Chapitre 56
Les Traces De L’Impossible

Le soleil n’était plus qu’un faisceau orange brûlant l’horizon sur lequel Max galopait.
Son dromadaire filait à travers le plateau de Gizeh, dessinant des arabesques de poussière derrière lui. Le jeune architecte avait arpenté le site des pyramides tout l’après-midi, malgré l’interdiction d’El-Shamy et le risque d’une arrestation sommaire. Quoi qu’il fasse, les avertissements de l’archéologue revenaient sans cesse comme un mauvais refrain.
Le duvet dans son cou se dressait au moindre bruit. Il se rappela que le keffieh avec lequel il avait masqué son visage ne le protégeait de rien. Le vent piquait ses yeux et il était affamé.
Aucune menace n’aurait pu le tenir loin de Gizeh après le message de Naya.
Elle avait trouvé le tunnel.
Ce tunnel qu’il avait vu sur son image satellite infrarouge à cet instant improbable où la pluie avait révélé une densité différente. Il ne pouvait voir Naya que le lendemain.
L’attente était insupportable.
Alors il avait galopé le long de la ligne invisible entre la pyramide de Khéops et la maison de Naya, aidé par son GPS et des dizaines de tracés qu’il cachait dans une sacoche sous sa galabeya. Il avait pesté contre cette jambe qui l’empêchait d’escalader Khéops ; il devait se contenter de ses observations au ras du sol.
Max longea une dernière fois l’emplacement supposé du tunnel. Il en scruta chaque mètre, en vain. Puis il s’arrêta, et regarda autour de lui.
Ici, les carrières qui avaient donné leurs pierres aux pyramides. Là, les fouilles des architectes de Napoléon - les premiers archéologues - à la recherche de la base de la Grande Pyramide, découvrant le Sphinx et révélant les tombes. Plus loin, les saillies sur les bâtiments antiques effectuées deux siècles auparavant pour extraire les pierres qui serviraient à protéger la ville de Gizeh d’inondations cataclysmiques. Ici, les excavations systématiques de Vuse et Perring en 1837 autour de Khéops, Khéphren et Mykérinos. Là, celles de Mariette, qui passa vingt ans de sa vie jusqu’en 1891 à fouiller le site de long en large. Et enfin, les maintes cicatrices du grand bazar de Gizeh, la mêlée générale du XXe siècle où le monde entier, de Boston à Leipzig, de Turin à Vienne, s’était battu pour passer au peigne fin et frénétique leur bout de désert.
Aujourd’hui, c’était d’El-Shamy dont chaque ombre de Gizeh portait l’empreinte, seul maître à bord avec son ambitieux programme de recherches. Il avait juré de cartographier chaque mètre carré de sable. En trente ans, il avait découvert ici tant de secrets qu’il avait maintes fois fait les gros titres internationaux et réécrit les livres d’histoire.
Cette terre, on la dérangeait depuis des millénaires, au nom du grand, du beau, de l’éternel ou du savoir. Pourtant, malgré cette frénésie de fouilles sur le site d’une des Merveilles du Monde, malgré les témoignages de visiteurs depuis l’Antiquité qui s’extasiaient à propos de la découverte la plus ordinaire, personne n’avait remarqué un tunnel en pierre de trois kilomètres de long qui partait de la grande Pyramide elle-même et traversait tout le site.
Max était venu ici malgré les menaces d’El-Shamy pour constater une évidence : ce que prétendait Naya était impossible.
Il avait vu les images satellite qui pouvaient suggérer une structure souterraine, certes. Mais comme n’importe quel scientifique, Max savait que les données pouvaient dire n’importe quoi. Il soupçonnait que, l’esprit encore ivre des cinquante-six heures d’enfermement dans le tunnel de Spidey et de sa conversation avec Sixtine, sa pauvre tête s’était emballée. Après tout, l’existence d’un tunnel ici était pratique, elle apportait une réponse facile à beaucoup de questions. Comment Naya avait-elle pu savoir, il ne se l’expliquait pas, mais elle lui avait simplement dit ce qu’il voulait si désespérément entendre.
Il était probable que le lendemain, la jeune Égyptienne l’attirerait tout droit dans un canular.
Max soupira, regarda à nouveau sa montre. À peine cinq minutes avaient passé depuis la dernière fois qu’il l’avait consultée. Plus que quelques heures avant le rendez-vous avec Naya.
Au moins, Florence arrivait ce soir, elle lui remonterait le moral. Elle saurait sûrement comment il faudrait s’y prendre, avec Naya. Pourtant cette pensée ne le réchauffa pas.
La température de l’air, plus froid que d’habitude, rendait son camouflage bienvenu. Max tira sur la sangle de son dromadaire, qui fit demi-tour vers la sortie du site. Il ne parcourut que quelques mètres : un homme habillé comme lui galopait en sa direction, escorté de deux policiers.
Son sang se glaça. La menace d’El-Shamy. Comment avait-il été reconnu ?
Il regarda autour de lui : le site était ouvert, mais il était trop tard pour s’enfuir et sa médiocre maîtrise du dromadaire rendait la possibilité d’une course-poursuite absurde. Il ne pouvait qu’attendre, à présent. Ne pas avoir peur.
L’homme adressa un signe aux policiers qui restèrent en retrait, puis firent demi-tour lentement ; mais il continua d’avancer vers Max. Comme lui, son visage était masqué. Non, ce n’était pas El-Shamy. Avant que Max pût s’interroger sur son identité, l’homme baissa le foulard qui dissimulait son visage et dit :
— Bonsoir, M-M-Monsieur Hausmann.
Ce n’était autre que le commandant Kamal Aqmool, qui, quatre mois plus tôt, avait été en charge de « l’affaire de la pyramide », comme avait été surnommés le meurtre de Seth, le supplice de Sixtine et les circonstances étranges qui les entouraient. Sa dernière entrevue avec Max remontait au 21 juin, le jour le plus long de l’histoire récente de l’Égypte, celui où le commissariat central du Caire avait été pris d’assaut et incendié en plein milieu de l’interrogatoire de Max.
Max avait survécu aux flammes en sautant d’une fenêtre, se brisant les deux jambes. Il n’avait pas revu le policier depuis. C’était ce bégaiement léger qui lui avait permis de le reconnaître, ainsi que ses yeux noirs qui brillaient comme des hématites.
Le reste était méconnaissable.
Son visage n’était qu’un nœud de peau étirée, mordant son œil gauche et le tirant vers le bas. Sa mâchoire et son cou semblaient brouillés en formes douloureuses. Le coin gauche de ses lèvres avait disparu, laissant une ouverture noire qui donnait l’impression d’un sourire permanent. Le tissu du foulard cachait en partie sa tête rasée, mais Max vit que son oreille n’était plus qu’un arrangement compliqué de chair.
Les flammes du 21 juin avaient laissé une empreinte terrible sur cet homme : elles avaient purement annihilé la moitié gauche de son visage.
Aqmool sourit et - par embarras, par vanité ? - tourna la tête vers la pyramide, offrant à Max son profil droit. Cette partie-là avait été épargnée, si bien que quiconque se tenait tout à fait à sa droite, aurait pu ne pas soupçonner l’affreuse bataille qui s’était jouée de l’autre côté de son visage.
— J’ai entendu que vous n’étiez pas sorti indemne de notre entrevue au c-c-commissariat, dit Aqmool d’une voix douce.
— Non, dit Max, rassuré par le ton amical du policier. Deux jambes cassées, une qui se ne se remettra jamais. Je boiterai toute ma vie.
Max regretta la note mélodramatique qu’il avait mise dans sa réponse. Il insistait sur son martyre parce qu’il savait bien qu’il préférait avoir tous les os du corps fêlés plutôt que de ressembler à un monstre, comme Aqmool.
— Deux jambes c-c-cassées, hein ? Ça ne vous empêche pourtant pas de venir là où vous ne devriez pas.
Max se raidit, ce que décela le policier, qui leva la main.
— Ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas en service. Je ne suis plus en service. Qui eût cru que la P-P-Police Égyptienne aurait des critères de beauté ?
Max se demanda si, comme Aqmool, il fallait rire. Mais il jeta un œil du côté des policiers qui discutaient quelque vingt mètres plus loin, toujours montés sur leurs dromadaires, et l’envie lui passa.
— J’ai gardé mes entrées. L’un des grands avantages à avoir été juste. Je jouis de quelques loyautés.
— Et vous saviez que je viendrais ici.
— Oui, El-Shamy a communiqué votre signalement, comme promis. Pourtant c’est moi qu’ils avertissent. Vous avez de la chance. Ils auraient pu avertir Hassan.
Hassan, votre collègue qui a rendu possible l’assassinat de Nasser, pensa Max.
— Et maintenant que vous avez mis la main sur moi, qu’est-ce que vous allez faire ?
— Parler un peu.
Aqmool regarda les derniers rais de lumière orange derrière l’horizon de sable.
— Si vous m’y autorisez, bien sûr.
Il fit avancer son dromadaire au pas, loin des policiers. Max le suivit. Il nota qu’ils retraçaient la ligne invisible du tunnel. Ils restèrent silencieux un long moment.
— El-Shamy a disparu, dit enfin l’ex policier.
— Disparu ?
— Personne ne l’a vu depuis la vente de Néfertiti à Paris.
Le gorge de Max devint soudain sèche et il sentit le regard perçant d’Aqmool guetter chacune de ses réactions. Que pouvait-il dire pour cacher son soulagement coupable ? Aqmool parla à sa place :
— Il disparaît, et vous vous apparaissez. La chronologie est intéressante...
— Je croyais que vous n’exerciez plus, interrompit Max, sur la défensive.
— Je ne suis plus un j-j-justicier, non. Ce qui n’empêche pas une certaine curiosité. Vous comprenez cela, vous, non ? Découvrir ce qu’il y a derrière les f-f-forces du destin.
— Je vous assure que je ne savais pas que...
— Pourtant vous êtes là, au risque de perdre votre l-l-liberté. Vous ne pensiez tout de même pas que cet accoutrement vous protègerait ? Qu’est-ce qui vous attire ici, l’amour des pyramides ?
Max fronça les sourcils. Aqmool était différent de l’homme, pragmatique et tendu, qui l’avait interrogé au poste de police huit mois plus tôt. Malgré ses difformités, il semblait plus calme.
— Je m’y prends mal, rectifia-t-il. Je voudrais que vous me fassiez confiance. Je sais que vous savez des choses sur l’affaire Pryce.
Le silence de Max et son attention sincère encouragèrent Aqmool à continuer.
— Je suis officiellement à la retraite, mais j’ai gardé contact avec nombre de mes anciens collègues, amis, ennemis aussi. On m’a fait des confidences, comme on en fait aux faibles, pour leur faire croire qu’ils comptent encore. De fil en aig-g-guille, j’en suis arrivé à des conclusions.
Aqmool jeta un œil vers Max et décida de continuer :
— Hassan et El-Shamy étaient informés de l’attaque du c-c-commissariat. Ils étaient même profondément impliqués dans son exécution. Leur culpabilité ne fait aucun doute.
Max déglutit.
— C’était ce que nous suspections...
— Mais ce scénario n’est pas satisfaisant, interrompit Aqmool. J’ai toujours pensé que ni El-Shamy ni Hassan n’avaient le profil de cerveaux de ces événements. Il fallait non seulement des moyens colossaux, mais aussi de l’ambition, de l’imagination... Hassan et El-Shamy sont des hommes qui manient l’intimidation, la m-m-menace, la corruption ou quand il faut, la force brute... mais tout ce qui gravite autour de cette affaire est différent. Il plane un certain degré d’é-é-étrangeté qui ne cadre pas avec les personnages. Et puis à présent, avec El-Shamy qui disparaît...
— Vous pensez qu’El-Shamy répondait à d’autres ordres ?
Un voile sombre passa dans le regard d’Aqmool, ou peut-être était-ce le dernier rayon de soleil qui s’éteignait dans le ciel mauve.
— Une éminence grise, oui, à défaut d’autre définition.
Max sentit le froid filtrer à travers le tissu de sa robe.
— Vous avez dit « nous s-s-suspections » tout à l’heure. Qui est ce « nous » ?
Max balbutia un « je », mais Aqmool l’interrompit.
— Vous ne me faites toujours pas confiance ?
— Si, murmura Max. Mais je ne veux pas prendre de décisions à la place d’autres.
— Franklin Hunter fait partie de ce « nous », n’est-ce pas ? Je sais qu’il était sur les r-r-r-ruines du commissariat, c’est lui vous a découvert blessé.
Max hocha la tête.
— Son corps a été retrouvé hier, au fond d’une voiture abandonnée à Boulaq. Il a été tué d’une balle dans le dos.
Max sentit un vertige glacé s’emparer de son crâne, sa bouche se noyer dans une bile amère. Il se raccrochait aux yeux noirs d’Aqmool, comme pour amortir une chute imaginaire. Les deux hommes se comprenaient.
— Vous savez, je ne peux pas m’empêcher de compter. Pryce. Nasser. Sa belle-sœur, Zahara. Hunter. El-Shamy d-d-disparu. Et ceux qui, par une fortune inexplicable, vivent encore. Jessica Pryce, vous, moi... Le fait que nous respirions toujours est une anomalie, un sursis. Je me demande, monsieur Hausmann, si tous ceux qui ont touché à cette histoire de pyramide...
De son menton abîmé, il montra la pyramide de Khéops.
— ... ne sommes-nous pas des noms sur une liste invisible ?
— Je ne crois pas aux superstitions, s’étrangla Max.
Il lui sembla que tout le sable de Gizeh était dans sa gorge.
— Non, non, je ne parle pas de m-m-malédiction, même si mes collègues en sont persuadés. La volonté humaine est bien plus puissante. Cette liste est le résultat d’une intention. C’est bien pire.
Son dromadaire eut un mouvement vif, le policier tira sur les rênes.
— Il est plus difficile de faire disparaître deux hommes qu’un seul. Une autre façon de vous dire à nouveau que nous devons nous faire confiance. Nous protéger...
— Contre cette éminence grise.
— C’est cela. À présent, pouvez-vous me dire pourquoi vous êtes ici ?
Max sentit les mots couler d’un coup, comme si une conscience supérieure dans son corps fatigué savait qu’il était temps de parler.
— J’ai rencontré quelqu’un qui prétend avoir trouvé une entrée dans la pyramide. Un passage souterrain... secret. Ce serait par-là que sont entrés les Pryce, et d’autres. El-Shamy le connaissait probablement. L’entrée se trouverait quelque part dans la ville de Gizeh.
Les yeux d’Aqmool brillaient d’une lueur froide.
— Où ?
— Ici, sous nos pieds.
Max guettait sa réaction. Oui, le monde rirait de ces élucubrations. Mais pas lui. Il avait vu la Chambre X, il avait vu où avaient été emmurés Seth et Jessica Pryce. Quatre murs et aucune porte. Il avait déjà été forcé d’admettre l’inadmissible.
— Cette histoire de tunnel est sûrement un canular, ajouta Max. J’en saurai plus demain.
— Faites attention à vous, dit Aqmool, en tendant à Max un numéro de téléphone griffonné sur un papier. Appelez-moi si vous avez besoin de p-p-p-protection, je peux vous trouver quelqu’un de fiable.
Max le remercia, et ajouta :
— Si nous devons nous faire confiance, j’aimerais savoir... Vous m’avez demandé pourquoi je risquais ma liberté. J’ai fait une promesse, et même si je dois y passer ma vie entière, je la tiendrai. Mais vous ?
Alors que son visage ravagé appelait tout entier à la vengeance, il se mua contre toute attente en une expression sereine, lumineuse et satisfaite.
— Moi aussi, j’ai fait une promesse, monsieur Hausmann.
Max l’observa s’éloigner en direction des deux policiers, puis disparaître. La nuit tombait sur le site de Gizeh. Bientôt, tout ce qui resterait de cette entrevue dans la poussière seraient la liste, la ligne et le spectre de celles pour qui les hommes se battaient.
Au souvenir de Sixtine, son ventre se crispa. Il chassa ces pensées et mit un coup dans les flancs de l’animal. Florence serait bientôt là. Il avait soudain envie de la voir, elle qui avait ce talent incomparable pour rendre légères les choses les plus sordides. Il fila en trombe vers la sortie du site, réchauffé à l’idée de leurs imminentes retrouvailles.
Mais Florence n’arriva jamais au Caire.