Chapitre 63

Falmouth Manor (II)

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Florence, des cernes sous les yeux et ses cheveux roses mal coiffés, embrassa rapidement son père sur la joue.

— Mais que fais-tu ici à cette heure ? glapit Charles Mornay.

— C’est comme ça qu’on accueille une fille aimante venue faire une surprise à son papa chéri ?

Son père avait à peine fermé la porte qu’elle filait déjà dans le couloir à grands pas. Pour la rattraper, Charles trottait tout en attachant sa robe de chambre.

— Le papa en question n’a aucune illusion, mais soyons naïfs quelques instants et réjouissons-nous de cette visite inattendue.

Sa phrase s’était déjà perdue dans le sillage de Florence, dont les pas lourds résonnaient à travers le couloir en pierre. Charles tentait de la suivre, en grommelant.

— Ma chérie, tu me réveilles à 1 heure du matin, le minimum serait de me dire...

— Menteur, je t’ai vu, ta fenêtre était éclairée. Je suis sûre que tu bouquinais en mangeant des sucreries.

— C’étaient des fraises, je me suis mis au régime.

— Bravo. Tu as de la Chantilly sur le menton.

— Bon, marmonna-t-il en s’essuyant avec la manche de sa robe de chambre, vas-tu finir par me dire ce que tu fabriques ici au beau milieu de la nuit ?

Suivirent une enfilade de portes, un battant qui cogna son père et d’autres complaintes. Florence accéléra encore le pas lorsqu’elle arriva dans le grand salon. Elle saisit l’échelle qui reposait contre la haute bibliothèque et la posa contre l’imposante cheminée sculptée, sur laquelle trônait la musaraigne momifiée achetée à Yohannes De Bok au Caire. Elle escalada ses barreaux jusqu’à ce qu’elle se trouve nez à nez avec Vivant Mornay, dont le portrait gigantesque daté de 1811 surplombait tout le salon.

— Florence, pour l’amour du Ciel !

— Il a été retouché, ce portrait, non ? Ces vingt dernières années ?

— Ne dis pas de bêtise. Tu penses que si je l’avais fait, j’aurais enlevé ces rouflaquettes absurdes. Vas-tu me dire...

Elle mit ses poings sur ses côtes, soupira et finit par redescendre de son perchoir.

— Elle n’est pas là, annonça-t-elle, déprimée. J’étais pourtant sûre. Je suis perdue.

Les yeux de Charles s’égarèrent encore autour de la cheminée, puis il capitula. Florence s’affala sur un des fauteuils et trouva le courage de lui expliquer l’enchaînement incongru d’événements qui l’avaient conduite jusqu’à la demeure familiale.

* * *

Onze heures plus tôt, à Paris

Lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre d’hôtel, Florence était plongée dans des pensée compliquées. Elle venait juste de raccrocher après sa conversation avec Max. La rencontre accidentelle avec Jessica Pryce l’avait troublée, et la découverte que Seth Pryce n’avait plus que quelques mois à vivre avant son meurtre n’avait aucun sens. Elle ouvrit la porte sans réfléchir.

Debout devant elle, la regardant avec des yeux de merlan, se tenait Andrew Sheets, le collègue détesté.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Elle sut immédiatement que l’entrevue serait désagréable : il était ivre.

— Mornay, je te tiens, tu es cuite.

— La cuite que tu tiens, Andy, n’a aucun rapport avec moi.

Il lui adressa un sourire mauvais, mais sa main qui agrippait la porte glissa et il tomba en avant, manquant Florence de justesse. Il fit quelques pas chancelants, s’affala sur le lit, et ricana d’un air dément. Il se roula pour se laisser glisser sur la moquette, où il s’assit contre le sommier pour reprendre son souffle. Ses lunettes étaient de travers sur son visage bouffi.

— T’es trop cuite, continua-t-il en bavant.

— Oui, c’est toujours un plaisir de converser avec toi, Andrew, mais je vais manquer mon vol. Je te laisse fermer derrière moi ? Et s’il te plaît, si tu décides de vomir sur la moquette, tu leur dis que c’est toi, tu es gentil, hein ? Allez, ciao !

— Où est-ce qu’elle va, elle rentre chez papa ? Parce que moi, j’en sais des choses, sur le petit clan Mornay.

Florence, pour qui le sujet de la famille était très sensible, se retourna :

— Oh toi, tu as trop lu Horse & Hound. Surprends-moi. Qu’est-ce que mon père y raconte ?

— Comment il s’appelle, le grand-père, là, déjà ? glapit Andrew en enlevant ses lunettes et en les balançant près d’un rideau.

Florence pensa à Jack et Peregrine, ses deux grands-pères morts et enterrés comme ils avaient vécu, sans trop de bruit, et se demanda ce que cet idiot leur voulait.

— Vivant ! s’exclama Andrew. Ah, Vivant, c’est marrant, comme nom, pour un mort. Vivant !

— Il y a un paquet de générations entre grand-père et Vivant, mais vas-y, crache. Et si tu pouvais me donner les gros titres plutôt que tout le discours, j’apprécierais, je suis pressée.

Andrew riait toujours de sa propre blague et n’en finissait pas.

— Imagine l’épitaphe, ci-gît Vivant !

Florence, exaspérée, se dirigea vers la sortie. Dans un mouvement étonnamment vif, Andrew se releva pour claquer la porte devant elle, et tourner le verrou. Lorsqu’elle essaya de le pousser pour accéder à la serrure, il se plaqua contre la porte de tout son grand corps. Il la fixa de ses yeux rougis que l’alcool faisait vaciller. Il sourit en approchant son visage du sien ; Florence sentit son haleine amère.

— Vivant Mornay, souffla-t-il, c’est lui qui a commencé. C’est ta famille, hein ? Ça m’étonnerait pas qu’on trouve que c’est toi qui a tout manigancé, la découverte et tout. Tu savais depuis le début.

— Qui t’a raconté ces bêtises ? Laisse-moi sortir, dit-elle en essayant de le pousser de la porte.

Mais Andrew l’encercla de ses longs bras, et elle ne put plus bouger.

— J’ai mes sources, ricana-t-il. Dis-moi ce que tu sais.

— Lâche-moi ou je hurle !

— C’est ça, hurle. Et puis tu diras aux flics pourquoi il y a les armes de ta famille tatouées sur le corps des morts ?

— Je l’ai vu, le tatouage, dit Florence, qui avait réussi à libérer un bras et cherchait autour d’elle un moyen de s’échapper. Ce n’est pas les armes de ma famille, ça n’y ressemble même pas. Et Vivant Mornay, il était en Grèce, pas en Égypte, et....

— Alors vous devez avoir d’autres armes, interrompit-il d’un air mauvais. C’est toi qui as retrouvé les Pryce, tu crois que c’est une coïncidence ? Allez, vas-y Mornay, à moi, tu peux bien faire des confidences ? Et pendant que tu y es, tu peux peut-être m’expliquer ce que Néfertiti vient faire là-dedans, il a pas été très clair, Ashna... Asina... Lyanan, là...

En un instant fulgurant, Florence remarqua la bouteille de vin sur le bureau à côté de la porte, l’agrippa avec force et l’écrasa sur le crâne d’Andrew. La bouteille ne se cassa pas, mais le journaliste s’effondra d’un coup, gisant inconscient sur la moquette.

Florence lâcha la bouteille qui cogna un bout du carrelage de la salle de bains et se fêla, déversant le vin sur la moquette. Le cœur battant dans ses tempes, Florence empoigna sa valise et s’enfuit, courant dans les couloirs. Lorsqu’elle se trouva enfin dans l’ascenseur, elle inspira profondément, renifla, essaya de se calmer, se regarda dans le miroir.

Quand elle voulut peigner ses cheveux avec ses doigts, sa main tremblait encore.

Elle remit son pull en place, vérifia tous ses habits : tout était à sa place. Puis elle scruta son visage dans le miroir.

— Ça va aller. Ça va aller, se dit-elle, la bouche sèche. Tu es Florence Mornay-Devereux, nom de Dieu.

Avoir des ancêtres aux biographies hautes en couleurs et en courage lui avait toujours donné envie de se battre. Elle était fière de son nom - quoiqu’en dise Andrew Sheets.

Elle ferma les yeux et, malgré elle, revit l’immense portrait de Vivant Mornay dans le grand salon, son air conquérant et érudit trônant au-dessus de l’imposante cheminée sculptée sur laquelle elle avait posé la musaraigne de De Bok.

C’est à ce moment qu’elle se souvint, et elle en eut le souffle coupé.

La croix du tatouage, dans le portrait.

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