Chapitre 60
Falmouth Manor (I)

Sur une route solitaire des Cornouailles, sombre et tortueuse comme les âmes des naufrageurs qui l’empruntaient jadis, une voiture fendit la nuit de ses phares jaunes.
Elle ignorait le vent et sa langue noire d’embruns et avançait vite malgré tout. Elle longea la côte violentée dont les grandes maisons fermées semblent en être les sentinelles. S’engouffrant dans les terres, elle passa la gare désaffectée, les villages mornes, la forêt. La lumière de ses phares dessina un halo sur le chemin gris et les sous-bois silencieux, qui l’instant d’après retournèrent à la nuit. Enfin elle déboucha sur une large clairière, puis un parc parfaitement sculpté, apprivoisé par une main d’homme au milieu d’une terre sauvage. De derrière des arbres centenaires surgirent alors les contours compliqués d’un manoir imposant et silencieux.
Falmouth Manor.
Un panneau À VENDRE était accroché de travers à l’un des battants du portail en fer forgé légèrement rouillé. Les mauvaises herbes cachaient le bas du portail : il n’avait pas été fermé depuis longtemps.
La voiture se gara. Une porte claqua. Des pas s’enfoncèrent dans le gravier.
C’était la nuit d’Halloween, appelée ici Kalan Gwav, le premier jour de l’hiver. Le moment où les âmes des morts visitent leurs anciennes maisons. Le commencement de la moitié obscure.
À l’intérieur, dans l’une des chambres du deuxième étage, Charles Mornay, dixième vicomte de Falmouth, bâillait aux corneilles, mais n’avait pas le courage d’aller se coucher. Confortablement installé dans une chaise design des années 50, bercé par un programme de jazz à la radio, il mangeait des fraises à la Chantilly en lisant Horse & Hound Magazine, le journal équestre le plus ancien et le plus lu du Royaume-Uni. Naturellement, il n’avait pas entendu le bruit de la voiture, si bien que, quand la cloche d’entrée retentit, elle le fit sursauter si fort qu’il se mit de la crème sur le menton. Il grogna, jeta un coup d’œil à sa montre (01h14), jura contre cette satanée tradition d’Halloween. Il avait passé toute la soirée à distribuer des bonbons aux enfants qui sonnaient chez lui en criant « Trick or Treat », mais là, à une heure du matin, vraiment, ils exagéraient. Les adolescents des voisins, sûrement. Soûls, en plus, il aurait pu le parier.
Retentissement de la sonnette à nouveau, le son des espadrilles sur un grand escalier en bois sculpté du XIXe.
— C’est bon, c’est bon, j’arrive ! Je vous avertis, j’ai refilé tous mes bonbecs, et si je vous trouve ronds comme des queues de pelle, ça va...
Mais lorsqu’il ouvrit la porte, la surprise le fit écarquiller des yeux et allonger la mine. Puis un sourire illumina tout son visage :
— Florence !?