Chapitre 61

Départs

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La capuche de son sweat obscurcissant son visage, Sixtine traversa le hall des départs de l’aéroport. Han s’était assuré qu’elle quittait Paris sans que personne ne la suive. Elle n’était qu’à quelques minutes de monter à bord de l’avion privé de Seth. Son avion privé. Et dans moins d’une heure, elle serait aux côtés de Gigi.

À chaque fois qu’elle pensait à la maison des falaises, son corps se crispait. Il avait suffi de quelques mots dans les catacombes pour que cet endroit qu’elle aimait tant, et qui abritait la meilleure partie d’elle-même, se transforme en une prison amère. Mais elle avait beau considérer toutes les possibilités : il n’y avait aucun moyen de s’échapper. Le chemin s’arrêtait là.

Il faudrait bien qu’elle se résigne à vivre avec des jours manquants dans son histoire et des questions à n’en plus finir. Elle s’y ferait sûrement, à la longue. Peut-être même qu’elle suivrait le conseil de Han et irait voir quelqu’un pour la guérir de ses cauchemars.

Elle se faufila parmi les voyageurs qui bougeaient mollement, encombrés de bagages. Il était 7 heures du matin et les quelques boutiques du petit terminal ouvraient leurs portes. Le café était déjà plein, les tables déjà sales. Elle frissonna ; elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours et ne désirait qu’une chose : s’enfoncer au fond de son siège dans l’avion, cacher son visage sous une couverture et s’offrir le luxe de dormir. Même si le vol durait à peine une heure, peut-être pourrait-elle-même oublier Paris et ses catacombes.

— Hé, regardez où vous allez, bon Dieu. 

Sixtine releva la tête. Un homme pestait contre une femme dont la chariot venait d’entrer en collision avec ses valises ; elle refusa de s’excuser, ce qui l’énerva encore plus. Sixtine allait détourner le regard lorsqu’elle remarqua que sa vision s’était brouillée.

Une hôtesse de l’air s’interposa pour apaiser le voyageur. Sixtine se frotta les yeux et vit l’hôtesse très clairement, l’homme en revanche était toujours flou.

Un voile gris translucide, plus grand que lui, semblait l’envelopper.

Sixtine n’eut pas le temps de se demander pourquoi ses yeux lui jouaient soudain des tours ; l’homme la mitraillait du regard. Elle baissa la tête et continua son chemin vers le salon privé, au-delà des portes d’embarquement.

Les longs corridors du terminal étaient propices à l’introspection, et les pensées bouillonnaient dans son crâne. Lorsqu’elle arriva à un long tunnel blanc, elle mit le pied sur le tapis roulant qui le traversait et, lasse, se laissa guider, les yeux perdus dans le vaste vide autour d’elle.

La vision la surprit ainsi.

Seth dans un aéroport au Mexique. Lors de leur lune de miel.

Ce n’était pas une vision.

C’était un souvenir.

* * *

— C’est la chaleur, mon amour… et les excès d’hier. Trop de champagne. Beaucoup trop de champagne. Mais il fallait bien qu’on célèbre notre nouvelle vie.

Seth était accroupi devant Jessica, assise sur le canapé en cuir de la VIP lounge d’un petit aéroport mexicain. Ses cheveux blonds brillant de santé, une robe à fleurs qui accentuait ses courbes superbes, les bras couverts de bracelets, de grandes boucles d’oreilles colorées et des lunettes à la mode sur son visage hâlé par le soleil de Jalisco : personne n’aurait pu croire que la jeune mariée était nauséeuse, sinon que son front brillait de sueur.

Ils étaient seuls, exceptés une hôtesse et le personnel de la restauration. Le souffle de l’air climatisé rivalisait avec de la musique pop internationale. Jessica, plongea ses yeux dans ceux de son mari, qui lui souriait.

Il avait l’air heureux.

Elle ne l’avait pas vu aussi apaisé depuis leur mariage.

Avec une grande délicatesse, Seth releva une mèche de cheveux blonds du visage de sa femme, la passa derrière son oreille. Il lui caressa la joue et se releva, déposant en passant un baiser tendre sur son front.

— Même avec une gueule de bois, tu es la plus belle femme que j’aie jamais vue.

Jessica protesta en souriant. Mais la nausée revint. Elle s’enfonça encore plus dans le canapé et ferma les yeux.

— Chéri, je veux que tu sois témoin. Je jure solennellement de ne plus boire une seule goutte d’alcool jusqu’à la fin de mes jours.

Seth s’affala à côté d’elle et prit un magazine.

— Dommage, je n’aurai plus le plaisir de voir ma femme danser sur un bar.

Jessica se releva, fixant son mari avec une curiosité amusée.

— J’ai dansé sur le bar ?

— Mm mm. J’ai même les photos pour le prouver.

Son œil scintillait, il semblait incapable de s’arrêter de sourire.

Elle fit mine de vouloir agripper Seth pour saisir le téléphone dans sa poche, mais il se releva d’un coup, trop rapide pour elle.

— Ta ta ta, c’est mon trésor à moi.

— Pas juste, murmura-t-elle. Tu profites que je suis dans cet état. Sinon, tu sais que tu n’as aucune chance contre moi.

Jessica se tut ; ses mots avaient déclenché un vertige qui la clouait à son siège. Elle ne s’était jamais sentie aussi mal un lendemain de fête. Et elle ne se souvenait pas d’avoir dansé.

Elle ne se souvenait même pas du bar.

Au moins, elle était à son aise dans ce canapé profond. Dans quelques minutes, il faudrait se lever pour monter à bord, et elle espérait retarder ce moment le plus possible.

Elle avait presque sombré dans un sommeil agité, lorsque son instinct lui fit tourner la tête vers Seth. Il avait changé de posture. Il était assis droit sur le canapé, prêt à se lever. Ses yeux devenus sombres scrutaient le tarmac face à eux. Ses lèvres étaient pincées et il serrait les dents, la tension creusant des stries sur la peau de ses joues parfaitement rasées.

Jessica connaissait cette expression. Elle n’était jamais bon signe.

Elle préféra fermer les yeux et prétendre que tout allait bien.

Mais un parfum la réveilla complètement, oblitérant la nausée et la fatigue.

Thaddeus di Blumagia était arrivé dans la salle d’attente. Elle pouvait reconnaître son odeur parmi mille.

Une émotion violente remua les entrailles de Jessica, comme si son corps reconnaissait soudain un danger immense.

— Qu’est-ce que tu fais là ? siffla Seth.

— Je viens avec vous, répondit Thaddeus.

Un tee-shirt blanc et son jean couvert de peinture, ses bracelets en cuir autour de ses poignets, il semblait être arrivé directement de son atelier, à plus de mille kilomètres d’ici. Il posa une vieille sacoche en cuir à côté d’eux. Mais au lieu de se tourner vers Seth, il fit face à Jessica. Son regard la glaça, son cœur se mit à battre dans ses tempes. Et pourtant elle ne pouvait pas détourner les yeux de ceux de Thaddeus.

— Tu sais ce que tu dis ? cracha Seth.

— Je sais ce que je dis.

Cette fois il s’était approché calmement de Seth, avec un sourire qui se muait en rictus à mesure qu’il soutenait le regard de son ami.

— Tu es devenu complètement fou, murmura Seth entre ses dents, s’avançant vers Thaddeus, les poings fermés. On a déjà réglé ça. Tu veux que ça se finisse comme ça entre nous, hein ? Qu’on se batte dans un aéroport de campagne ?

Le barman les observait du coin de l’œil et l’hôtesse prenait le combiné du téléphone le plus discrètement possible.

— Je veux juste prendre cet avion avec vous, Seth. Quoi, tu veux que je fasse moi aussi disparaître un hélico pour vous accompagner ? Un coup de fil, et c’est fait, si c’est ça qui te chagrine.

— C’est un voyage pour ma femme et moi, tu le sais mieux que personne.

— Peut-être que je devrais lui demander, alors. Jessica ?

Jessica s’était levée, oubliant son corps fatigué et le vertige qui faisait chavirer les choses autour d’elle.

Thaddeus la sentit-il défaillir ?

Il prit sa main, et fixa ses yeux gris au plus profond des siens. Elle sentit sur sa peau chaque parcelle de la sienne, chaque infime friction confirmant la réalité de leurs deux présences qui soudain n’en faisait qu’une. L’énergie vitale de ses doigts chauds se propagea jusqu’à son ventre en un courant électrique qu’elle était incapable d’arrêter.

Son corps refusa de retirer sa main de celle de Thaddeus, mais, dans un effort surhumain, elle put arracher ses yeux des siens et les tourner vers Seth.

Un halo gris enveloppait son mari.

Seule la colère de ses pupilles noires semblait percer ce voile éthéré.

Puis une vague immense traversa Jessica, qui plongea dans l’obscurité.

* * *

Han l’avait prévenue : l’amnésie rétrograde dont elle était atteinte ne durerait sûrement pas. Les événements les plus anciens lui apparaîtraient d’abord.

Mais rien n’avait préparé Sixtine au choc que ce souvenir avait engendré. La nausée lui remuait le ventre, et elle suait.

Pouvait-elle faire confiance à ces histoires qui s’invitaient dans son crâne ? Elles étaient absurdes.

Pourquoi Thaddeus aurait-il voulu s’imposer entre un mari et une femme lors de leur lune de miel ? Pourquoi les deux meilleurs amis semblaient-ils se détester autant ? Et pourquoi cet échange trouble entre Thaddeus et elle, comme si elle avait caché quelque chose à son époux ?

Elle avait dû traversa le hall d’embarquement sans même le remarquer, pour se retrouver dans les toilettes vides. Elle se passa de l’eau sur le visage, le teint pâle, des cernes noirs sous ses yeux verts.

Elle pouvait vivre sans savoir ce que les autres lui avaient fait. Mais elle ne pouvait pas vivre sans savoir de quoi elle s’était rendue coupable.

Elle fixa son reflet dans le miroir.

Oxan Aslanian lui avait donné trois jours.

Han répondit immédiatement à son appel. Elle lui intima ses ordres, il lui promit de faire le plus vite possible.

Soudain des cris fusèrent de la salle d’embarquement. Des ordres qu’on aboie, des glapissements, des pas précipités. Sans réfléchir, elle sortit des toilettes et trouva sans mal la source du trouble : des personnes étaient agenouillées près d’un corps. Une hôtesse se précipitait vers le micro pour demander s’il y avait un médecin dans la salle, d’autres criaient dans le talkie-walkie.

Sixtine s’avança. L’intuition qui battait dans ses tempes était si forte, elle savait déjà qui gisait là.

Elle entendit “C’est trop tard”, mais ça aussi elle le savait déjà.

C’était l’homme bougon qui lui était apparu comme enveloppé dans un brouillard gris.

Il était mort.

La vibration de son téléphone la fit sursauter. Le pilote était prêt.

Elle partait pour Mexico.

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