Chapitre 50
Le Triomphe Du Singe

Paris, le 30 octobre
Dans une ruelle derrière le musée du Louvre, Sixtine regardait la pluie tomber. Son esprit s’était allé à un alanguissement soudain et bienvenu. Elle aurait dû être nerveuse, agitée, torturée de doutes. Mais pour la première fois depuis le néant de la pyramide, tout en elle était serein. Comme si au-delà de tous les mouvements de son corps se tapissait la certitude que, dans quelques heures, ce serait la fin. La fin des peurs, la fin de l’Histoire, la fin d’un monde. Et elle savait que le destin était déjà enclenché — il fallait juste qu’elle se laisse flotter vers l’inéluctable.
Sixtine était à moitié cachée et protégée de la pluie par une porte cochère, mais l’eau dégoulinait sur son sweat à capuche gris et faisait briller ses bottes noires. Han, lui, se tenait au milieu du trottoir, un parapluie à la main. Elle n’avait rien dit à Han. Tout ce qu’il avait à faire était tenir un parapluie. Et fermer une porte. Mais elle soupçonnait qu’il savait. Il guettait l’arrivée d’el-Shamy.
Sixtine entendit des pas. C’était lui. Il avait été si facile de l’appeler. Il avait suffi de dire : « Je suis la femme qui a enchéri sur Néfertiti ». El-Shamy avait suivi les instructions, il était seul et était venu à pied. « Tant mieux », se dit Sixtine, et pourtant elle ne ressentait aucune anxiété. Plus que jamais, elle avait le sentiment d’être un spectre. Han accosta l’Égyptien et lui assura que c’était bien ici qu’ils avaient rendez-vous. Ici, au milieu de cette ruelle déserte, debout sur le trottoir luisant de pluie.
L’imperméable d’el-Shamy était trempé et sentait la cigarette. Il jetait des coups d’œil furtifs autour de lui. C’est à ce moment-là que Sixtine sortit de sa cachette. Elle regarda le conservateur, lui dit bonjour. Puis le sol du trottoir s’ouvrit et elle s’engouffra dans les entrailles de Paris.
Han plaça le parapluie au-dessus du trou, qu’il avait mis à découvert en ôtant une plaque en fonte. Un escalier étroit descendait dans un passage vertical éclairé par la lampe de Sixtine. Une odeur d’égout teinta la pluie et el-Shamy regarda Han, hésitant. Han sourit. L’archéologue replia son imperméable et, maladroitement, mit un pied sur le premier barreau de l’échelle. Han observa sa descente puis se pencha pour replacer la plaque en fonte, après avoir remis à l’Égyptien son chapeau qui était tombé sur le trottoir. Bientôt, le conservateur marcha derrière Sixtine dans les couloirs secrets et sombres du réseau du métro parisien et le trottoir s’était refermé, comme si de rien n’était.
— Où on va comme ça ? demanda el-Shamy, qui avait déjà manqué de perdre l’équilibre sur le sol encombré de choses indiscernables.
— Vous voulez le singe ? lança Sixtine, sans se retourner vers lui.
Puis elle n’entendit plus rien sauf ses pas.
Elle suivait le faisceau de sa lampe sur les rails désertés et sentait le corps d’el-Shamy près du sien. Ils passèrent des entrepôts où reposaient des wagons vides, qui sentaient la peinture fraîche des bombes des graffeurs. Ils traversèrent des endroits où stridulaient des grillons, puis un labyrinthe rempli de bruits graves et lointains. Ils longèrent un mur couvert d’une immense fresque surréaliste que la lumière mobile faisait vibrer. Plusieurs heures auparavant, Sixtine avait fait le même chemin. Elle avait marché, tremblante, sous la menace des visions qui allaient et venaient malgré les lampes énormes qui se balançaient dans sa main. Elle avait avancé, les dents serrées, hantée par le souvenir si clair de Jessica, jeune rebelle amourachée d’un artiste de rue qui lui avait fait découvrir le dédale souterrain. Mais à présent, il n’y avait plus rien que le souffle d’el-Shamy dans son dos, et le singe au bout du tunnel.
Ils suivaient la lumière qui découvrait des pierres, des rats, une chaussure. Enfin, ils arrivèrent devant une porte, où un panneau montrant un homme courbé par la violence d’un choc électrique ne tenait plus que par un clou, à l’envers. Sixtine sortit un trousseau de clefs et ouvrit la porte.
— Mais pourquoi le cachez-vous… demanda el-Shamy.
Il interrompit sa propre question lorsque Sixtine dirigea le faisceau de sa lampe à l’intérieur de la pièce vide. L’espace ressemblait plutôt à un corridor d’environ un mètre de large et six ou sept mètres de long. À même le sol, debout contre la paroi sale du mur du fond, se trouvait Hapy, le vase canope en forme de singe.
El-Shamy bouscula Sixtine pour pénétrer dans la pièce. Il vitupéra contre les mauvais traitements qu’avait subis la minuscule antiquité tout en la prenant dans ses mains comme un petit enfant. El-Shamy avait le dos tourné, perdu dans son admiration pour l’objet millénaire. Puis il dut sentir l’obscurité tomber comme une chape et entendre le bruit des clefs, et son visage dut se tordre de peur — mais Sixtine ne le vit pas. Elle avait déjà fermé la porte sur lui.
Elle entendait toujours ses cris lorsqu’elle refit le chemin de croix à l’envers. Elle entendait toujours le rythme de ses poings cognant la porte invincible, la mélodie de ses complaintes étranglées par l’effroi, les notes aiguës de sa rage inutile. Cette musique infâme jouait toujours dans son crâne lorsqu’elle monta l’échelle pour retrouver la lumière. Plusieurs fois, la dernière image d’el-Shamy fit irruption dans son crâne : penché sur le singe, son grand corps drapé d’un étrange halo grisâtre. Quand Sixtine ouvrit la plaque de fonte, la pluie drue la frappa en plein visage. Han était parti, et il n’y avait personne dans la rue luisante pour voir ce spectre gris sortir de terre, comme elle l’avait prévu. Quand elle laissa tomber la plaque et s’éloigna dans le mauvais temps, le silence envahit sa tête petit à petit.
L’alerte serait sûrement donnée dans les prochains jours. On ferait une enquête. On trouverait qu’el-Shamy était resté à Paris après la vente de Néfertiti et s’était tout simplement évaporé de la face de la Terre. Peut-être la police viendrait interroger Sixtine, si jamais el-Shamy avait parlé de leur rendez-vous. Elle dirait qu’elle l’avait vu pour lui faire don du vase canope. Pas de témoin, pas d’arme, pas de corps. Pas de motif.
Il avait suffi de fermer une porte. Le temps ferait le reste.
Au bout de la rue déserte, Sixtine leva son visage vers le ciel. Elle ferma les yeux.
Il ne se passa rien.
Partis, les remous de la rivière verte, la gueule déformée du singe, les yeux vides de Néfertiti. En un simple battement de paupière, le monde laissait sa place à l’obscurité, pleine, infinie. Devant ses yeux, une nuit artificielle et salvatrice.
Jessica Pryce reposait enfin en paix.
* * *
Quand Sixtine retourna à son hôtel, son corps douloureux réclamait des siècles de sommeil. Elle avertit Han qu’elle se retirait et qu’elle ne devait être dérangée sous aucun prétexte. Mais elle trouva le vieil homme très pâle, se tordant les doigts.
— Mademoiselle, vous venez juste de recevoir un message de monsieur Max Hausmann. Je pense que vous devriez le lire.
Deux heures plus tard, alors que Paris se préparait pour Halloween, Sixtine courait dans les couloirs du musée du Louvre. Les appels qui sonnaient dans le vide résonnant toujours dans son crâne, elle avait arpenté la salle Richelieu. Elle avait attendu sur le balcon, interrogé le personnel, traversé le grand hall de haut en bas. De guerre lasse, elle était allée chercher dans les salles égyptiennes. Elle traversait un monde de sarcophages, de cercueils, d’instruments de momification. Elle eut la nausée devant une silhouette de bandelettes devant laquelle les touristes posaient en faisant le V de la victoire. Le Louvre était devenu un labyrinthe infernal peuplé de toutes les choses qu’elle voulait oublier. Les visions avaient disparu, mais à la place s’étirait dans l’infinité de son esprit, ces mots qu’elle avait tenus au creux de sa main :
Où tout a commencé, nuit d’Halloween.
Elle s’arrêta dans une des petites salles au parquet grinçant. Son cœur battait de l’urgence qui affolait sa respiration et des révélations de Max. Devant elle, sur une pierre surplombant les visiteurs, se tenait le buste d’Akhenaton au visage émacié. Sur le mur rouge, les spots dessinaient les ombres du pharaon des deux côtés du buste si bien qu’on eut dit qu’il avait des ailes. Le plus grand roi d’Égypte, vénérateur du soleil, ressemblait à un ange.
Sixtine vit les yeux vides d’Akhenaton. Soudain, elle se souvint.