Chapitre 47
L’Envers Des Portes

Paris, le 29 octobre, devant Sotheby’s.
— Qu’est-ce que vous faites, exactement ? éclata Sixtine quand elle fut arrivée devant Thaddeus.
Dans la lumière orangée du ciel, entre chien et loup, la colère empourprait ses joues. Thaddeus, radieux, assis sur le capot de sa voiture de collection, paraissait presque amusé de son émotion.
— J’ai tenté d’acheter un objet que je convoite depuis que je m’intéresse à l’égyptologie, c’est-à-dire une éternité. On peut dire qu’un rêve de gamin s’est écroulé il y a quelques instants. Mais il faut être bon perdant, à ce jeu-là.
— C’est peut-être un jeu pour vous, mais ça ne l’est pas pour moi.
— Ah bon ? Que comptiez-vous faire d’une reine morte ? La ressusciter ? dit-il, l’œil brillant.
— Vous ne pouvez pas comprendre, bredouilla Sixtine.
— Essayez toujours d’expliquer, je pourrais vous surprendre, interrompit Thaddeus.
Sixtine sentit la frustration monter en elle.
— À chaque pas que je fais, à chaque fois que je me retourne, vous êtes là, comme mon ombre. Qu’est-ce que vous faites ?
Thaddeus ne répondit pas. Il sortit un petit carnet de croquis de sa poche. Sixtine continua :
— Vous vous sentez obligé de me protéger, parce que j’étais la femme de votre meilleur ami, c’est ça ? C’est un fardeau très lourd à porter, alors je vais vous rendre la vie plus facile. Laissez-moi tranquille.
Thaddeus inscrivit quelques mots sur une feuille et la plia en quatre. Les veines de Sixtine battaient dans son cou quand elle cracha :
— Jessica est morte. Elle est morte dans cette pyramide, et elle ne reviendra plus. Faites le deuil, comme moi. Je ne suis pas celle que vous pensez, et je n’ai pas besoin de votre protection.
Thaddeus la regarda. Sixtine savait que ses mots avaient touché leur but, mais elle avait du mal à comprendre l’émotion qu’elle lisait dans ses yeux.
— Je crois que c’est vous qui vous trompez sur qui vous êtes, Sixtine. Mais très bien, vous ne me retrouverez plus sur votre route. Sauf…
Il s’arrêta et Sixtine crut déceler de la lassitude dans ses yeux qui perdaient de leur assurance. Mais il se ressaisit immédiatement et afficha un sourire amical.
— Sauf… si c’est vous qui me cherchez.
Il pressa le papier plié dans la paume de la main de Sixtine et ses doigts rêches et pourtant si élégants envoyèrent un courant presque douloureux sur sa peau.
— Si nous ne devons pas nous revoir, permettez-moi juste de vous donner un conseil : ne surenchérissez jamais contre Helmut von Wär.
— Pourquoi ?
— Faites-moi confiance. J’en sais quelque chose. Von Wär est mon beau-père. Au revoir, Sixtine.
Il sourit. Son regard couleur de soir d’orage qui semblait dire « attention à ce que tu souhaites, Sixtine » disparut avec lui. Le temps d’un claquement de portière, il démarrait déjà vers la nuit qui allumait des lampes orange sur les toits de Paris. Sixtine ressentit une douleur dans son ventre, quelque chose de glacé sur sa colère toujours brûlante. Elle déplia le papier qui collait à ses doigts crispés.
Où tout a commencé, nuit d’Halloween.
Sa tête tournait. La rage quitta soudain son corps et elle laissa dans son sillage un vide amer et sombre. Sixtine se mit à marcher. Elle ne savait pas où aller. La nuit semblait tomber à toute vitesse, les ombres grignoter avec hargne chaque coin de l’asphalte. Les paroles de Thaddeus, les coups de marteau de la commissaire-priseuse, les applaudissements de la salle des ventes, ils chantaient avec les bruits des mauvais jours et ravageaient tout dans sa tête comme une vague de débris. Sixtine marcha plus vite, releva sa capuche. Alors vinrent les cris du singe. Clairs, stridents, verdâtres. Le babouin hurlait à en réveiller les morts et elle se mit à courir. Les braillements infâmes cessèrent d’un coup. Ils firent place à un autre cri, plus lointain :
— ATTENTION !
Elle sentit son manteau être arraché par une main gigantesque, son bras se désarticuler, puis sa tête cogner l’asphalte. Ses yeux se fermèrent quand elle vit arriver sur elle, dans un souffle infernal, une voiture lancée à toute vitesse.
* * *
— C’est incroyable, il ne s’est pas arrêté ! Sa plaque, notez sa plaque ! Ça va, mademoiselle ? Quelqu’un a filmé ?
Quand Sixtine revint à elle après une fraction de seconde, la foule excitée se pressait déjà autour d’elle. Elle avait une égratignure au front ; son bras et ses genoux lui faisaient mal. Elle leva les yeux. Au plus près de son visage se trouvaient des traits familiers. Les joues rondes, un sourire espiègle, et cette incomparable chevelure rose, c’était la journaliste rencontrée à la réception organisée par De Bok.
— Rien de cassé ?
Sixtine, toujours à terre, secoua la tête.
— Vous l’avez échappé belle, il aurait vraiment pu vous tuer, vous devriez porter plainte, dit Florence en tendant la main à Sixtine pour l’aider à se relever.
— Ça va aller, merci, balbutia Sixtine.
— Bon, eh bien, si vous êtes en pleine forme, est-ce que vous auriez quelques minutes pour une petite interview ? J’ai vu que vous aviez enchéri sur Néfertiti, je suis de la BBC et…
Mais Florence s’arrêta net, comme hypnotisée. Sixtine suivit la trajectoire de son regard et réalisa avec effroi ce qu’elle observait. D’un mouvement fulgurant, elle tira sur son manteau et rencontra les yeux de Florence. La journaliste avait vu.
Le tatouage sur son ventre.