Chapitre 54

Promesses

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Pourquoi la nuit de ses fiançailles fit-elle son apparition dans sa conscience à ce moment-là ?

Le goût de la pierre pourrie dans sa bouche, la douleur infecte qui torturait son doigt et le souffle de l’étranger dans son cou, Sixtine savait-elle déjà qu’elle allait mourir ?

Elle essaya de faire taire la panique qui la ravageait. Oxan Aslanian… C’était donc lui au musée à Mexico, la scène du premier avertissement. Le meurtre d’El-Shamy aussi, mais tout se noyait à présent dans la peur. Elle essaya de se libérer, de donner des coups de pieds, mais son assaillant était trop fort, et la paroi accidentée s’enfonçait dans ses joues, dans ses épaules, dans ses hanches. Sixtine se recroquevilla mentalement dans un tout petit coin d’elle-même et attendit que l’assassin d’El-Shamy décide de son sort. Pourvu que ce fût rapide.

Ce qui suivit, elle ne l’attendait pas.

— Si votre vie n’a plus de valeur, peut-être celle des autres en a une. Ou est-ce que votre compassion est morte aussi ?

Il avait un accent étrange, presque russe, mais avec une pointe de chaleur latine qui coulait dans les phrases. Il la pressa de tout son poids contre la paroi et lui tordit davantage les mains.

Sixtine ferma les yeux, puis elle sentit une légèreté inattendue. Ses bras tombèrent le long de son corps. Aslanian l’avait lâchée.

Instinctivement, elle regarda son doigt. Quelque chose était planté dedans, une aiguille d’où pendait un objet qu’elle ne pouvait voir. Le sang coulait à petites gouttes le long du métal. Avec son autre main qu’elle bougea avec difficulté, elle réussit à retirer l’aiguille de son doigt. Elle garda l’objet ensanglanté au creux de sa paume et ferma les yeux, laissant la douleur s’évanouir petit à petit. Puis elle tourna légèrement la tête, vit son bourreau toujours derrière elle. Il avait reculé d’un pas.

Elle se retourna lentement jusqu’à lui faire face. Il était grand et ses épaules étaient carrées mais son ventre était gras ; un double menton imberbe, un nez épaté, des yeux cachés par des lunettes fumées, un crâne chauve et des cheveux longs et sales juste au-dessus des oreilles. Elle vit ses mains, longues, fines. Elle chercha l’arme, la menace, elle ne trouva rien. Rien que l’objet qui lui avait transpercé le doigt, toujours dans sa main.

Une sorte de broche.

— Votre vie contre une promesse, dit-il.

Elle regarda si elle pouvait fuir, mais ne trouva pas d’issue. Tout ce qu’elle vit fut cette rivière verdâtre à moins de deux mètres.

— El-Shamy, c’est vous ?

— C’est vous qui l’avez amené ici.

— J’étais venue le libérer. Je ne voulais pas le tuer.

— Personne ne veut jamais tuer personne. Mais on le fait quand même. Question de nécessité.

Un grand froid passa dans son corps : la certitude absolue que cet homme rationnel était prêt à l’éliminer, et qu’il n’en éprouverait aucune émotion. La vie et la mort s’entrelaçaient par un acte simple, aussi simple que d’ouvrir une porte.

— C’est quoi, la promesse ? murmura-t-elle, sentant à nouveau la terre humide dans sa bouche.

— Ne regardez pas en arrière. Oubliez la pyramide.

— Il faut que je sache la vérité. Dites-moi pourquoi j’étais là-bas et je vous assure...

— Idiote ! cria Aslanian. Son écho résonna dans le tunnel. La vérité vous détruira bien plus que le mensonge ! Elle vous anéantira, elle a déjà rendu tant d’hommes fous... Votre ignorance... l’amnésie... c’est une bénédiction !

Il la lâcha aussi abruptement qu’il l’avait agrippée et elle s’affala sur le sol. Puis plus calmement, il dit :

— Je ne suis pas assez naïf pour croire que même si je vous laisse partir, vous tiendrez votre engagement. Mais la vie de certains autres en dépend...

Sixtine fut comme paralysée, les genoux à terre sur les pavés boueux. Dans son esprit, deux noms semblaient brûler tout le reste.

— Vous vous souvenez de Franklin Hunter ?

— Oui, murmura Sixtine.

— Il est mort, déjà.

Sixtine sentit une explosion dans sa tête, une vague d’amertume dans sa gorge.

— Et puis Max Haussmann, Florence Mornay... pour eux, c’est presque trop tard. Vous voulez que je continue ?

Sixtine gardait la tête baissée. Aslanian souffla enfin, sur un ton étrange :

— ... Et Thaddeus di Blumagia ?

Sixtine leva la tête d’un coup et s’entendit dire, avec une violence inattendue :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Que je ne retourne pas au Caire ? C’est entendu.

Une lueur étrange passa dans les yeux d’Aslanian. La surprise ? La faiblesse ? Mais sa voix était solide et sonnait comme un ordre.

— Vous ne posez plus de questions sur la pyramide. Vous oubliez Seth Pryce.

— Comment voulez-vous que j’oublie l’homme que j’ai aimé ?

Après une imperceptible pause, les dents serrées, il ajouta :

— Et ne vous approchez plus de la momie de Néfertiti.

— C’est tout ?

— C’est tout. Mais je serai là, derrière chacun de vos pas, pour être sûr... sûr que vous ne vous retournez pas sur votre passé. Si vous le faites, Gigi...

À ce moment-là, les mains de Sixtine reconnurent l’objet qui lui avait transpercé le doigt. Ses yeux suivirent jusqu’à sa paume rouge de sang, mais elle savait déjà.

Le bijou-broche paré de brillants en forme d’oiseau que Gigi, sa grand-tante aveugle qui l’avait élevée, portait chaque jour depuis des décennies.

Elle était la seule famille qui lui restait, et la dernière personne qui la rattachait à la vie. Sixtine vivait encore pour deux raisons : venger Seth et épargner Gigi. Le souffle s’était coincé dans sa gorge, paralysant sa poitrine.

— Je vous donne trois jours pour convaincre vos amis. L’enquête est finie. Et vous, vous retournerez chez vous.

— Chez moi ? Chez moi, c’est aux côtés de mon mari.

— Non. Chez vous, c’est la maison des falaises. C’est de là que vous venez, et c’est là que vous devez retourner. Faites votre vie là-bas. Vous n’auriez jamais dû quitter cet endroit.

— Mais dites-le, cracha Sixtine. Dites-le, que je viens de rien et que tout ce que je mérite, c’est de mener une vie que personne ne remarque, de rester dans ce trou au bord des falaises, pour que tout le monde m’oublie, hein ? Ça n’a rien à voir avec les pyramides, c’est juste un moyen pour me remettre à ma place ? Je n’étais pas assez bien pour Seth, c’est ça ?

— Vous pouvez vous convaincre de tous les mensonges que vous voulez, ce n’est pas mon problème. Mais comprenez une chose : si vous n’êtes pas chez Gigi dans trois jours, elle mourra. C’est plus limpide, comme ça ?

Les mots d’Aslanian tournaient toujours dans l’esprit de Sixtine comme des corbeaux.

Gigi.

Elle l’imaginait tâter de ses vieux doigts les meubles de sa maison sur les falaises, essayant de retrouver cette broche perdue à laquelle elle tenait tant. Sixtine tenta de se relever, et c’est alors qu’elle sentit sur le sol un long morceau de métal. Un vieux tuyau, peut-être. Il était en dehors du faisceau de lumière.

Une possibilité de fuite.

— Aujourd’hui est le premier jour du reste de ma vie, c’est ça ?

— C’est ça. Et c’est votre dernière chance.

— Pourquoi me donner une autre chance ? Pourquoi ne pas en finir avec moi tout de suite ?

Dans l’ombre, les doigts de Sixtine manipulaient le tuyau. Il n’était accroché à rien.

— Je vous l’ai dit, la nécessité. Vous tuer n’est pas nécessaire. Pas encore.

Le cœur de Sixtine se mit à battre encore plus vite. Aslanian n’avait pas vu où allaient ses mains.

— Pour El-Shamy... les policiers étaient là, on va croire que c’est moi. S’ils m’arrêtent, ils vont poser des questions sur mon passé et... la maison de Gigi est si proche d’ici.

— Si vous gardez votre promesse, il ne vous arrivera rien. Je vous le promets. Sinon ...

Avec l’énergie du désespoir, Sixtine agrippa son arme en métal et donna un coup violent dans les jambes de l’homme, qui vacilla. Elle se releva et le poussa de toutes ses forces. Il s’affala tout au bord du quai, une jambe déjà dans la rivière verte. Il essaya de retenir sa chute mais Sixtine s’assura qu’il tombe dans l’eau. Alors la main de son agresseur agrippa son vêtement et Sixtine le suivit. L’eau entra dans ses bottes, elle commença à couler. Elle réussit à enlever ses chaussures alors qu’elle était sous l’eau et parvint à remonter à la surface. Elle s’empressa de nager vers le bord. Mais lorsqu’elle se retourna, elle vit qu’il s’enfuyait, les mains sur son visage, comme si la rivière verte l’avait brûlé. Il fila dans l’obscurité d’un des couloirs, et le silence emporta ses pas.

Sixtine resta seule au-dessus de l’eau pâle et sale, dégoulinant, pieds nus, les poumons douloureux. Un reflet particulier la força à regarder vers une des parois de l’autre côté de l’eau : elle y découvrit une échelle qu’elle n’avait pas vue avant.

Alors elle remonta à la surface, parmi les vivants.



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