Chapitre 48
Dans La Gueule Du Serpent Gris

Paris, quartier de la Butte Montmartre, nuit du 29 au 30 octobre
La vente de Sotheby’s était dans la boîte, et avec elle, le tournage du documentaire sur Néfertiti.
Andrew Sheets se disait qu’il avait bien mérité un petit verre de célébration — voire une cuite en bonne et due forme. Robin et John s’étaient révélés être de véritables petits joueurs en le laissant après seulement quatre bières et il ne fallait pas compter sur Mornay pour s’amuser ; elle n’avait même pas daigné les rejoindre. Il était bientôt minuit, il était déjà passablement rond, et il se trouvait à Montmartre : tous les ingrédients étaient réunis pour une nuit parisienne épique. Les rues de ce coin de la capitale promettaient aux rêveurs comme lui un paradis perdu où l’on trouvait à travers les volutes de drogues exotiques des filles mystérieuses et des poètes sordides. Il s’installa dans le bar le plus sombre qu’il trouva et commanda à boire jusqu’à ce que l’aventure arrive. Mais elle n’arriva pas.
Vers deux heures du matin, Andrew, ivre, fit tomber son verre de cognac qui s’écrasa sur le sol en mosaïque. Un homme bedonnant affublé d’un chapeau informe, qui buvait seul au fond du bar, ricana. Un des serveurs raccompagna l’Anglais dehors. Andrew vitupéra : il ne tenait plus debout, mais il tenait à sa nuit parisienne. Il arpenta alors le pavé glacé par le vent d’octobre jusqu’à ce qu’il arrive devant les deux cent vingt-deux marches du long escalier solitaire de la Butte. Ses yeux baignés d’alcool faisaient onduler la nuit et l’escalier ressemblait à un serpent gigantesque aux mille écailles grises.
En bas, il y a Pigalle et le quartier rouge, le dernier port des explorateurs nocturnes, pensa-t-il.
Alors il se mit à descendre.
Le brouillard mouillait les pierres usées et enveloppait les vieux lampadaires d’un voile blafard. Pas une âme ne montait ou ne descendait. Les dernières feuilles des arbres chauves s’accrochaient à la nuit avec autant de force qu’Andrew à la rampe en fer. Les phares d’un taxi éclairèrent un instant une ombre projetée sur un mur tagué, puis tout redevint nuit. Un chien aboya. Malgré l’alcool, Andrew frissonna. Il pressa le pas, glissa. En un instant, il était à terre, sur le palier pavé au beau milieu de l’escalier et le grand serpent gris sembla se refermer sur lui. Alors il entendit des pas qui se rapprochaient. Et des ricanements.
Quand il leva les yeux, il vit un étranger, grand et gros. Il sentit la peur immobiliser ses membres puis retomber immédiatement : il avait reconnu l’homme bedonnant au chapeau, qui lui tendait la main. Andrew, le cœur battant de cette frayeur passagère, réussit à se relever et s’appuya sur la rampe froide.
— Merci. Dites, vous m’avez foutu une de ces trouilles. Ces marches sont glissantes, hein ?
L’homme lui aussi sinuait et se déformait sous les pupilles d’Andrew, mais il voyait que l’autre souriait d’une façon étrange. L’expérience commençait à dessaouler l’Anglais, qui dit en hâte :
— Je voulais aller visiter Pigalle, mais finalement, je crois qu’il est temps de rentrer. Bonne soirée, et merci encore, hein.
Mais l’homme lui attrapa le bras et dit d’une voix mielleuse :
— Attends, toi et moi avons à peine fait connaissance.
Andrew retira son bras et bredouilla :
— Non, ça va, mec, vraiment, ça va.
Il dévala les marches aussi vite qu’il put, mais entendit derrière lui :
— Andrew Sheets, tu veux des informations sur Néfertiti ?
Andrew s’arrêta et se retourna. Au-dessus de lui, l’homme au chapeau souriait encore, et descendait lentement vers lui.
— Comment tu le sais ? demanda Andrew.
— J’ai une faveur à te demander, dit l’homme avec un accent rugueux, peut-être russe, ou polonais. En échange, disons que je peux te donner des pistes.
— Sur la découverte de Néfertiti ?
— Oui… et sur l’affaire de Khéops.
— Le meurtre de Seth Pryce ? Qu’est-ce que ça a à voir avec la momie ?
— Tout. Sans Néfertiti, il n’y a pas de meurtre… et vice-versa, sourit l’homme. Tout cela n’est que… comment vous dites… « le haut de l’iceberg » ? Mais peut-être peut-on prendre ce dernier verre à Pigalle, cher ami ?
L’alcool inondait toujours la périphérie de son esprit, mais Andrew percevait clairement le bouillonnement que cette rencontre engendrait : le haut de l’iceberg, l’El Dorado des journalistes. Néfertitigate, un reportage exclusif d’Andrew Sheets. Il se souvint alors de la main sur son bras et de la voix enjôleuse. Il regarda l’homme qui descendait déjà.
— Attends, dis-moi ce que c’est, la faveur en question, là.
— Oh, presque rien, dit son interlocuteur, l’œil brillant.
— Je préfère savoir avant, si ça ne te dérange pas, glapit Andrew. Histoire d’être sûr qu’on est sur la même longueur d’ondes, en quelque sorte.
L’homme réfléchit et sous la lumière des lampadaires, son visage fit des plis étranges, comme si sa peau tenait plus du reptile que de l’humain.
— S’assurer que Florence Mornay-Devereux soit tenue entièrement hors de l’affaire.
La face d’Andrew s’éclaira d’un sourire large que l’ivresse tournait en grimace. Il descendit quelques marches et serra la main de l’homme.
— Deal, dit-il. Je me disais bien que ce soir serait un bon soir.
Il passa alors ses bras autour des épaules de l’homme et sentit une odeur minérale que son haleine vineuse effaçait. Toujours hilare, enivré encore par les confidences à venir, il souffla à son improbable compagnon, sur le chemin qui descendait vers le quartier rouge :
— Alors, à nous la nuit parisienne. Mon cher… mon cher…
— Oxan. Oxan Aslanian.