Chapitre 68

Angel Fire Café

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Se faire inviter le soir même chez Yohannes De Bok fut un jeu d’enfant.

Au téléphone, l’antiquaire lui assura se souvenir d’elle depuis leur rencontre au cocktail avant la vente de Néfertiti à Sotheby’s. Il la convia à dîner dans sa résidence de Polanco, un quartier chic. Mais comme c’était la coutume ici, ils souperaient tard.

Le soleil se couchait déjà sur les gratte-ciels de Mexico City ; il y avait encore trois heures à attendre avant l’heure du rendez-vous. Sixtine, ivre de fatigue, s’engouffra dans l’Angel Fire, un internet café. Du rap en espagnol faisait vibrer des enceintes fixées au plafond dans un entremêlement de fils électriques. Les mouches tournaient autour d’un grand ange en papier mâché accroché au-dessus de la porte d’entrée. Un adolescent à la peau torturée de boutons prit ses quelques pesos sans la regarder.

Elle disposait d’une heure de connexion.

Elle s’installa entre deux partitions où étaient punaisées des flyers de concerts de metal et de call-girls, et se connecta.

Elle s’était promis de ne pas le faire et pourtant elle ne put s’empêcher de taper le nom d’El-Shamy dans les pages d’actualité.

On avait retrouvé son corps. Les journaux parlaient déjà de son meurtre.

Sixtine, à quoi t’attendais-tu ?

À tout, sauf à çà : un suspect avait déjà été identifié et incarcéré.

Un journaliste de la BBC, Andrew Sheets.

L’arme du crime avait été retrouvée dans sa chambre d’hôtel. Il était présent à la vente de Sotheby’s, et des témoins l’avaient vu errer dans les rues de Paris cette nuit-là.

Il prétextait l’amnésie.

Malgré l’interrogation sur le motif de son acte, tout semblait dire que cette affaire serait vite résolue.

Sixtine scanna des dizaines de pages web. Les journaux possédaient tous la même information. Certains extrapolaient, inventaient, citaient des témoins peu recommandables. Mais personne ne mentionnait un autre suspect.

Personne ne parlait de Sixtine Desroches.

Il n’y avait aucun doute dans son esprit : Oxan Aslanian était à l’origine de ce coup monté. Il lui avait promis qu’on la laisserait tranquille. Il avait tenu sa promesse. Il tiendrait l’autre aussi.

Instinctivement, Sixtine regarda par-dessus la partition, pour vérifier qu’il n’était pas là, avec sa figure chauve et grasse et son odeur de pierre pourrie. Mais il n’y avait que le grand ange de papier mâché, quelques ados et un homme blond, de dos, qui ricanait devant son écran.

Il ne lui restait plus que vingt minutes de connexion. Elle mit ses écouteurs et se concentra enfin sur la raison de sa présence ici.

Appeler Max.

Son visage apparut immédiatement sur l’écran. Ses cheveux longs de rebelle, ses yeux bleus et cet air d’être totalement et absolument là pour elle. Même via une webcam de mauvaise qualité, Sixtine se souvint de l’effet qu’il lui avait fait lors de leur rencontre au British Museum : celui d’un allié.

— Bonjour, Max.

— Sixtine, j’ai trouvé le tunnel.

Avant que Sixtine n’ait pu dire quoi que soit, une icône apparut sur son écran. Max venait de lui envoyer un fichier vidéo. Il lui expliqua les circonstances de sa découverte, les déductions grâce à l’image satellite d’un jour de pluie, la rencontre avec Naya.

Sixtine cliqua sur play. Tout défila dans une course effrénée et souterraine. L’entrée de la maison humble. Le four à pain. Le luxe de l’antichambre presque kitsch. Puis le passage, avec les fresques égyptiennes étranges.

Mais avant qu’elle puisse arriver à la fin, l’instinct lui dit que quelqu’un passait près d’elle, trop près.

Elle éteignit immédiatement la vidéo et suivit une grande silhouette au blouson noir qui s’assit à quelques stations d’elle. L’homme avait laissé dans son sillage une odeur de tequila. C’était lui qui riait tout seul, l’instant d’avant. Elle fut soulagée quand elle remarqua qu’il ne se souciait pas d’elle. Juste un paumé qui parlait tout seul.

— Sixtine, tout va bien ? dit Max, qui l’avait vue se retourner.

— Oui, je pensais reconnaître quelqu’un.

— Est-ce que la vidéo vous rappelle quelque chose ?

— Max, interrompit-elle, il faut que vous cessiez vos recherches sur la chambre X.

Tout en prononçant ces mots, elle se souvint que sa présence à Mexico brisait cette promesse, le mettant en danger. Tout au moins pouvait-elle essayer de l’épargner.

Et elle avait encore deux jours.

— Sixtine, même si vous ne vous y étiez pas trouvée, je serais exactement où je suis aujourd’hui. À essayer de comprendre.

— Je sais que vous rêvez de percer les secrets de Khéops depuis votre enfance, Max. Et peut-être que je n’ai pas le droit de vous demander d’arrêter. Mais je veux juste que vous sachiez que quelqu’un n’hésitera pas à vous tuer, à me tuer, pour que nous arrêtions. Vous savez que Franklin est mort, déjà.

Le visage de Max se figea dans un silence. Sixtine, malgré les écouteurs, décela un bruit étrange à côté d’elle. Un claquement, ou plutôt une série ultra-rapide de claquements. Machinalement, elle tourna la tête vers l’homme blond : cette fois il la regardait en souriant, ses yeux trahissant une ébriété certaine.

Elle le reconnut alors : le poète ivre du café. Le jour de la pluie. Le claquement des dominos qui tombaient sur la table. Elle ne pouvait pas les voir, mais elle savait contre qui il jouait.

Contre la Mort.

Une vague de peur courut le long de son dos. Était-il là pour elle ? Ou était-ce une coïncidence ? La voix de Max la ramena vers l’écran.

— Sixtine, la pyramide de Khéops, ce passage secret... c’est devenu tellement plus grand que vous et que moi, c’est l’Histoire qui se réécrit...

— Alors laissez les autres risquer leur vie et devenir fous. Mais jurez-moi que vous oublierez tout ce qui a rapport à moi, à mon mari.

Max sourit tristement.

— Ça me sera difficile, Sixtine…, de vous oublier.

Malgré la webcam, Sixtine comprit, et elle baissa les yeux. Il n’y avait rien à répondre à cette vérité énoncée si simplement, mais à laquelle personne ne pouvait rien. Elle soutint son regard à nouveau. Après quelques instants, Max murmura :

— D’accord, j’arrête mes recherches.

— Merci pour tout, Max. Bonne chance. Faites.... faites attention à vous.

L’écran devint noir. La tristesse monta en elle en même temps que les images des fresques du tunnel apparurent dans son esprit. Elle les chassa en pensant à Gigi.

Thaddeus. Elle devait retrouver Thaddeus.

Clac-clac-clac.

L’homme aux dominos regardait dans le vide avec un air hébété, le khôl sur ses yeux rougis par l’alcool. Elle nota qu’il n’était pas en état de la suivre, ou de faire quoi que ce soit. Il ne surfait pas sur le Net. Il n’avait rien à faire ici, à part traîner ses dominos et ses délires.

Il parlait tout seul à nouveau et Sixtine ne pouvait pas s’empêcher d’écouter.

— Il était une fois une déesse Aztèque, la Femme Ssssssserpent... qui rendait régulièrement visite à l’Aigle pour connaître les dieux du Ciel. Lors d’une de ses visites, sssssssss, elle rencontra un Lapin. Un petit lapin, tout petit lapin, lapin lapin. Et ce lapin, il tenait dans sa bouche un dahlia, un dahlia rouge à huit rayons. Les dieux, oh si sages, les dieux du Ciel, ceux qui savent tout, ils dirent à la Femme Serpent de percer la fleur avec l’aiguille tranchante d’un agave. Ensuite, de poser le dahlia sur son sein toute la nuit. Sur son sssssein, le sein de la Femme Serpent, la nuit, le dahlia rouge... Savez-vous ce qui s’est passé ensuite ?

Sixtine vit qu’à présent, il la regardait. Un des clients du cybercafé lui ordonna de la fermer.

— Tsssss, attention à ne pas déranger les serpents qui dorment, petit homme, singea le poète à l’attention du client.

Puis il se tourna vers Sixtine, sourire aux lèvres, se balançant sur sa chaise. Il répéta sans bruit, à son attention : 

— Savez-vous ce qui s’est passé ? Le lendemain, la déesse donna naissance à un fils, déjà grand, déjà homme, déjà dieu : c’était le dieu de la Guerre. Il avait obtenu sa puissance et sa soif de sang... du dahlia percé par l’aiguille tranchante.... Et vous, avez-vous tenu un dahlia rouge sur votre sein ?

Sixtine se leva, prit ses affaires. Son front brûlait, comme si les visions d’El-Shamy et de sa poitrine ensanglantée irradiaient son visage et épelaient le mot COUPABLE. Mais quand elle passa devant le poète qui ne la regardait même plus, occupé à déboucher une flasque qui sentait la tequila, elle trouva juste assez de courage pour lui dire :

— Vous êtes partout, on dirait.

— Partout où il faut, m’ame.

Elle sortit de sa poche de jean la photo de Thaddeus qu’elle avait traînée de musées en arènes.

— Et lui, vous l’avez déjà vu ?

— Oui, ma belle, nous étions ensemble ce matin. À refaire le monde.

Il lui offrit un sourire forcé, dédaigneux, comme si ces choses-là, si bassement terrestres, ne l’intéressaient pas. Il prit une goulée de téquila, qui coula sur son menton. Sixtine, regrettant de lui avoir parlé, se dirigea vers la sortie.

— Eh, lady, dit-il en agrippant son bras.

Ses ongles sales faisaient des marques blanches sur sa peau.

— Faites attention. Je vous l’ai déjà dit, hein ? Les vieilles croyances. Faites attention à ce qu’on croit mort, à l’invisible. Toujours à fleur de peau, l’invisible. Et l’impossible, aussi, lady. Rien rien rien rien rien, oh rien, n’est impossible. J’en sais quelque chose, moi parce que...

Il regarda autour de lui comme pour vérifier que personne ne l’écoutait, puis il murmura :

— ... cet homme... je suis son frère ! Ha ha ha !

Il explosa d’un éclat de rire dément.

Deux adolescents musclés vinrent l’empoigner et le traînèrent jusqu’à une porte de service. Il laissa derrière lui une traînée de dominos.

Sixtine se pressa sous le grand ange de papier mâché, qui semblait différent à présent. La nuit était arrivée, elle s’en était à peine aperçue.

La lune était pleine, dans le ciel de Mexico. Sixtine scruta son relief gris et torturé.

Un nouveau souvenir explosa dans sa tête avec la cruauté d’un revenant.

Thaddeus en sang.

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