Chapitre 58
Premier Jour

Sixtine posa délicatement son front sur le verre de la fenêtre poisseuse.
Dehors, dans la nuit parisienne, l’enseigne d’un club de jazz clignotait, baignant son visage, à intervalles réguliers, d’une lumière bleue. Elle regardait des jeunes qui fumaient sur le trottoir. Ils grelottaient de froid, mais ils bavardaient, insouciants et gais. Sous leurs pieds, dans les catacombes, la fête devait se poursuivre. Une porte qui s’ouvre, quelques notes de musique pop et des rires qui s’échappent. De la joie partout. Mais pas pour elle.
Sixtine sentit sur son épaule les ongles d’Oxan Aslanian, elle sursauta, tira les pans de sa veste vers sa poitrine. Son doigt était toujours douloureux. Elle ferma les paupières. Mais dans sa tête se trouvait la vision infâme de la rivière verte.
Instinctivement, elle chercha une autre lampe à allumer.
— Mademoiselle, je vous présente mon ami Fu-Hsi.
Sixtine se retourna. Elle avait presque oublié où elle se trouvait.
Dans le quartier chinois, chez des connaissances de Han, ce vieil homme asiatique qui avait été son portier à New York et lui servait depuis de secrétaire et majordome. C’était Han qui avait ouvert la plaque de fonte qu’elle lui avait désignée sur ce coin de trottoir désert, pour laisser passer El-Shamy. Quand Sixtine était retournée à son hôtel douze heures plus tard, ruisselante de boue et de sueur, le genou et les mains en sang, il avait compris.
Pendant qu’elle lavait ce que les souterrains avaient laissé sur son corps et nettoyait la plaie sur son genou, il avait rassemblé ses affaires éparses. Elle était restée longtemps en apnée dans la baignoire. Longtemps, toujours trop longtemps, mais c’était le seul moment où les visions disparaissaient, où le singe se taisait.
Elle avait enfilé un jean usé moulant et un pull à col roulé noir. Han avait lustré ses bottes de cuir noir. Elle ressemblait à un soldat d’une armée futuriste. Puis ils avaient quitté l’endroit en regardant droit devant eux et Han l’avait amenée ici. « Un lieu sûr », avait-il dit.
Une femme très âgée et tremblante avait donné à Sixtine une soupe trop chaude qui avait brûlé sa langue. Puis elle avait demandé à utiliser le téléphone, où elle composa le numéro de Franklin Hunter. Une femme avait répondu, une américaine. Elle lui avait dit d’un ton neutre que M. Hunter était décédé la veille. Qui le demandait ? Sixtine n’avait pas eu le courage de répondre, elle avait balbutié des condoléances et raccroché. Ensuite, elle avait dû lire plusieurs fois le numéro de Max, le cœur battant, les doigts maladroits, la respiration difficile. Répondeur. Elle essaya de se raisonner ; c’était la nuit. Il n’était peut-être pas trop tard.
— Max, c’est Sixtine. Il faut tout arrêter. Vous risquez votre vie. Partez du Caire, tout de suite. Je vous en prie, écoutez-moi.
Elle avait eu du mal à calmer ses nerfs. Elle s’était convaincue qu’il faudrait à la police du temps et beaucoup de chance pour remonter jusqu’à elle. Et étrangement, elle croyait ce qu’Oxan Aslanian lui avait dit. Rien ne lui arriverait si elle faisait ce qu’il disait. Et rien n’arriverait à Gigi si elle retournait chez elle... Et si elle refusait ? La menace semblait beaucoup plus réelle à présent qu’elle avait eu la confirmation de la mort de Franklin. Elle se souvenait de sa venue, quelques jours avant, à Mexico, dans sa chambre d’hôtel. Elle avait remarqué son appétit, ses manières, sa boucle d’oreille qui étincelait autant que ses yeux lorsqu’il parlait d’œuvres d’art.
À présent, le visage parfois illuminé du bleu du néon, elle regardait sa valise posée dans un coin de la pièce. La fatigue donnait à cette scène absurde une dimension irréelle.
— Il faudrait partir avant le lever du jour, dit Han. Dois-je dire au pilote que nous partons chez votre grand-tante ?
Sixtine regardait toujours ceux qui s’amusaient, en bas. Au-dessus d’eux, les toits de Paris, qu’une faible lueur teintait. Ce n’était pas l’aube, encore, mais elle viendrait vite. Après un long silence, toujours sous le choc de la disparition de Franklin, Sixtine murmura :
— Il y avait un refrain, dans les catacombes...
Alors elle récita comme une comptine d’enfant ce qu’avait dit le singe dans sa tête :
« Ô mon cœur de ma mère, ô mon cœur de ma mère, ô viscère de mon cœur de mon existence terrestre, ne te lève pas contre moi ! Ne dis pas à mon sujet : ‘Il a fait cela en vérité !’ Ne le fais pas se produire contre moi devant le grand dieu. Salut à toi mon cœur ! Salut à toi, viscère de mon cœur ! Salut à toi mon sein ! Salut à vous, ces dieux prééminents, annoncez-moi à Rê ! Que je sois durable sur Terre, que je ne meure pas dans l’Occident, que je sois un bienheureux là-bas ! Que je sois un bienheureux là-bas. Que je sois un bienheureux là-bas... »
— Vous savez ce que cela veut dire ?
Han se tordit les doigts, regarda vers la fenêtre.
— Ces visions et ces voix dans votre tête sont très probablement les symptômes d’un trouble de stress post-traumatique. Comme d’ailleurs l’amnésie rétrograde, les souvenirs si vifs qu’ils semblent réels, l’angoisse et une certaine obsession... Je pense que vous souffrez toujours des conséquences de ce qui est arrivé dans la pyramide. Mademoiselle, peut-être est-il grand temps de considérer...
— Je veux juste connaître la signification de ces incantations, coupa Sixtine.
— Bien, mademoiselle.
Han chaussa ses lunettes et ouvrit son ordinateur portable.
— Si vous voulez vous donner la peine de les répéter pour moi...
Elle s’exécuta alors que Han tapait sur le clavier. Pendant ce temps-là, Sixtine fixait la fenêtre. Les jeunes étaient rentrés se coucher, seul un clochard errait avec son sac de couchage dans la rue déserte.
— Mademoiselle, avez-vous étudié l’histoire de l’ancienne Égypte ?
Han fronçait les sourcils en se frottant le front.
— Ma mère m’avait acheté une encyclopédie quand j’étais petite... et je pense avoir prêté attention lorsque Seth parlait de ses antiquités, mais je ne pense pas avoir approfondi le sujet. Pourquoi ?
— Parce que ce que vous m’avez répété est mot pour mot le Chapitre 30A du Livre des Morts, dit Han.
— Pardon ?
— Chez les Égyptiens, le Livre des Morts fait partie des objets que le défunt emporte avec lui dans l’au-delà. Le chapitre 30A est essentiel, c’est lui qui ordonne au cœur de ne pas trahir le défunt lorsqu’il se présente devant Rê pour la pesée, ce qui détermine s’il peut aller au royaume des morts ou...
— ... se faire dévorer par la bête. Je m’en souviens.
Han regarda Sixtine.
— Lorsque j’étais dans le coma, j’ai vécu ce moment. Ce qui m’a ramené à la vie, c’est ce cœur qui a trahi.
— Qu’a-t-il dit ?
— Je ne sais pas.
Ils restèrent silencieux pendant un long moment.
— Han, vous qui semblez vous y connaître en psychothérapie... se souvenir de choses qu’on n’a jamais apprises, ça fait partie des symptômes du stress post-traumatique ?
— Non, mademoiselle. Mais certaines personnes, avec des capacités, disons, psychiques...
— Non. Absolument pas.
— Mademoiselle ?
Han faisait des grands yeux ronds.
— Je n’ai jamais cru à ces trucs-là, c’est de la poudre aux yeux que les charlatans usent sur les gens naïfs. J’ai dû l’apprendre pendant ma lune de miel au Mexique. C’est la seule explication possible. Seth était tellement passionné par ces croyances Égyptiennes qu’il a sans doute voulu me les transmettre…
Ils regardèrent tous deux en direction de la fenêtre. Sixtine avait encore du mal à parler de Seth au passé. Sa gorge devenait froide, la douleur rétrécissait son ventre. Seth, son beau prince. Elle sentit alors ses bras autour d’elle, son désir qui l’enveloppait, sa présence si forte et si protectrice. Puis la sensation disparut et il ne resta que le reflet pâle de Sixtine sur la fenêtre.
Han s’approcha d’elle et murmura :
— Mademoiselle, tenter d’oublier le passé, vous concentrer pleinement sur le présent, reconstruire votre vie... je sais que cet homme, Oxan Aslanian, vous l’a ordonné sous la menace, mais... ceux qui vous veulent du bien sont également de cet avis.
— Ceux qui me veulent du bien, s’esclaffa Sixtine. Comme qui ?
— Moi-même... ainsi que votre grand-tante, Gigi.
Gigi. Sa poitrine se serra en pensant à elle, si frêle, si loin sur ses falaises, si pure dans son souvenir. Elle repensa à sa maison, là où elle avait passé son enfance, dans ces murs humides couverts de toiles d’araignée, avec les jeux cassés et la vieille tapisserie aux oiseaux exotiques. Elle sentait la main de sa grand-tante dans la sienne, car c’était Sixtine, même enfant, qui guidait cette dame aveugle tant aimée.
— Il m’a donné trois jours. Est-ce que je peux trouver la vérité en si peu de temps, toute seule, sans mettre en péril les autres ?
Han la dévisagea soudain du regard.
— Peut-être est-ce le moment, mademoiselle, de vous demander... ce que vous voulez vraiment.
Sixtine ne répondit pas.
— Car la vérité, si c’est cela que vous cherchez, n’est pas une fin en soi, n’est-ce pas ? Ce que vous souhaitez, c’est cet état dans lequel vous serez lorsque vous aurez trouvé ce qui vous manque. Qui serez-vous alors ?
— Je veux être... libérée ! s’énerva Sixtine
— Mais pourquoi ne pas le décider aujourd’hui, à cet instant précis ? Personne ne peut le faire pour vous, comme personne ne peut être vous à votre place. La seule chose qui vous enchaîne est ce besoin que vous avez créé, ce besoin de vérité, de vengeance, de justice, appelez-le comme vous voulez. Libérez-vous maintenant. Vous êtes la seule responsable.
— Responsable ? s’écria Sixtine en se retournant violemment vers lui. Vous êtes de ceux qui disent que les victimes méritent ce qu’il leur arrive, hein ?
— Non. Mais la décision est tout de même la vôtre, répondit Han, parfaitement calme. Si vous prenez l’entière responsabilité de ce qui vous arrive, vous acquerrez un grand pouvoir, et vous l’ôterez à ceux qui vous oppressent. Vous pouvez vous affranchir d’eux, de la pyramide, de qui vous étiez avant, même, de Jessica. Monsieur Seth est mort. Savoir dans quelles circonstances ne le ramènera pas à la vie. Vous, vous êtes vivante...
— Si peu.
— Alors décidez de l’être, maintenant. Et devenez ce que vous cherchez.
Ils se regardèrent. Han avait adopté une posture étrange. Il n’était plus l’employé, il se dégageait de lui une confiance absolue, une connaissance d’elle qui la rendait vulnérable. Han semblait porter toute son attention sur elle, ici, maintenant. Jamais elle n’avait ressenti une telle intensité de la part du vieil homme. Elle tourna la tête vers la fenêtre et ses mots firent de la buée sur la vitre bleue.
— Avant de partir, je… je souhaite voir Thaddeus. Lui poser une dernière question.
— Je regrette, Mademoiselle, Mr di Blumagia s’est envolé pour Mexico ce matin. J’ai entendu dire qu’il se rendait à une exposition de ses œuvres, qui se tiendra la semaine prochaine.
Quand elle posa ses yeux sur lui, il était redevenu le majordome soumis.
— Que dois-je dire au pilote ? Nous devrions partir sans tarder.
À ce moment-là, la vieille cousine entra à nouveau, toujours tremblante, portant un plateau avec du thé et quelques pâtisseries. Han lui adressa quelques mots que Sixtine ne comprit pas. La vieille acquiesça en regardant la jeune femme et voulut déposer le plateau sur un buffet encombré. Mais avant que Han n’ait pu intervenir, quelque chose s’écrasa sur le sol à grand bruit, poussé par le plateau.
Des dominos.
Soudain, Sixtine fut transportée à Mexico, avec ce poète qui y jouait, contre la Mort. Elle vécut le temps d’un instant fulgurant la plume bleue tombée de la cage dans le lobby de l’hôtel, l’odeur de pluie sur les pavés de Zócalo, la vierge à l’enfant dans la basilique aux mille bougies. Mais surtout, elle vit Thaddeus, dont la présence semblait presque palpable, dont le nom noir et blanc se mêlait au noir et blanc des dominos.
Elle ferma les yeux, pour faire disparaître cette vision. Quand elle les rouvrit, elle vit la marque rouge sur son doigt, là où Aslanian avait planté la broche de Gigi. Une promesse scellée dans le sang. Toutes les parcelles de son être étaient douloureuses à force de tendre vers ce qu’elle voulait vraiment : savoir, savoir enfin, regarder en face tous les instants manquants qui l’avaient conduite jusqu’à la pyramide. Retourner au Mexique, confronter Thaddeus, recomposer sa propre histoire.
Mais Sixtine avait beau s’attaquer à toutes les possibilités : il n’y avait aucun moyen de s’échapper. Elle n’avait aucun scrupule à risquer sa vie pour la vérité, parce que sa vie ne valait plus grand chose. Mais pas celle des autres. Pas celle de Gigi.
L’orpheline pauvre était devenue riche, mais ce prix-là, elle ne pouvait pas le payer.
— Dites-lui que je retourne chez moi. Et qu’après ce voyage… je n’aurai plus besoin de ses services.