Chapitre 69
Le Sourire De Sixtine

Max fixa son écran longtemps après que Sixtine eut raccroché.
Puis il cliqua sur une icône : il avait enregistré la fin de leur conversation. Au moment où elle lui avait demandé de jurer, il avait compris qu’elle lui demandait de lui dire adieu.
Peut-être que cette séparation serait moins douloureuse s’il pouvait garder quelque chose d’elle. Il repassa leur conversation, le ventre noué, les doigts froids. Il la repassa. Encore. Et encore.
Le soleil eut le temps de filer d’est en ouest au-dessus des pyramides, Max regardait toujours la vidéo.
Il connaissait à présent chaque intonation de la voix de Sixtine, chaque mouvement de ses yeux. Il avait décelé aussi quelque chose d’étrange, qui rendait son image encore plus irréelle et poétique : un ange était assis sur son épaule. Il avait pu zoomer, c’était une figurine, probablement en papier mâché, accroché au mur du café où elle se trouvait, mais il semblait n’être là que pour veiller sur elle.
Il y avait eu cet instant où il lui avait dit qu’il l’aimait, ou presque ; celui où elle avait baissé la tête, comme pour chercher une réponse à cet aveu ; celui où elle l’avait regardé, maintenant sa décision. Et celui où il avait dit « je le jure » en guise d’adieux. Une douzaine de mots.
Assez pour écrire une histoire d’amour qui finissait mal avant même d’avoir commencé.
Il s’informa des horaires des vols partant du Caire pour Cologne, en Allemagne. Il rentrerait chez ses parents. Cela ferait plaisir à sa mère, il pourrait se reposer. Et, avec de la chance, oublier.
Il se leva enfin de sa chaise bon marché, éteignit son ordinateur. Il fit le tour de sa chambre d’hôtel pour dégourdir sa jambe sur laquelle courait une grande cicatrice. Il pensa alors au visage défiguré d’Aqmool. Et aux cicatrices dans la tête de Sixtine : eux trois portaient les séquelles d’un complot dont ils ne comprenaient encore qu’une partie.
Et Naya ?
Il prit son téléphone et chercha le numéro d’Aqmool. Il avait eu la nuit pour réfléchir à leur entrevue. Son instinct lui dictait qu’il devait lui faire confiance. S’ils étaient menacés comme Sixtine le prétendait, l’ex policier pourrait leur offrir une protection. Mais avant qu’il n’appuie sur la touche pour l’appeler, son portable sonna.
C’était Florence. Elle était au Caire.
Elle arrivait... le temps de répondre à deux trois questions de la police britannique.
* * *
Enregistrement de la déposition par téléphone de Mademoiselle Florence Mornay-Devereux dans l’affaire de l’homicide du Dr El-Shamy.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Mademoiselle, pouvez-vous me dire ce que le suspect du meurtre du Dr El-Shamy faisait dans votre chambre d’hôtel ?
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : M’emmerder, c’est tout. Cet entretien va être long ? Je n’ai pas beaucoup de temps.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Pourriez-vous être plus précise sur votre entrevue avec M. Sheets, s’il vous plaît.
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : J’attendais tranquillement mon vol pour Le Caire lorsqu’il a frappé à ma porte. J’ai ouvert, j’ai vu qu’il avait du vent dans les voiles. Naturellement, il a été lourd, si vous voyez ce que je veux dire. Quand j’ai voulu partir, il a bloqué la porte. Une bouteille l’a calmé, je suis sortie.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Une bouteille...
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Un Château Meaucaillou 2009.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Je veux dire... vous l’avez fait boire ?
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Non. Je lui ai collée sur le crâne. Il n’a pas bronché après.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Ce qui expliquerait certains éléments, effectivement. Vous avez donc laissé M. Sheets inconscient dans votre chambre à midi.
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Correct.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Et vous n’avez pas remarqué, dans votre chambre ou dans le couloir, un sac poubelle noir ou des affaires ne vous appartenant pas.
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Non.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Pouvez-vous me dire quelle relation vous entreteniez avec M. Sheets ?
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Beurk. Je ne peux pas le supporter et il me le rend bien. Mais nos supérieurs à la British Broadcasting Corporation, dans leur grande sagesse, ont décidé qu’on faisait un tandem extra. On travaillait ensemble sur un documentaire sur les pyramides de Khéops.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Vous deviez prendre un vol pour le Caire et vous avez changé d’avis, vous êtes allée à Londres. Pourquoi ?
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : C’est compliqué.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Je suis tout ouïe.
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Dans le cadre de mon docu, je m’intéressais au meurtre de Seth Pryce, vous savez, le...
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Oui, je sais.
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Andrew a bafouillé des choses quand il était dans ma chambre...
(Silence)
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : ... que quelqu’un lui aurait dit qu’il y aurait un rapport entre mes ancêtres et Seth Pryce et...
(Silence)
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Mademoiselle Mornay ?
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Je suis rentrée à Falmouth Manor pour vérifier. Et je peux vous confirmer que Sheets a encore une fois raconté des idioties et que ma famille n’a rien à voir avec Seth Pryce ou son meurtre ou les pyramides. Mais excusez-moi, je peux vous poser une question ?
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Cette conversation est enregistrée, mais elle est confidentielle.
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Sheets vous a-t-il parlé d’un certain Oxan Aslanian ?
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Oui, il l’a mentionné plusieurs fois, avant que son avocat arrive. Il ne se souvenait pas où il l’avait rencontré, ni quand. On a vérifié. Il n’existe personne de ce nom, sauf...
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : ... un faussaire des années 30.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : C’est ça. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet individu ?
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Vous devriez voir avec vos collègues égyptiens. Un homme est mort dans un commissariat il y a quatre mois, ses derniers mots étaient « Oxan Aslanian ». Les antiquaires et les collectionneurs en parlent comme si c’était un Croque-Mitaine sanglant et impitoyable. Mais je ne suis pas sûre qu’il existe vraiment. Il vous l’a décrit ?
(Cliquetis d’un clavier d’ordinateur.)
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Gras, grand, chauve, une peau bizarre comme un reptile. Accent de l’Est. Odeur de pierre.
(Silence)
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Notre interrogatoire est fini ? Il faut vraiment que j’y aille.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Oui, merci. M. Sheets vous sera très reconnaissante, vous êtes son seul alibi.
FLORENCE MORNAY-DEVEREUX : Ben tiens, il manquait plus que ça.
INSPECTEUR DE POLICE (SCOTLAND YARD) : Mais ne vous inquiétez pas. S’il s’en sort avec le meurtre, il descend au trou quand même. Ils ont creusé et trouvé d’autres choses, nous avons fait une descente chez lui. Agression sur mineure, trafic de drogue et d’influence. Votre instinct était bon, mademoiselle Mornay. Beurk en effet.