Chapitre 59

Affaires Mortuaires

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Le vent orange traîna du sable jusqu’à l’intérieur du hangar en métal de l’aéroport militaire de Cairo West AB. L’agent spécial du FBI Aziza Rust poussa une porte où étaient accrochés deux panneaux. Sur l’un était inscrit « Dignité & Respect ». Sur l’autre, « Affaires Mortuaires, 45th Quartermaster ».

L’odeur des produits d’entretien prenant déjà d’assaut ses narines, Rust salua une jeune militaire noire qui repassait un drapeau américain. Un autre soldat, encore plus jeune, jouait à FreeCell sur un ordinateur ; il se leva en toute hâte pour saluer l’agent du FBI. Ils échangèrent des papiers, parlèrent peu. La radio jouait de la musique classique. Puis Aziza Rust fit signe au personnel du camion de décharger. On allait préparer le transfert du cargo.

Un sac noir.

La dépouille de Franklin G. Hunter.

Elle attendit sur une chaise pliante à l’extérieur du hangar. À ses pieds, un cendrier plein. Ils fumaient beaucoup, ceux qui travaillaient ici. Elle pensa au perfectionnisme de ces jeunes soldats qui avaient tout juste atteint l’âge de boire, qui savaient à peine ce qu’était la vie et qui préparaient la mort. On les appelait les « dirty hands », les mains sales.

Elle aussi avait l’impression d’avoir les mains sales.

Rust connaissait le travail des soldats préposés aux affaires mortuaires, pour avoir été trop de fois le témoin de leur travail. Comme elle le faisait non-stop depuis la nuit précédente, elle retraça mentalement les étapes qui se déroulaient à l’intérieur. À présent, ils roulaient le corps sur la table de métal. Ils commençaient l’inspection par les pieds, toujours. Leurs mains gantées cherchaient les effets personnels comme un portefeuille ou des bijoux, qu’ils plaçaient dans un petit sac en plastique attaché ensuite au poignet gauche. Rust savait que le défunt ne possédait rien sur lui que ses vêtements. Le sac fermé serait alors placé dans la partie inférieure du cercueil de transfert, des sacs biohazard remplis de glace sous la tête et les pieds. Une autre équipe placerait le haut du cercueil. Aziza Rust avait instruit qu’on l’entoure du drapeau.

Tout se passerait comme ça.

Tout devait se passer comme ça.

L’angoisse ne la lâchait pas, pourtant. Il y avait une chose qui clochait. La musique. Mozart. D’habitude, ils écoutaient de la pop. De la radio émanait une voix d’opéra solitaire qui enveloppait tout le hangar et le désert ondulant malgré l’hiver.

Mais elle essaya de ne pas y penser.

Après un temps qui lui sembla beaucoup trop long, on l’appela. Le prêtre était prêt à prononcer la prière.

Ce dernier s’excusa, il était malade, un courant d’air, alors voilà, c’était idiot, une extinction de voix. Le personnel des affaires mortuaires se rassembla autour du cercueil dans le hangar trop grand, et il murmura d’une voix cassée une prière trop rapide.

Ils montèrent dans le camion où se trouvait le cercueil en aluminium et roulèrent en silence vers l’aérodrome, où les attendait un avion-cargo. Dans le rétroviseur, Rust vit la poussière orange d’un autre camion qui les suivait. Derrière ses Ray Ban, ses yeux se plissèrent. Le camion s’engagea sur le tarmac, l’autre arriva à sa suite. On descendit le cercueil sans un mot. L’un des soldats se redressa et salua de tout son corps. Rust ne quitta pas des yeux le cercueil mais se concentra sur ce qui se passait à l’extrémité de son champ de vision. Un homme s’approchait d’elle.

Son supérieur au FBI, Northwood.

— Rust.

— Monsieur.

Les soldats lui firent signe de les rejoindre à l’arrière de l’avion-cargo, vers la soute. Alors qu’ils avançaient, Northwood commença :

— Ce n’est pas à vous que je vais apprendre que cette procédure, avec le drapeau, est réservée aux ...

— ... aux citoyens tombés suite à une action qui relève de ce que le bureau combat, terrorisme ou crime organisé, compléta Rust.

Le silence de Northwood l’encouragea à parler.

— Hunter a parlé avant de mourir.

— Je vous écoute.

— Tué des suites d’une blessure par balle tirée par le commandant Mohammed Hassan de la Police Égyptienne, et ce n’était pas...

— Merci Rust, je sais qui est Hassan.

— J’allais ajouter que ce n’était pas un tir ami.

L’agent du FBI lança à Rust un regard dur : cette accusation ne pouvait pas être faite à la légère.

— Hunter était accusé à tort du meurtre de Zahara Ali, la belle-sœur de Nasser Moswen, celui qui a péri lors de l’assaut du commissariat. Hunter enquêtait sur le vol du masque de Toutankhamon.

— Le vol présumé, coupa son supérieur.

— Je suis certaine qu’il a été volé. Et vous savez bien que de toutes les personnes au monde, j’étais celle qu’il aurait le plus de mal à convaincre...

Northwood acquiesça. Aziza Rust continua.

— Hunter a rencontré les trafiquants en suivant une information de Zahara. Ils ont confirmé qu’ils avaient vendu le masque à Yohannes De Bok.

— De Bok, le nom m’est familier.

— Découvreur de Néfertiti.

Northwood dévisagea Rust. Gardant les yeux rivés au le cercueil qui avançait toujours, Rust sentit qu’elle avait réussi à surprendre son supérieur et éprouva une légère satisfaction.

— Les trafiquants ont dit à maintes reprises qu’ils étaient menacés, reprit-elle. Ils répétaient que Nasser avait découvert une organisation qui donnait des ordres à El-Shamy et Hassan et peut-être aussi De Bok, et qu’il allait y avoir des dégâts.

— Une organisation ? Quel type ?

— Ils n’ont pas dit. Hunter les avait convaincus de parler lorsque Hassan a fait irruption chez eux avec ses hommes. Sur les trois trafiquants, deux n’ont pas survécu, on ne sait pas ce qu’il est advenu du dernier. Hunter n’a réussi à s’échapper que parce qu’il a tiré sur Hassan et l’a blessé. Hunter pense...

Rust s’interrompit, ferma les yeux et reprit :

— Hunter pensait, et je suis d’accord avec son analyse, que nous avons à faire à un réseau organisé qui va au-delà des frontières égyptiennes. Je pense notamment au trafic d’antiquités... qui irait plus loin que les antiquités elles-mêmes.

— Le trafic d’antiquités est toujours mêlé à d’autres trafics, dit Northwood, comme pour lui.

Près du camion, des soldats débarquaient le cercueil. Plusieurs le portèrent sur leurs épaules. Comme le voulait le protocole, les deux agents du FBI formèrent une ligne. Northwood se redressa et soupira.

— Les circonstances de notre entrevue aujourd’hui parlent pour moi du danger que vous courez en enquêtant dans ce sens.

— Oui monsieur.

— Et, dit-il en regardant le cercueil qui s’approchait comme lévitant au-dessus d’un bitume mouvant, vous avez déjà pris des risques qui mettent en jeu votre carrière, n’est-ce pas ?

Rust déglutit et répondit :

— Seulement ce que le devoir me dicte.

Ils se turent. Sous le drapeau américain, le cercueil d’aluminium que le vent révélait parfois, reflétait le soleil dur qui brûlait ce bout de terre étranger. Un insecte vint se poser sur le drapeau, puis repartit vers le soleil.

Rust vit à ses ailes lourdes que c’était un scarabée.

Enfin le cercueil fut installé au fond de l’avion. Bientôt il s’envolerait vers Dover Mortuary en Virginie, USA.

Northwood attendit la fermeture de la soute, puis dit :

— J’attends votre rapport ce soir. Rust, j’espère que vous savez ce que vous faites.

— Une dernière chose, monsieur. Les événements récents... Je voudrais vous demander une permission, effective ce soir. Je souhaiterais prendre du repos, juste une semaine. Pour voir ma famille.

Elle tendit une autorisation de permission pré-remplie à son supérieur.

— Accordé, Rust. Soulagé de voir qu’enfin vous acceptez de n’être pas infaillible. Votre famille se trouve... ? dit-il en signant le papier qui claquait dans le vent.

— New York. Manhattan.

Northwood leva un sourcil puis, après une imperceptible pause, rendit le papier signé à son agent. Il la salua et retourna vers le camion.

Rust resta seule sur le tarmac, face au soleil qui allait se coucher, envers et contre tout. Etait-elle vraiment sûre de ce qu’elle faisait ? D’avoir été l’informatrice de Hunter toutes ces années, et à présent de se tenir ici. Avant, elle était juste et naïve. En témoignant contre son partenaire parce qu’il n’avait pas suivi les règles, elle avait mis un terme à la carrière de Hunter, détruit sa réputation et précipité son divorce. Il avait été exilé.

Et pourtant, il avait eu raison.

Alors oui, elle lui devait bien de briser quelques règles, se dit-elle, la main dans sa poche, caressant l’Œil Oudjat. Oui, elle avait été la source de Franklin, elle avait été l’Œil pour lui. Et elle continuerait la mission qu’il lui avait confiée.

Quelques minutes plus tard, elle quittait l’enceinte de la base militaire. Elle regarda en direction du Caire, une voiture approchait. Il était là, comme prévu. Comme toujours, comme la seule chose dans ce monde sur laquelle elle pouvait compter. Sa poitrine s’emplit de gratitude lorsqu’il baissa la vitre pour lui sourire.

Elle ouvrit la porte et s’installa sur le siège passager. Elle le regarda et l’embrassa sur sa joue dévastée.

Kamal Aqmool.



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