada importa, más que el dinero, te lo digo yo ![1]

Sixtine le remercia et se pressa vers la sortie, malgré la pluie qui redoublait de violence. Elle se retourna pour voir à travers la vitre. Le poète ivre recommençait une partie de dominos avec la Mort.

Elle se retrouva vite sur le Zócalo. La pluie descendait en trombes, et la place était pratiquement déserte quand elle la traversa. Les mots du poète résonnaient toujours dans sa tête si bien qu’elle sentit à peine l’eau qui s’infiltrait à travers ses vêtements. Ses cheveux dégoulinaient sous sa capuche. Elle arriva enfin au Gran Hotel qui donnait sur la place. En montant les marches, elle pensa :

La vie, l’amour, la mort.

Elle se souvenait de ces phrases, le matin du mariage, au milieu des orchidées blanches. De cette rencontre improbable sur le balcon du Louvre. Elle ne l’avait pas revu depuis. Gigi avait dit qu’il était passé la voir à l’hôpital du Caire.

La vie, l’amour, la mort.

Elle pénétra dans le vaste hall de l’hôtel, sous l’immense plafond en vitraux art nouveau, auquel était accroché un gigantesque lustre en cristal. Les courbes monumentales en métal forgé, les rampes de milliers d’ampoules qui bordaient les balcons, le mobilier d’époque, accueillaient Sixtine dans un autre temps, celui de l’insouciance. Mais elle n’oublia les prophéties du poète que pour admirer les gigantesques cages à oiseaux suspendues entre les balcons, et les plumes d’un bleu éclatant d’un des perroquets qui en étaient les hôtes.

Puis soudain, elle sentit qu’on la regardait. Un frisson particulier, entre le froid et le chaud, qui lui dessinait son corps et le plaçait là, vulnérable au jugement de tous. Elle enleva sa capuche, tourna lentement sa tête dégoulinante de pluie et posa ses yeux sur l’homme assis sur l’un des canapés rouges.

Son cœur éclata. Le perroquet vola à tire-d’aile et se cogna contre les barreaux de la cage. Une plume bleue tomba lentement sur le sol en marbre.

C’était Thaddeus di Blumagia.

[1]« La vie, la mort, l’amour… c’est bon pour les poètes, mais pour nous autres, y a rien de tel que l’argent, c’est moi qui te le dis… ! »

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