Chapitre 53
The Good Life

Plaza Hotel, New York City, neuf mois plus tôt
Jessica se tenait face à deux cents invités qu’elle ne connaissait pas, une coupe de champagne à la main, le cœur battant la chamade.
Sa robe en dentelle fine couleur de sable moulait ses formes comme une deuxième peau. Seth, à ses côtés, venait de faire un discours éloquent et tendre, et il avait insisté pour qu’elle dise quelques phrases.
« Lorsque j’étais petite, ma mère me disait toujours qu’il fallait rêver en grand. Mais jamais ni moi, ni elle je crois, n’aurions pu imaginer que mes fiançailles seraient aussi éblouissantes, et mon prince aussi charmant. »
Elle posa ses yeux brillants d’émotion sur son futur époux, et Seth serra sa main, mais n’osa pas la regarder. Un instant, elle se sentit perdue dans l’immensité luxueuse de la salle de bal du Plaza Hotel.
« Je n’aurais pas pu rêver d’être en si brillante compagnie ce soir. Merci à tous de m’accueillir dans votre grande famille. »
Elle redonna le micro à l’un des organisateurs. L’instant d’après, les verres étaient levés et la pièce résonnait des cris « À Jessica et Seth ! »
Les musiciens s’installèrent derrière leurs instruments et la chanteuse revint sur scène. Les premières notes d’un jazz langoureux couvrirent le brouhaha des conversations.
Jessica, les joues toujours rosées par la nervosité, se blottit contre son fiancé.
— Je déteste les discours.
— Les meilleurs sont les plus courts. Tu as été parfaite. Mais surtout, ça a donné l’opportunité à tous les invités de t’admirer. Cette robe, sur toi, est diabolique. Je ne sais pas si je vais pouvoir attendre ce soir pour...
Il la serra contre lui, elle rit aux éclats.
— Et moi qui croyais que tu admirais mon esprit.
— En parlant d’esprit, le mien est très embrouillé par ce décolleté...
Il passa une main dans ses cheveux d’or, saisit son menton et attira ses lèvres à sa bouche. Leur baiser fut interrompu par une grimace. Le corps de Seth se crispa. Jessica ne bougea pas, elle connaissait ses spasmes. Elle caressa son front comme le ferait une mère, le prit dans ses bras. L’estomac de son fiancé était fragile ; les meilleurs docteurs s’en occupaient, mais aucun médicament n’était vraiment efficace. Et Seth était bien trop exigeant avec lui-même pour laisser des douleurs le freiner dans sa domination du monde.
— Viens, lui dit-il, après avoir inspiré profondément et lissé sa veste de smoking. Je vais faire les présentations.
Seth alla saluer chaque convive personnellement en compagnie de Jessica. Ces fiançailles, survenues à peine quatre semaines après leur première rencontre, avaient fait jaser. Les amoureux avaient d’abord prévu une fête en comité restreint, et Jessica n’avait invité que quelques amis. L’événement, organisé exclusivement par Seth, s’était transformé soudain en une réception plus grandiose. La santé fragile de Gigi ne lui avait pas permis de faire le voyage jusqu’à New York, et les meilleures amies de Jessica étaient coincées dans un aéroport de province à cause de la tempête de glace qui faisait rage sur la ville.
Quelques membres de la famille de Seth semblaient vexés de ne pas avoir été présentés plus tôt, et Jessica surprit une vieille dame en train de marmonner que les jeunes ne respectaient plus les valeurs du mariage. Mais les autres invités avaient la bonne grâce d’apparaître charmés par cette histoire d’amour fulgurante. Quand il parlait de Jessica, Seth préférait le terme « femme de ma vie » à « fiancée », ce qui finit d’attendrir les plus sceptiques.
Pendant près d’une heure, on congratula, on s’extasia devant Jessica, sa beauté, sa chance, sa bague de fiançailles. Le solitaire orné d’un seul diamant de plusieurs carats reflétait le feu bleuté des colonnes, le pétillant du champagne, le scintillement des pierres précieuses accrochées aux femmes.
Tout dans cette réception n’était qu’éclat, ravissement et amour. Malgré sa solitude, la jeune femme virevoltait, admirait, tremblait de joie au milieu de tout cette opulence.
Trois heures après, le luxe était toujours là, les invités raffinés et les dorures des colonnes aussi.
Mais Seth, lui, avait disparu.
Une angoisse glaciale empoisonnait Jessica et le monde tout autour.
Les meilleures amies de Jessica, Clara et Béatrice, arrivèrent tard, jurant contre la tempête qui les avait retardées et froissé les robes dans leurs valises. Elles avaient manqué le discours de Seth et la ronde des présentations – et n’avaient toujours encore rencontré l’homme que leur amie allait épouser. Elles se moquèrent gentiment de Jessica lorsqu’elle avoua qu’elle ne savait pas où il se trouvait. Mais ses amies étaient trop éblouies par la fête pour laisser ce détail troubler leur joie. Elles prirent d’assaut la piste de danse et laissèrent Jessica à son inquiétude.
Personne ne semblait d’ailleurs avoir remarqué l’absence de leur hôte. Il y avait tant de recoins dans cette salle. Il aurait pu se cacher derrière n’importe laquelle des mille gigantesques colonnes qui la traversaient. D’autant que tous les hommes se ressemblaient dans leurs smokings noirs. Jessica avait déjà demandé à plusieurs personnes, et tous pensaient avoir aperçu Seth. Or, dès qu’elle se déplaçait vers l’endroit qu’ils désignaient, il n’était plus là.
Jessica, agrippée à une flûte à champagne qui tiédissait, observait la salle. Depuis qu’ils se connaissaient, Seth n’avait pas lâché sa petite amie une seconde. Elle s’était même surprise, une ou deux fois, à se sentir étouffée par cet amour débordant. Pourquoi aujourd’hui, ce jour parmi tous les jours, ce fiancé si attentionné disparaissait-il comme un mirage ?
Evidemment, ses divers associés avaient tous été conviés et cela n’aurait étonné personne que Mr Pryce se retire un instant du chaos joyeux de la salle de bal pour continuer une conversation d’affaires dans le calme. Mais la nuit avançait et son absence se prolongeait.
Et il y avait eu ce trouble si atypique, qu’elle avait surpris comme un délit.
C’était tout au début de la fête. Ils étaient à peine arrivés et Jessica avait remarqué une chose étrange.
Seth Pryce était nerveux.
Ils parlaient tous deux à un groupe de femmes, et Seth n’écoutait pas la conversation. Il se tenait près de l’une des colonnes éclairées de lumière bleue qui encadrait une foule enivrée d’opulence. Son visage altier, déterminé, sculpté autant par les fortunes qu’il avait perdues que par celles, si grandes, qu’il avait gagnées, rayonnait de masculinité. Seth était un homme dont le meilleur se révélait sous la pression du monde, tel un Atlas conquérant. Si elle ne le connaissait pas aussi bien, Jessica aurait dit qu’il était tourmenté. Mais la tourmente, comme d’autres états d’âmes plus subtils, n’avait jamais fait partie du répertoire des émotions que Seth Pryce s’autorisait à afficher. Alors pourquoi ce visage rigide, ces mouvements de tête vifs, ces regards presque furtifs ?
À présent, cette énigmatique gravité de Seth, mêlée à cette absence absurde, menaçait d’éteindre d’un coup toutes les lumières de cet instant. Jessica, la gorge serrée, décida d’en finir avec les scénarios dramatiques qui se jouaient dans son crâne.
Elle devait trouver Seth, maintenant, même si elle devait quitter la fête.
La poitrine serrée, elle traversa la salle de bal vers la sortie. Ce lieu bruyant semblait plus grand à chaque pas, et la foule plus étrangère. Elle ne vit son fiancé ni du côté des doubles portes, ni sur le balcon.
Elle essaya de l’appeler. La sonnerie fut interminable. Il ne décrocha pas.
Elle se présenta au vestiaire, au bout d’un des halls calfeutrés. D’une voix aussi détachée que possible, elle demanda si quelqu’un avait vu Mr Pryce.
— Non, Madame, pas vu, répondit l’employé.
— Pouvez-vous me dire si son vestiaire est ici ? Un manteau en cachemire noir, ses initiales sont brodées sur la poche intérieure.
Elle n’avait pas pu s’empêcher de balbutier cette requête, et s’en voulait de cette nervosité absurde qui refroidissait ses mains et enflammait ses joues. L’employé cherchait parmi les cintres tout en parlant à une collègue, une large femme qui prenait sa pause au fond du vestiaire.
- Monsieur Pryce ? dit-elle, penchant sa tête pour voir Jessica, derrière les rangées de vêtements. Monsieur Pryce, c’est celui qui se marie, c’est ça ? Je l’ai vu sortir de l’hôtel par l’entrée du personnel, il y a... voyons... un peu moins de deux heures.
La gorge de Jessica se serra encore un peu.
— Il n’a pas dû sortir s’il n’a pas pris son manteau, dit Jessica sur un ton neutre. La femme se leva avec difficulté et dandina jusqu’au comptoir.
— C’est ce que je me suis dit, tiens, il est réchauffé ce monsieur. Il doit faire -5°C dehors à cette heure, et avec la tempête... Moi je dis ça, j’ai toujours froid, alors.
— Merci, interrompit Jessica. Il sera probablement sorti fumer une cigarette. Merci infiniment. Bonne soirée.
Jessica se pressa quelque part sans vraiment voir où elle allait, cherchant la solitude pour cacher les larmes qui menaçaient de déborder. Elle trouva refuge dans un couloir vide. Elle s’adossa contre le mur, son dos nu encadré de dentelle contre le plâtre glacé, et ferma les yeux.
Seth ne fumait pas.
La voix de la chanteuse de jazz serpentait jusqu’à elle, étouffée. Elle reconnut les paroles.
Please remember I still want you / And in case you wonder why / Well, just wake up / Kiss the good life goodbye.
Kiss the good life goodbye.
Dis adieu à la belle vie, Jessica... Respire. Calme cette peur acide qui court dans tes veines. Inspire. Expire.
Soudain, ses poumons furent emplis d’un parfum piquant, exotique - âcre et apaisant à la fois. Quand elle ouvrit ses paupières, il lui sembla qu’elle voyait un spectre, mais c’étaient des volutes de fumée. Elles dansèrent un instant, puis disparurent.
Instinctivement, elle fit quelques pas vers elles et s’arrêta net. Il y avait un homme assis sur les marches d’une sortie de secours, sous un panneau « No Smoking » illuminé par un petit néon. Il fumait des petits cigares serrés par une bague bleue.
— On pense avoir tout prévu pour que la fête soit parfaite... dit-il, comme pour lui-même. Mais il manque toujours quelque chose, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qu’il manque ? murmura-t-elle, pétrifiée.
Il la dévisagea alors, étudiant les traits de son visage.
— Le silence.
Il avait des yeux gris. Il était parfaitement immobile, seule la fumée se mouvait. Il ressemblait à Seth, devait avoir le même âge. Mais son fiancé était taillé dans la pierre, cet homme-là semblait fait d’un minéral plus friable, et plus rare encore. Les doigts qui tenaient le cigare étaient très fins, mais la peau semblait rêche, presque abîmée ; ces mains n’allaient pas avec les traits fins et lisses de son visage altier.
— Vous êtes un ami de Seth ? dit Jessica, qui avait retenu son souffle.
— Le meilleur. Enfin je crois.
Il sourit et son sourire était magnifique et mélancolique, mais il sembla se perdre ailleurs, comme si des pensées sombres l’avaient arraché de l’instant présent. Jessica fit un geste, tourna la tête vers la salle de bal, comme si elle allait se sauver ; mais face à l’humiliation de l’absence de Seth qui l’attendait là-bas, son corps refusa de bouger. Lorsque son regard retourna vers l’homme au cigare, il la scrutait encore. Alors qu’elle était incapable de détourner ses yeux, Jessica prit conscience de deux choses.
D’une part, qu’il était très beau.
D’autre part, que lors des présentations à tous les invités de la fête, Seth l’avait oublié. Comment son fiancé avait-il pu ne pas la présenter à son meilleur ami ? Soit cet homme mentait, soit Seth l’avait cachée pour une raison particulière. Laquelle ?
Un frisson parcourut Jessica et instinctivement elle se recroquevilla, sa main tentant de réchauffer son bras nu. L’homme au cigare se leva, comme pour la protéger. Mais elle fit un minuscule pas en arrière, ce qu’il remarqua aussi.
— Je… excusez-moi, dit-il, maladroitement. Un réflexe.
Ils se faisaient face. Ils étaient seuls au milieu d’un immense couloir et pourtant leur proximité semblait se resserrer à chaque mot, à chaque mouvement.
— Je pensais qu’ils étaient interdits, dit Jessica.
— Pardon ?
— Les cigares cubains.
— Oui, sourit-il, considérant son cigare au bout de ses doigts. Absolument interdits. Je me demandais justement tout à l’heure si c’était la raison pour laquelle je les aimais tant. Qui sait pourquoi les hommes aiment toujours ce qu’ils ne peuvent pas avoir ? La condition humaine est une énigme.
Il fit une pause.
— Vous avez froid.
Ce n’était pas une question, et pourtant, il la regardait comme s’il attendait une réponse.
— J’ai surtout besoin d’air, je crois. Savez-vous où se trouve la sortie vers le balcon ?
— Si vous acceptez ma veste, dit-il en enlevant son smoking, je vous accompagne.
— Je vous remercie, j’ai un manteau au vestiaire.
Il l’accompagna sans qu’elle le lui demande, et cela la rassura. Jessica ne pouvait pas expliquer pourquoi elle avait le sentiment que la présence de cet homme lui offrait une sorte de protection. Paradoxal, surtout qu’il était si séduisant ; un compagnon dangereux pour une jeune fiancée. Mais Jessica avait une foi aveugle en son amour pour Seth, rien ne pouvait les séparer, il l’avait dit tant de fois, et elle était convaincue qu’il disait vrai. Alors pourquoi cette angoisse démesurée face à l’absence de Seth ?
Le balcon donnait sur la salle de bal. Quelques convives étaient déjà là, emmitouflés dans des manteaux de fourrure, les mains gelées tenant des cigarettes fines. Jessica fut tentée de regarder à l’intérieur, mais elle préféra penser qu’il était déjà revenu. L’ignorance était plus tendre que la vérité.
— Excusez-moi, dit-elle, la voix rendue rauque par le froid. Je n’ai pas saisi votre nom.
L’homme sortit de sa veste de smoking un étui en platine. Il en tira un autre cigarillo. L’étui portait le monogramme E.V.W.
— Et si nous nous passions de la danse habituelle ? répondit-il sans la regarder. Si nous nous affranchissions de notre naissance, juste le temps d’une soirée ? Profiter du moment présent, comme les êtres égaux que nous sommes ?
— Vous croyez à l’égalité ?
La question le fit se tourner vers elle, et tout en souriant, il mit ses coudes sur le balcon froid.
— Non. Pour dire vrai, quelqu’un de ma famille, un ancêtre ou un demi-frère, a probablement offensé la vôtre, j’assure juste mes arrières. Et je ne peux même pas jurer que je n’y étais pour rien.
Jessica plissa les yeux. Ne savait-il pas qui elle était ? C’est-à-dire… personne ?
— Craigniez-vous que je ne sois une Capulet, Monsieur Montague ?
Jessica rougit immédiatement de sa propre audace : faire référence à Roméo et Juliette dans ce décor féérique, en compagnon d’un homme au charme indéniable, était pure provocation. Elle mit la faute sur les réflexes de sa vie de jeune femme célibataire, qui s’était achevée seulement quatre semaines plus tôt.
Mais n’était-ce pas plutôt l’attrait de cette proposition ? Prétendre un instant qu’elle, orpheline, appartenait à ce grand monde n’était-il pas délicieux ?
La réplique avait déjà fait mouche : son compagnon affichait un air d’incrédulité amusée. Elle crut même qu’il allait continuer sur le ton de la séduction, mais ses yeux se voilèrent de lassitude, comme si le jeu était perdu d’avance.
— Je sais déjà votre nom, de toute façon. Monsieur E.V.W, dit-elle.
— Pardon ?
Il n’avait pas souri. Jessica montra l’étui de cigarette monogrammé.
— Touché. Mais faux, dit-il en le glissant dans sa poche.
Jessica se tourna vers la vue sublime qui s’offrait à elle. De la glace s’était posée sur les arbres de Central Park. Ils semblaient figés dans un cristal éternel. Certains s’étaient effondrés sous le poids de cette mainmise étincelante, d’autres tintinnabulaient dans le vent et cette musique mélancolique s’invitait jusque sur le balcon. L’homme aux yeux gris fumait son cigarillo. La fumée se faufilait dans la nuit, dépliant ses doigts de contrées lointaines sur Manhattan et ses millions de lumières orange.
— Si vous êtes son ami, dit enfin Jessica, peut-être pouvez-vous me dire où se trouve Seth ?
— Seth a le don d’ubiquité, vous ne le saviez pas ? s’esclaffa-t-il. C’est le secret de son succès. À n’importe quel moment, il est capable de signer le contrat du siècle, commettre le crime parfait et séduire la plus belle femme de New York. C’est vraiment quelqu’un d’assez exceptionnel.
— Mais ce soir il n’est nulle part, et c’est le soir de ses fiançailles.
— Alors il s’est retiré pour réfléchir à son erreur.
Jessica le défia du regard. Il la provoquait, bien sûr. Elle voulut lui demander s’il pensait vraiment qu’il en faisait une, mais cela aurait été entrer dans son jeu. Alors elle sourit et dit :
— Est-ce qu’aimer peut jamais être une erreur ?
Il passa sa main sur ses lèvres et se retourna pour s’adosser au balcon de pierre. Il fixait les hautes portes-fenêtres derrière lesquelles le bal battait son plein. Mais son mutisme finit par l’embarrasser, et elle ajouta :
— Je sais que la moitié des mariages finissent en divorce, mais ne vaut-il pas mieux avoir le courage d’y croire que de ne pas aimer du tout ? Au risque de désillusion...
— Désillusion ? interrompit-il.
Il la regarda en souriant, puis continua.
— Je pense que si c’était le seul symptôme d’un amour perdu, je donnerais mon cœur à toutes les âmes qui passent.
Il fit une pause.
— À vous, même, si vous en voulez.
Elle allait répondre, mais il l’interrompit.
— Mais l’amour nous transforme, en sauveteurs autant que traîtres. Il nous fait croire que les autres nous appartiennent. L’être aimé devient un trésor, un trésor dont la clarté nous fait briller. Et que se passe-t-il quand le trésor nous échappe ? On dit que la haine est le pendant de l’amour. Elle l’est sûrement. Mais la haine peut encore faire de grandes choses, rétablir la justice, par exemple. Non, le pire... vous savez ce que c’est ?
Jessica murmura que non.
— La convoitise.
Il y avait une telle intensité dans les yeux gris que Jessica sentit le froid de février s’infiltrer dans ses os, si bien qu’elle remonta le col de sa veste de fourrure. Son compagnon s’en aperçut et lui sourit plus doucement.
— Vous ne devriez pas m’écouter. Moi, parler d’amour, quelle imposture ! Cela ferait beaucoup rire Seth.
Il s’arrêta juste assez longtemps pour que la voix suave de la chanteuse de jazz parvienne jusqu’à eux. Puis il traîna ses yeux magnifiques jusqu’à elle, et ils brillaient un peu plus fort.
— Mais on ne sait jamais, une rencontre, un balcon, la lumière de la nuit...
Jessica sourit sans le regarder, leva la main comme pour signifier qu’elle ne succombait pas à un flirt aussi évident et aussi maladroit de la part du meilleur ami de son fiancé. Son solitaire en diamant refléta la glace pendue aux arbres. Quand elle tourna la tête vers lui, elle vit qu’il ne la regardait plus, mais fixait le vide. Sur son visage, elle surprit une mélancolie qui n’allait pas avec ses mots, comme s’il les disait par courtoisie, comme si c’était un jeu auquel il ne croyait pas. Non, Jessica en était certaine, cet homme n’essayait pas de la séduire.
Elle ressentait quelque chose dans son ventre qu’elle n’arrivait pas à définir. Une compréhension fraternelle, peut-être. Toute la soirée, elle s’était sentie comme une étrangère ici, à sa propre fête. L’homme aux yeux gris aussi, semblait être un outsider. Elle sentait parfois ses yeux sur elle ; plutôt que d’y trouver une menace, elle avait soudain l’impression de goûter une liberté nouvelle. Son angoisse s’était muée en défiance. Seth reviendrait bien un jour, et elle n’allait pas laisser cette erreur gâcher cette fête dont elle avait rêvé toute sa vie.
— Si je ne peux pas vous demander ce que vous faites dans la vie, alors peut-être je peux vous demander ce que vous ne faites pas ?
— Dans la vie ? répéta-t-il d’un ton presque reconnaissant.
— Oui.
— Voyons, ce que je n’ai jamais fait... beaucoup de choses, finalement, mais ce que je ne ferai jamais jusqu’à mon dernier souffle... ? Je vous épargne les crimes... Et encore, on ne sait jamais, par amour... ou pour sauver l’humanité... Non, je sais. Ce que tous les atomes de mon corps et les spectres de mon âme m’interdisent pour l’éternité et au-delà...
La jeune femme était pendue à ses lèvres et il faisait durer ce plaisir.
— ... c’est danser.
Jessica laissa fuser un éclat de rire dont la spontanéité ravit son compagnon, même s’il s’efforçait de rester sérieux.
À ce moment-là, alors que la musique s’éteignait, un couple éméché fit irruption sur le balcon et les portes-fenêtres laissèrent entrer une chaleur enivrante. L’orchestre entama alors les premières notes de Misty, l’un des morceaux préférés de Jessica. Elle aurait tant voulu valser avec Seth. Mais elle repoussa l’angoisse qui se levait à nouveau en prenant son compagnon par le bras. Oui, elle allait s’amuser.
— Quand vous serez mort, vous regretterez d’avoir eu des principes, lui dit-elle en l’entraînant gentiment dans la salle.
— Il n’y a qu’à Mexico que les morts dansent. Et si je vous emmenais là-bas, plutôt ? Nous partons ce soir.
— Ne soyez pas idiot. Si vous êtes le meilleur ami de Seth, alors il me pardonnera.
— Oh, lui vous pardonnera, dit l’homme aux yeux gris, malicieux. Mais moi je ne vous pardonnerai jamais.
Au moment où ils se trouvèrent l’un contre l’autre, Jessica regretta son geste. Ils gardaient tous deux leurs distances, pourtant. Elle décela au bout de ses doigts cet imperceptible tremblement dans la main de ce partenaire si sûr de lui. Elle fut troublée de le surprendre, comme un secret qui n’était pas pour elle. Cependant, à mesure que la musique jouait, sa main semblait s’apaiser. Mais surtout, et malgré elle, elle sentait toute la pièce se réduire à elle, à ce beau garçon, à son parfum sublime mêlé d’une note toxique, à cette main vulnérable dans la sienne, leur proximité si douce. Soudain tout avait disparu, ils étaient seuls dans New York, seuls avec la voix suave qui guidait leurs corps. Ils dansaient dans un maelström inévitable, et à chaque seconde qui passait, le reste du monde s’éloignait davantage encore. Au hasard d’un mouvement leurs yeux se rencontrèrent et le cœur de Jessica se mit à battre bien trop fort.
Elle fut alors prise d’un vertige coupable et se détacha de son partenaire ; lui devint tendu, sa main serra la sienne, trop fort.
— Pourquoi dites-vous que Seth devra vous pardonner ? dit-il d’un ton neutre.
— Parce que... commença Jessica. Vous étiez là lorsque Seth a fait son discours, n’est-ce pas ?
— Non... Vous êtes Jessica Desroches, bien sûr. Jessica Desroches...
Elle acquiesça. Elle voulut sourire de ce malentendu presque fait exprès, la conséquence prévisible d’un petit jeu absurde. Mais les yeux de l’homme, résolument plantés dans les siens, irradiaient des choses inattendues et démesurées. Graves. À Jessica qui le fixait toujours, ils confiaient une émotion trouble, tentaculaire. Sa main était toujours dans la sienne et elle la retira. Elle allait s’efforcer de dire un mot léger pour désamorcer ce moment trop intense, mais soudain, une présence sembla créer une ombre dans un coin de son œil.
Elle sut qui c’était avant même de le voir : Seth.
Seth, droit comme une colonne au milieu de la salle de bal, les fixait d’un regard froid. Il s’avança enfin vers eux.
L’homme aux yeux gris lui sourit, tristement.
— Tu as manqué à ton devoir, Seth.
— De quel devoir parles-tu ? dit Seth en prenant la main de Jessica.
Sa voix ne contenait ni jalousie ni hostilité. Seulement une grande lassitude.
— Celui des présentations.
— Chérie, je te présente Thaddeus di Blumagia. Et cette demoiselle remarquable, c’est Jessica Desroches, ma fiancée.
— C’est donc vous l’élue, murmura-t-il d’une voix cassée. Félicitations.
Thaddeus di Blumagia resta parfaitement immobile, ses yeux plongés sans honte dans ceux de Jessica. Elle s’aperçut qu’elle avait arrêté de respirer.
Puis il disparut.