Chapitre 52
Le Troisième Enfer

Catacombes de Paris, nuit d’Halloween
Deux fois, déjà, Sixtine avait connu l’enfer.
La troisième fois, dans les catacombes de Paris, les pieds dans une flaque de sang noir, elle était prête.
Elle les attendait.
Ils étaient tout près, elle le sentait jusqu’au fond de son ventre tatoué.
Elle serra la lampe torche qui glaçait sa paume.
Elle guetta chaque bruit dans le silence du souterrain, chaque signe. Le grésillement d’un néon dans le tunnel. Une ombre inattendue sur un graffiti sale. Un grondement lointain courant le long des rails abandonnés. Le frisson glacé dans son cou, où une goutte d’eau rouillée s’était écrasée.
C’était le calme avant le carnage.
Peut-être étaient-ils déjà là, pensa Sixtine. À peser le cœur de l’homme mort à ses pieds.
Elle dirigea la lueur de sa torche sur le corps inerte. Le sang dessinait un grand dahlia rouge sur sa chemise, un couteau planté en son cœur.
C’était El-Shamy.
Le responsable du premier enfer de Sixtine. Le bourreau de la pyramide.
Sixtine déglutit. Ce souterrain avait réveillé le goût, indélébile, de la pierre millénaire et du corps en décomposition de son mari tant aimé. El-Shamy les avait enfermés dans cette tombe illustre ; Seth était déjà mort à son arrivée, mais hélas, elle vivait encore.
Ils avaient attendu qu’elle devienne folle de soif et de désespérance, que sa gorge et ses doigts ne soient plus que du sang. Mais ils étaient venus, pour la traîner dans le deuxième enfer : une rivière verte qui épelait les anagrammes de son nom, puis un tribunal de quarante-deux jurés qui pesèrent son cœur, mué en scarabée. Pour échapper à une bête immonde, son cœur avait trahi, parlant une langue que Sixtine ne comprenait pas.
Après ces deux enfers, elle était retournée chez les vivants. Mais ils étaient restés, tapis dans les ombres de sa mémoire défaillante. L’obscurité les réveillait, la mort les appelait : c’étaient les dieux égyptiens, et parmi eux, Néfertiti, la reine aux yeux vides. Le singe était toujours le premier à hurler dans la tête de Sixtine.
Le singe. Où est le singe ?
Soudain, elle ne pensait plus aux spectres, mais à un vase canope vieux de 3500 ans. Il avait la forme d’un babouin, représentant le dieu Hâpi, l’un des quatre fils d’Horus et gardien des poumons de la momie de Néfertiti. Hâpi avait été l’appât, pour amener El-Shamy dans ce qui allait être son tombeau.
Et l’appât manquait.
Avec l’empreinte de Sixtine.
Meurtrière, meurtrière. Meurtrière !
Sauf qu’elle ne l’avait pas tué. Elle n’avait jamais touché à ce couteau dont la garde scintillait dans la lumière de la torche. Oui, elle avait voulu en finir avec lui en l’enfermant ici, là où personne ne le retrouverait, comme lui l’avait enfermée dans la pyramide. Ainsi elle réalisait sa promesse de vengeance qu’elle avait faite à Seth et à Jessica, celle qu’elle n’était plus.
Mais elle était revenue. Thaddeus avait planté des doutes dans sa conscience. El-Shamy était-il réellement le bourreau de la pyramide ? Où n’était-il qu’un des acteurs de cette mise en scène abjecte ?
Les questions étaient bien futiles, à présent. Quelqu’un d’autre l’avait assassiné pour elle.
Elle se recroquevilla soudain, incapable de bouger.
Ils arrivaient.
Son regard vert perça les ombres du tunnel pour déceler un rat qui fuyait la lumière. Des lampes torches découvraient les parois suintantes. Ce n’était pas des spectres. C’étaient des hommes.
Des policiers.
Sixtine étouffa la lueur de sa lampe ; le vertige de l’obscurité la happa immédiatement dans ses délires. Les spectres tant attendus sortirent des ombres et se mêlèrent aux affaires des humains. Elle entendit des cris, mais fut incapable de distinguer de quel monde ils provenaient. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il fallait imiter le rat, et fuir.
Il y avait trois cents kilomètres de tunnels sombres sous Paris dont à peine la moitié était cartographiée. Sixtine s’engouffra dans le labyrinthe noir, longea les rails désaffectés, ses pieds se foulant sur des choses qu’elle ne pouvait pas voir.
Dans son crâne, le singe riait, plus énervé à mesure que Sixtine se perdait dans les souterrains. Elle passa le nom des rues qu’il y avait au-dessus, dans le Paris qui vivait. Sa conscience s’affolait, alerte, épuisée à force d’essayer de trier le vrai du faux. Une chute, deux chutes, un genou écorché à travers son jean déchiré. La sueur froide coulait sur son visage comme l’eau sur les ossements qui sortaient des parois.
On avait déversé ici les corps du cimetière des Innocents. Six millions de morts se trouvaient derrière ces murs. Mais leur présence n’était pas aussi terrifiante que les yeux aveugles de Néfertiti.
La reine spectrale s’imposa, gigantesque, altière et tentaculaire, dans l’obscurité d’un tunnel qui semblait infini. L’angoisse menaçait de s’emparer de Sixtine toute entière, mais ses jambes couraient toujours et l’emmenèrent loin des ombres dont Néfertiti avait fait son royaume. Au détour d’un couloir, elle décela enfin de la lumière et une rumeur différente, improbable.
Comme des tambours fous.
— Ô mon cœur de ma mère, ô mon cœur de ma mère, ô viscère de mon cœur de mon existence terrestre, ne te lève pas contre moi ! répétait le singe en ricanant.
Sixtine se précipita vers la source de ce vacarme étouffé par les tunnels moites. Puis elle sentit son odeur avant de la voir : une foule, dansant au rythme de sons délirants.
Une rave party. Les souterrains grouillaient d’activités illégales en tous genres.
Elle fonça à travers une centaine de corps désarticulés par la transe. La plupart étaient grimés, on célébrait Halloween. On buvait, on s’embrassait, insouciants. Quand elle se faufila parmi eux, un garçon voulut l’empoigner pour danser, elle crut que c’était un policier, elle se débattit. Les cris du singe augmentaient, elle entendait à peine la musique électro.
Enfin Horus, le dieu égyptien, lui barra le passage.
D’autres dieux égyptiens sortirent de nulle part. Des masques. Mêlés à ceux affublés de perruques à strass, d’ailes d’ange ou de bouteilles de plongée. Sixtine les poussa violemment, ils tombèrent comme au ralenti. Elle continua à courir.
Elle passa un théâtre où une strip-teaseuse se déshabillait devant les yeux d’hommes avides. Elle courut encore, bouscula un artiste peignant une vague immense, faillit trébucher sur un junkie dormant dans un coin, les yeux ouverts.
— Salut à toi mon cœur ! Salut à toi, viscère de mon cœur ! Salut à toi mon sein ! Salut à vous, ces dieux prééminents, annoncez-moi à Rê !
Elle courut et courut encore. Enfin le bruit des autres hommes s’évanouit ; la lumière n’était plus que pour elle et les bêtes des souterrains. Alors elle s’affala, les genoux à terre, les poignets dans la boue, ses cheveux dégoulinant de sueur. Sa poitrine hoquetait, elle cracha sur le sol, râla, s’agrippant à sa lampe. Le singe murmura une dernière fois :
— Que je sois durable sur Terre, que je ne meure pas dans l’Occident, que je sois un bienheureux là-bas ! Que je sois un bienheureux là-bas. Que je sois un bienheureux là-bas...
Puis l’animal s’arrêta, comme à bout de souffle lui aussi. Sixtine colla son dos contre la paroi. L’odeur épaisse des égouts lui piquait le nez. Elle écouta encore. Elle n’entendait plus rien, que des gouttes lointaines qui tombaient dans des flaques invisibles. Personne ne l’avait suivie.
Maintenant, il fallait quitter ce monde souterrain et faire face à celui du dessus. Elle regarda autour d’elle, inspecta le plafond. Aucune sortie, mais trois tunnels qui partaient de l’endroit où elle se trouvait, comme un carrefour. Tous se ressemblaient. Il fallait choisir pourtant.
Elle plissa les yeux et décerna une lueur étrange qui venait de l’un d’eux, ou plutôt, une clarté née soudain pour mourir presque aussitôt. Comme si quelqu’un était passé par là, puis était reparti. Cependant, c’était la couleur de cette lumière pâle qui la troublait. Elle était verte.
Grimaçant de douleur, bataillant contre la nausée, elle courut vers la lueur. Elle passa le faisceau de sa lampe sur le plafond, cherchant un escalier, en vain. Mais ce qu’elle trouva lui coupa le souffle.
Elle apparut tout d’un coup, comme si elle s’était matérialisée, infinie, au détour d’une ombre :
La rivière verte.
Celle de ses cauchemars et des avertissements des spectres, et pourtant fascinante, envoûtante comme un trésor toxique. Dans un mouvement inconscient, comme si son corps savait mieux qu’elle, Sixtine s’agenouilla et plongea la main dans l’eau émeraude. Et elle le vit.
Seth.
Seth, son mari, les yeux ouverts, sur un îlot étrange au milieu de cette gigantesque rivière, nu sur une sorte d’autel minéral, et au-dessus de lui d’immenses stalactites. La vision ne dura qu’un instant, pourtant les images brûlèrent sa rétine. Elle reconnut un homme habillé comme un prêtre, le visage baigné de larmes et de rage. Elle vit un poignard qui s’enfonçait dans la poitrine de Seth, et une main entrant et disparaissant dans ses entrailles. Son corps glissant de l’autel. Son sang sur les marches, puis un cri.
Son cri.
Le cri de Jessica. Le cri de Sixtine.
Il mourut dans sa gorge lorsqu’elle entendit l’écho du métal frappant la pierre.
Elle rampa pour se tapir dans un recoin sombre du souterrain. De sa cachette, elle regarda la rivière verte en tremblant. Mais elle n’eut pas le temps de trembler longtemps.
Des bras encerclèrent son cou et la traînèrent en arrière, lui faisant perdre l’équilibre. Impossible de hurler, de voir, de penser. Elle sentait seulement les bras invincibles qui prenaient le contrôle d’elle, un corps à la densité étrange contre le sien, et une odeur étouffante. Minérale, infernale - comme de la pierre qui pourrit.
Puis ce fut l’obscurité.
Les yeux de Néfertiti se mirent à briller dans son crâne comme un astre sortant soudain des nuages.
Alors que son angoisse grandissait, son torse se fracassa contre un mur. Ses mains étaient tordues dans son dos, son visage plaqué contre la pierre froide, humide, sale ; mais il y avait de la lumière encore.
Lorsqu’une douleur fulgurante transperça son index droit, elle entendit une voix rauque et un accent incertain.
— Je vous ai déjà prévenue une fois, pourtant, Jessica Pryce. Oxan Aslanian tient toujours ses promesses.