Chapitre 37
L’Homme Qu’Il Fallait

Mexico, le 24 octobre
— Monsieur Hunter, dit le patron du café à la porte de l’appartement de Franklin, il y a quelqu’un pour vous, en bas.
— De la police ?
— Non, ricana le patron. Je ne sais pas qui c’est, mais je suis assez sûr qu’il n’est pas de la police.
Franklin saisit son holster dans un des tiroirs de la cuisine et descendit. Au fond du café déjà bruyant malgré l’heure matinale, un petit homme était assis. Il était vieux et, malgré sa posture droite comme un I, semblait minuscule sous les hauts plafonds jaunâtres. Ses traits étaient asiatiques — se pouvait-il que Franklin ait devant lui Oxan Aslanian ?
Mais le petit homme se leva et se présenta : Han, majordome de Sixtine Desroches. La première réaction de Franklin fut d’être soulagé : cet homme était tout à fait inoffensif. À peine une heure plus tard Franklin attachait sa ceinture dans un jet privé. Dix-neuf autres plus tard, il atterrissait à Mexico, dans des habits neufs parfaitement à sa taille. Et il en était encore à se demander comment Han avait pu le convaincre si vite de le suivre, muni seulement de son passeport.
Quand Franklin se présenta dans le hall du Gran Hotel, juste sorti d’une limousine dans son costume Brooks Brothers, accompagné d’un majordome attentionné, il ressemblait à un homme riche. Sous le lustre en cristal, il se laissa aller à croire que c’était la vie pour laquelle il était fait. Mais quand il frappa à la porte de la suite, le seul sentiment qui restait était celui d’être redevable. Qu’est-ce que Sixtine Desroches avait à lui dire de si urgent ?
— Entrez !
Une femme était debout dans la grande pièce aux plafonds ornés, le front collé à la vitre, la capuche d’un sweat gris cachant son visage. Franklin fut étonné de sa minceur, les photos d’elle avant le drame montraient des formes plus pleines. Quand elle se tourna, il dit :
— J’ai rendez-vous avec Sixtine…
— C’est moi, dit-elle calmement, en lui faisant signe de s’asseoir.
Le détective scruta son visage et, petit à petit, il réussit à faire correspondre les deux images, celle d’avant et celle d’après. La transformation était stupéfiante, mais Sixtine semblait ne pas s’en soucier du tout.
— Vous avez fait un bon voyage ? demanda-t-elle sans le regarder.
— Oui, et je vous remercie pour les habits, ils sont parfaitement à ma taille. Vous étiez bien renseignée.
Sixtine sourit et prit quelques feuilles qui traînaient sur une coiffeuse.
— Franklin G. Hunter, 1 mètre 81, 83 kilos, tour de cou 38 centimètres, poitrine 106, longueur de jambes 84.
Franklin sourit et commença de dire que tout était exact, mais Sixtine l’interrompit :
— Né le 16 novembre 1957, sous le signe du Scorpion, à Minneapolis, le fils de George Hunter, antiquaire, et de Cecilia Jones, sage-femme. Aime le golf, le poker, le vin de Bordeaux, les vacances à Key West.
Franklin avait cessé de sourire, Sixtine continuait :
— Vous faites des études de criminologie et êtes admis à l’académie du FBI en 1985. En 1987, vous êtes détaché dans un commissariat de la Nouvelle-Orléans où vous démontrez vos talents de détective en élucidant l’homicide d’un des notables de la ville. Peu après, vous épousez votre camarade d’école, Annette Washington, artiste peintre, avec qui vous aurez deux garçons et une fille, nés respectivement en 1992, 1997 et 2000. Après être devenu officiellement agent spécial Hunter en 1989, vous montez rapidement les échelons du Bureau et vos collègues se souviennent de vous comme d’un homme intelligent, compétent, mais avec une tendance à opérer seul et à tordre le cou aux règles du FBI. L’année 2000 marque la création de l’unité « Art Crime » dans les bureaux du FBI à Philadelphie, la seule aux États-Unis dont la mission est d’enquêter sur le trafic d’objets d’art, et dont vous avez, seul, la responsabilité. Au fil des années, le trafic d’art augmente et votre unité se développe aussi, jusqu’à ce que vous soyez à la tête de douze personnes en 2010, qui sont assignées à votre département à temps plein. Par deux fois, en 2001 et 2004, vous êtes réprimandé pour avoir enfreint les procédures du Bureau, mais en 2009, vous recevez l’équivalent de la Légion d’honneur péruvienne pour avoir rendu au pays l’une de ses plus précieuses antiquités, une parure inca en or massif qui provenait d’une fouille illégale et avait été passée clandestinement aux États-Unis par l’ambassadeur du Panamá. Et en janvier 2011, vous vous intéressez à une rumeur, le vol présumé du masque funéraire de Toutankhamon.
Sixtine s’arrêta et le regarda, mais Franklin baissa les yeux vers ses boutons de manchettes en or et dit :
— Pourquoi vous arrêtez-vous là ? Continuez, c’est le plus intéressant.
— Vous investissez une large partie du personnel, des ressources du Bureau et de l’argent du contribuable dans l’affaire Toutankhamon, malgré les doutes de votre équipe. Vous passez outre l’ordre de votre supérieur d’abandonner l’enquête et organisez une opération sous couverture à Miami en mars 2011. Un de vos coéquipiers témoignera, je cite, de « votre obsession maladive » pour l’affaire Toutankhamon. À partir de ce moment, vous multipliez les offenses, qui iront de l’intimidation de témoins, de la manipulation de pièces à conviction, de la falsification de preuves, de l’enregistrement illégal, à la tentative de corruption d’officier. Après une audience au tribunal correctionnel, vous êtes renvoyé du FBI et condamné à deux ans de prison avec sursis, à cause notamment du témoignage de l’agent qui a découvert vos actions et que vous avez ensuite tenté de soudoyer, soit votre coéquipière… l’agent spécial Aziza Rust.
Sixtine marqua une pause, puis reprit à voix plus basse :
— Votre divorce a été prononcé trois mois plus tard, attribuant à votre ex-conjointe la garde exclusive de vos enfants. Vous n’avez pas d’agence de détectives à Philadelphie, et ce client anonyme qui cherche le masque de Toutankhamon, c’est vous.
Franklin fixait la fenêtre, les étourneaux sur la Metropolitan Cathedral, la foule sur le Zócalo. Il avait honte, dans ces habits d’emprunt, et un instant il pensa proposer à Sixtine de lui rendre son argent. Mais il avait tout dépensé. Du coin de l’œil, il vit Sixtine jeter le dossier sur la table basse. Elle le fixait comme un juge, bientôt elle demanderait des explications. Enfin, il tourna la tête vers elle, et contre toute attente, il vit qu’elle souriait.
— Monsieur Hunter, vous êtes exactement l’homme qu’il me faut.
Franklin était cloué sur son siège, à peine rassuré par sa réaction. Cette gamine riche le tenait à la gorge avec son fric et son dossier, et il n’aimait pas ça. Elle disparut un instant et revint en traînant un drap ensanglanté derrière elle. Franklin se redressa d’un bond.
Elle l’étendit sur la moquette de la suite. Le détective se détendit et y lut l’inscription. Elle lui raconta l’épisode du musée.
— Ceux qui m’ont enfermée dans la pyramide m’ont retrouvée. Je le prends comme un avertissement. Et vous ?
— Oui, effectivement, le message est assez clair.
— J’ai décidé de l’ignorer.
— Une décision qui vous garantit une vie longue et heureuse, ironisa Franklin.
— Ma vie longue et heureuse s’est arrêtée le 21 mai. Chercher la vérité sur la mort de mon mari et la mienne était tout ce que j’avais, et c’est ce qui m’a amenée ici. Mais l’attaque du musée a tout changé.
Sixtine s’arrêta un instant puis reprit, résignée :
— C’est eux ou moi, à présent vous comprenez ? Me tuer une fois n’a pas suffi. Quelqu’un, quelque part, veut que je meure pour de bon. Et si je vous ai fait venir ici, c’est… c’est pour m’apprendre à me battre.
Franklin observa Sixtine. Ses yeux verts devenaient sombres à force de détermination. Il s’assit devant elle.
— Comment ça, vous battre ? Physiquement ?
— Je pensais plutôt à vos connaissances liées au trafic d’antiquités, mais je ne suis pas contre un peu d’exercice.
— Et j’ai combien de temps pour parfaire votre éducation ?
— Quelques jours. Mais voyez-vous, depuis que je suis sortie de la pyramide, j’ai tendance à apprendre vite.
Franklin fit la moue, ce qui n’empêcha pas Sixtine de continuer.
— Qu’est-ce que vous apprenez dans votre unité d’Art Crime au FBI ?
— Pas mal de choses que vous ne croiriez pas.
Sixtine le scruta avec sérieux, comme pour l’encourager à parler.
— Le masque funéraire de Toutankhamon a bien été volé. La belle-sœur de Nasser a parlé. Le casse du musée était la commande d’un client américain.
— Elle a dit qui était ce client ?
— Non, mais ce n’est pas lui qui m’intéresse, parce qu’il a laissé tomber l’affaire avant de recevoir le masque. C’est l’acheteur qui l’a finalement reçu que j’aimerais entendre. Et de lui, on ne sait rien, sauf que la transaction a été rondement menée, au Caire même.
Franklin lui rapporta en détail sa conversation avec Zahara et le Scultore, et y ajouta les informations glanées par Max.
— Et je vais vous dire ce qui m’intéresse encore plus : le fait qu’el-Shamy et Nasser soient entrés dans la pyramide quelques jours avant qu’on ouvre la chambre X, et que Nasser soit devenu fou.
Sixtine écoutait.
— J’ai une théorie qui revient à chaque fois que j’y pense, dit Franklin. Hassan et el-Shamy mènent une enquête sur le vol de Toutankhamon. Les acheteurs sont devenus désespérés, ils essaient de le refiler au premier venu.
Il fit une pause, puis la regarda.
— Et si l’acheteur n’était autre que Seth ?
Sixtine releva la tête d’un coup et ses yeux devenus vert sombre fixèrent Franklin, comme un animal observant sa proie. Le détective continua :
— Nous savons que Seth était collectionneur d’antiquités égyptiennes. Saisir le plus grand des trésors pour une bouchée de pain est une tentation à laquelle peu pourraient résister. Peut-être prévoyait-il d’en faire don à l’Égypte, qui sait ?
Franklin choisissait ses mots, conscient des émotions à fleur de peau de Sixtine. Son prince adoré devenait ténébreux, la victime devenait coupable, il fallait tempérer. Il continua :
— Hassan avait promis que, s’il mettait la main sur les trafiquants d’antiquités, il en ferait un exemple. Imaginons que Hassan et el-Shamy emmènent Seth dans la pyramide — après tout, qui d’autre qu’un membre du CSA pouvait avoir connaissance d’un accès à cette chambre X ? Ils commettent un meurtre sur Seth, mais dans un acte encore plus barbare, vous laissent vivre, temporairement. Et deux semaines plus tard, ils mettent en place la deuxième partie du plan : ils permettent à Nasser de jeter un œil au résultat. Pour qu’il comprenne le message… et le diffuse, d’une certaine façon.
Sixtine était silencieuse.
— Mais pourquoi Mexico ? dit-elle enfin, les dents serrées.
— Je ne sais pas. Mais ils avaient assez de ressource et de contacts pour organiser un enlèvement.
Sixtine observa au loin un point invisible, puis dit.
— Alors je sais ce que nous allons faire. Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?
— Le 24 octobre, intervint Han.
— Monsieur Hunter, vous avez quatre jours pour m’apprendre tout ce que vous savez.
Une étincelle brilla dans les yeux émeraude de Sixtine. Franklin reconnut cet éclat froid : c’était celui de la vengeance.