Chapitre 71
Le Dîner Avec L’Antiquaire

La première fois qu’elle passa devant, Sixtine manqua la maison de De Bok. Elle n’avait pas pu se concentrer sur l’adresse indiquée. Le souvenir du baiser de Thaddeus sur les toits de Mexico avait ravagé tous les coins de sa conscience, et elle était assaillie de questions.
Le supplice dans la pyramide n’était-il que le résultat d’un sombre ménage à trois ? Cette trahison avait-elle conduit à sa mort... et à la sienne ?
« Entrez », dit la voix dans l’interphone. Sixtine essaya de faire le vide dans sa tête et poussa le lourd portail. Elle n’avait plus beaucoup de temps pour retrouver Thaddeus ; et les réponses qu’elle cherchait venaient juste de devenir plus urgentes.
De Bok était sa meilleure chance.
La nuit faisait éclore les senteurs des fleurs exotiques du jardin de De Bok. Les lampadaires de la rue jetaient une lumière douce et jaune sur les plantes et les arbres qui ornaient le passage éclairé de petits lampions. À chaque pas, elle guettait l’arrivée d’un souvenir.
Mais rien ne surgit.
Elle pria pour que les pas de pierre mènent jusqu’à Thaddeus. Mais elle ne trouva sur le seuil de la belle maison coloniale que Yohannes De Bok et son impeccable cadogan gris, l’accueillant bras ouverts.
— Belle soirée, n’est-ce pas ? s’exclama-t-il en montrant la lune. Entrez, entrez.
Sa voix portait un léger écho : l’intérieur de la maison était vide. L’entrée était jonchée de cartons et de caisses empilés les uns sur les autres. Plusieurs personnes s’affairaient autour des emballages. Sixtine sentit un pincement dans sa poitrine. Il était évident que Thaddeus n’était pas là.
De Bok s’excusa de la recevoir dans ce capharnaüm et l’emmena dans le salon, qui était plus ou moins intact. La pièce était vert sombre. Des vitrines mettaient partout en valeur des antiquités. Tout était à portée d’yeux : des masques, des sculptures, des fragments de fresques, des parchemins, des vases, des peintures, des bijoux, des lances, une épée. Et dans un petit cabinet, une collection de trois outils en silex sur lesquels était peint un unique œil.
Sixtine le félicita de la beauté de sa collection et le pria de lui en faire faire le tour, s’efforçant de ne pas paraître nerveuse. De Bok s’exécuta poliment, décrivit les antiquités, dont beaucoup venaient d’Égypte, mais la plupart de Mexico. Comme il avait omis les trois pierres aux yeux étranges, Sixtine lui demanda leur origine.
— Des couteaux sacrificiels aztèques, dit De Bok. Pas une conversation à avoir avant le dîner.
Les cocktails furent servis au salon attenant à la salle à manger. Plusieurs pièces manquaient, mais il y avait encore des choses à voir, provenant uniquement de Mexico, que l’antiquaire appelait son pays d’adoption. Ils parlèrent d’une multitude de petites choses tout à fait essentielles dans le ballet de la connaissance de l’autre, mais parfaitement sans importance. Toutefois, l’antiquaire, individu lettré, drôle, excentrique, régalait son invitée de commentaires pleins d’esprit sur les mœurs de Mexico City. Il louait aussi la culture aztèque, qu’il préférait même à la culture Egyptienne, pour son raffinement et sa sophistication. L’esprit des Mexica, leur âme, imprégnait tout à Mexico.
— Vous quittez la ville ? demanda Sixtine.
— Je ne la quitte pas. Je déménage, c’est tout.
— Et vous avez trouvé une maison assez grande pour votre collection ?
— Ah, répondit l’antiquaire en regardant son verre.
Il sembla à Sixtine qu’il lui faisait une confidence.
— Je n’emmène rien.
— Mais vous avez passé toute votre vie à chercher des trésors, s’exclama Sixtine.
— Chercher, trouver, chercher encore... Je me suis rendu compte que finalement, je n’y trouve plus de plaisir.
— Peut-être parce que vous avez eu le plus grand entre les mains.
De Bok la regarda intensément.
— Je veux dire, Néfertiti, reprit Sixtine, qui se sentait rougir.
— J’ai une grande chance, celle de me rendre compte que la soif de trésors, comme vous dites, n’est jamais assouvie. Elle ne peut pas l’être. Voyez-vous, les plus grands sont ceux que l’on ne possède pas. Ceux qui n’ont même pas été découverts, qui n’existent peut-être pas. Alors je sors du jeu avant que ce ne soit le trésor qui me tue, vous comprenez ?
— Oui, dit Sixtine. Et puis, avec Néfertiti, votre fortune est faite.
— Non, non, interrompit De Bok avec un sourire détaché. Ma cliente, Sophia Neumann, est riche. Moi, beaucoup moins.
Un silence embarrassant s’installa entre eux. Sixtine trouva une question inoffensive.
— Et si vous ne deviez garder qu’un seul objet, de tous ceux qui vous sont passés entre les mains, le plus beau, lequel choisiriez-vous ?
— Il ne serait sans doute pas le plus beau pour le reste du monde, mais il l’est pour moi.
Les yeux de l’antiquaire brillèrent, et il invita Sixtine à le suivre. Ils traversèrent la maison, et derrière leurs pas, un écho suivait toujours.
Au détour d’un couloir, ils se trouvèrent nez à nez avec une femme tout à fait étrange. Sixtine se demanda le temps d’un instant si c’était ce trésor dont De Bok parlait ; elle était magnifique, grande, avec de longs cheveux noirs et des tatouages sur chaque centimètre de peau exposée.
Son visage était tatoué d’un crâne de de squelette. Elle ressemblait à la Santa Muerte.
Mais contre toute attente, elle était faite de chair et d’os. Alors que Sixtine plongeait son regard dans celui de cette étrangère, elle sentit une aiguille percer son ventre.
Elle eut l’impression qu’elle la reconnaissait et sa présence la rendit soudain vulnérable. L’étrangère dit quelques mots en espagnol à De Bok, puis elle s’éloigna, ou plutôt se faufila sans un bruit. L’instant d’après, Sixtine entendit le claquement de la porte d’entrée. Sixtine ressentit un grand soulagement, mais son cœur continuait de battre fort et vite, comme après une menace. De Bok ne sembla pas se soucier de cette entrevue, et mena son invitée jusqu’au bout d’un couloir.
Là se trouvait, suspendue par un fil invisible, une minuscule icône. Pas plus grande qu’une carte à jouer, elle représentait une Vierge éclatante de couleurs. Sixtine s’approcha et nota que le relief était différent des icônes peintes qu’elle connaissait. Celle-ci prenait presque des airs impressionnistes, aux couleurs qui changeaient selon l’angle sous lequel on la regardait.
— Des plumes, sourit De Bok.
Effectivement, Sixtine reconnut le détail de minuscules plumes tissées. La différence de teinte engendrait une image qui semblait avoir été créée à petits coups de pinceau, presque en pointillé.
— On les appelle les plumeria, ajouta De Bok. Après avoir massacré les Aztèques, les conquistadors Espagnols ont procédé à l’oblitération complète de leur culture. Ce qui restait de la population s’est vu imposer la religion chrétienne. Sous l’oppression, les Mexica - les Aztèques, si vous voulez - ont dû renier leurs dieux, leurs pratiques spirituelles, tout ce qui donnait du sens à leur monde. On a aussi demandé aux prêtres et aux artisans de créer des nouvelles icônes religieuses, chrétiennes bien entendu. L’œuvre des Mexica est remarquable : ils ont copié l’iconographie européenne, mais ils ont utilisé leur savoir-faire et leurs matériaux traditionnels. Entre autres, les plumes de leurs oiseaux - notamment le Quetzal. D’abord, les Espagnols ont brutalement réprimé cette pratique, mais petit à petit, ils ont constaté que les Européens étaient friands de ces tableaux de plume, alors la tradition a perduré. Mais cette petite icône-ci date de l’époque où les Mexicas découvraient tout juste les images chrétiennes et y apportaient leur propre sensibilité païenne, dans le secret.
Sixtine regarda attentivement la Vierge. Puis elle sentit cette caresse de plume encore, qui la rendait si fragile. Les cheveux noirs de Marie lui rappelaient sa mère. Elle sentit sa gorge se serrer, l’envie de dire la vérité, de laisser tomber les masques.
— Que voyez-vous ? demanda De Bok, espiègle.
— La Vierge Marie, bien sûr.
— C’est ce que les Espagnols ont vu, eux aussi. Mais en réalité, si l’on regarde bien... et surtout si l’on connaît la culture indigène... cette peau, ces cheveux plus sombres... cette auréole plus blanche que dorée... cette plumeria représente en réalité Tonantzin, une déité lunaire et la déesse-mère des Aztèques. En créant cet objet, les Mexica adoraient Tonantzin et restaient fidèles à leur culture, tout en faisait croire qu’ils priaient la Vierge Marie, pour éviter la répression. Au cours des siècles, Marie et Tonantzin ont finalement fusionné, pour ne devenir qu’une, la Vierge de la Guadalupe, la Virgen Morena, celle à la peau sombre. Dans ce petit tableau, cette dualité, cette femme puissante qui est double... cela m’a toujours fasciné.
Il continua de fixer, admiratif, presque amoureux, la petite icône. Puis il ajouta, comme on confesse un regret :
— Nous sommes toujours quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ?
Sixtine le regarda avec appréhension. Etait-ce une provocation, pouvait-il avoir percé son secret ? Non, il ne semblait tout à fait là que pour lui-même et cette femme en plumes.
— Je ne sais pas pourquoi je vous la montre, ajouta doucement De Bok. Peut-être parce que vous me rappelez quelqu’un...
Ces paroles flottèrent un instant dans l’éther, Sixtine retenant son souffle, n’osant pas regarder De Bok. Puis il soupira et dit :
— Enfin. Venez, passons à table.
Une fois installés à une grande table en bois brut dans la salle à manger, Sixtine et Yohannes De Bok parlèrent d’autres choses sans importance. Enfin la jeune femme trouva le courage de demander :
— La demoiselle qui était là... une de vos associées ? Ou une cliente peut-être ?
— Ah Cybelle, sourit De Bok. Elle ne passe jamais inaperçue. Intrigante, n’est-ce pas ? C’est une amie. Je l’héberge ici depuis quelques mois. Je regretterai cette maison. Tant d’amis y sont restés... Mais plus que tout je regretterai sa présence. J’aime les individus au destin extraordinaire. Cybelle a été chanteuse punk, lanceuse de couteaux, call-girl lesbienne, elle est entrée dans un couvent, s’est échappée, a tatoué des célébrités à New York, et tient aujourd’hui une boutique de souvenirs à Zócalo tout en gérant un club de death press, des reporters qui couvrent les meurtres de la ville. Une âme sensible.
Ces mots firent sourire Sixtine.
— J’aime les destins extraordinaires, continua-t-il, les individus libres, qui ont fait de leur vie une œuvre romanesque. Particulièrement ceux qui ont dû composer avec des événements, disons, traumatisants pour en faire des chemins intéressants... Notre ami Thaddeus, par exemple.
Sixtine sursauta à ce nom. Toute la soirée, elle s’était préparée à interroger De Bok à propos de Thaddeus. L’avait-il deviné ? Quant à ces « événements traumatisants », voulait-il parler de la mort de Seth ? Tout ce qu’elle put bafouiller fut qu’elle connaissait à peine M. di Blumagia.
— Je pense qu’il vous apprécie beaucoup, dit De Bok, les yeux brillants. Je l’ai remarqué à Paris.
— Je ne l’ai pas vu depuis ce jour, rétorqua Sixtine sans reprendre son souffle. Est-il à Mexico ?
— Oui, il devait arriver hier, il me semble. Pour son exposition.
— Ne vient-il pas chez vous chaque fois qu’il est ici ?
— C’était ce qu’il faisait avant, oui.
— Avant quoi ?
— Avant... avant Néfertiti, avant tout ce cirque... avant la disparition de sa sœur, avant...
Sixtine laissa un silence finir la phrase de De Bok avant de demander.
— Sa sœur... décédée ?
— Sa demi-sœur. Elle n’est pas morte. Enfin...
— Vous dites qu’elle a disparu...
— Liz est... était devrais-je dire... une avocate new-yorkaise, collectionneuse d’art, très proche de son père. Peu sociale et peu douée pour l’appréciation de bonheurs simples, mais brillante, acharnée au travail, impitoyable, diraient certains, une véritable femme d’affaires. Et puis un jour, il y a quelques mois, un an presque à présent... elle a disparu. Tout laissé derrière elle. Elle est portée disparue. Mais il n’y a que son père pour avoir encore de l’espoir.
— Et Thaddeus a été dévasté par cette disparition ?
— Difficile à dire. Il ne s’est jamais vraiment entendu avec elle. Et Helmut n’a jamais laissé passer une occasion de montrer sa préférence pour sa fille biologique, plutôt que pour son fils adoptif. Je dirais que Thaddeus a été très perturbé par ce départ soudain.
— Je vois... ces événements traumatisants dont vous parliez ? demanda Sixtine. Thaddeus di Blumagia... On imagine pourtant une vie rêvée...
— Sa mère est décédée lorsqu’il était petit, il ne s’est jamais entendu avec son beau-père, qu’il a accusé du meurtre de sa mère.
— Meurtre ?
— Accusations tout à fait infondées, bien entendu, les fantasmes d’un adolescent qui essaie de trouver les raisons du suicide d’un être cher... Mais il est vrai qu’Helmut n’a jamais eu d’affection pour son beau-fils, il a donc fait les frais de l’imagination et la détermination de Thaddeus.
— Je comprends mieux la surenchère contre von Wär pendant la vente... Savez-vous où habite Thaddeus à présent lorsqu’il vient à DF ? J’aurais beaucoup aimé...
— Thaddeus possède un goût indéniable, mais il préfère les objets plus subtils, continua De Bok, ignorant la question de Sixtine. Je n’ai pas été surpris de son acquisition du scarabée bleu, une pièce somptueuse, gracieuse. Mais enchérir sur la momie... C’est un peu grand-guignol, si vous me permettez de le dire en toute simplicité. Je sais que vous avez participé. C’est un excellent investissement financier, certes...
— Ce n’est pas pour ces raisons que je l’ai fait, interrompit Sixtine, regrettant instantanément sa remarque.
— Chacun a des raisons différentes pour l’acquisition d’antiquités. Encore davantage que l’art, ces pièces portent en elles une forte signification. Je connais Thaddeus depuis qu’il a onze ans, et enfant déjà, il possédait une grande sensibilité artistique. Je suis persuadé qu’il a surenchéri pour provoquer son père, oui, mais aussi... peut-être... pour vous protéger. Toujours est-il, quelles qu’en soient ses raisons... Thaddeus a beaucoup changé ces derniers mois.
Il n’échappa pas à Sixtine que De Bok changea de sujet rapidement, comme s’il en avait trop dit.
— Et bien sûr, il y a eu la mort de son meilleur ami. Seth Pryce.
Sixtine avait prononcé cette dernière phrase sans réfléchir, comme si elle était sortie d’elle, vitale et à la fois parfaitement naturelle. De Bok fit oui de la tête, comme s’il se souvenait d’une chose à laquelle il n’avait pas pensé depuis longtemps.
— Seth Pryce... Pour être honnête avec vous, je n’ai jamais compris l’amitié de ces deux-là. Thaddeus, la culture, l’élégance, un compas moral... fort. Et l’autre, charmant, certes. Une grande intelligence aussi, une détermination sans égale. Mais une ambition toxique. Il voulait être riche et il voulait que les autres le sachent. Une maladie terrible.
— Vous l’avez rencontré ?
— Plusieurs fois lorsqu’il était adolescent, il était toujours avec Thaddeus. Mais je ne l’avais revu qu’une fois depuis qu’il s’était enrichi.
— J’ai entendu dire que lui aussi était collectionneur.
De Bok ricana.
— Je dirais plutôt un accumulateur, une vraie pie. Il ne collectionnait pas pour la beauté. Vous voyez, Thaddeus et moi, nous avons le même œil. Et j’ai vu votre réaction devant ma plumeria, je pense que vous avez cet œil aussi, si vous prenez le temps de l’aiguiser. Créer un monde, créer le beau, emprunter la grâce, une vision du monde, à chacun de ces artistes des temps passés, fait partie de notre raison d’être. Que chaque objet, illuminé de sa signification, de sa fonction, de son histoire, participe à une symphonie qui nous serait propre, tout à fait personnelle... Les plus grands collectionneurs sont des artistes et leur quête est égoïste, certes, mais ils sont les meilleurs gardiens de ces œuvres. En eux, innée, venue de nulle part et absolument essentielle, réside cette idée qu’un objet est fait pour soi car il participe à l’harmonie de la vie elle-même, qu’il est l’expression de ce que doit être le monde. Thaddeus di Blumagia est de ceux-là. Pas Seth Pryce.
— Et Helmut von Wär ?
— Lui, c’est encore autre chose. Il s’approprie le pouvoir de ces objets. Ce patrimoine funéraire est empreint d’une souveraineté presqu’éternelle. Comme si à chaque époque, chaque roi, chaque reine, chaque guerrier avait imprégné de pouvoir brut, de force, ces objets ; et que cette puissance était transférée à son gardien. Si Helmut a acheté Néfertiti, c’est pour s’approprier sa grandeur.
— C’est absurde.
De Bok sourit.
— Pas certain.
— Et Seth Pryce était pareil ?
— Non. Seth accumulait des étiquettes de prix.
— Vous dites que vous l’avez rencontré une fois. Pour lui vendre une pièce ?
— Oui.
— Laquelle ?
De Bok sembla hésiter.
— Une pièce en or, bien sûr. Inestimable. Je n’ai jamais compris pourquoi Thaddeus aimait tant Seth.
— L’aimait-il tant que ça ? demanda Sixtine.
— Oh oui, assurément. Une des plus solides amitiés qu’il m’ait été donné de connaître. Je dirais même que Thaddeus et Seth se considéraient comme des frères. Ce qui explique que leurs différences de personnalité n’ont jamais... Vous me comprenez : on pardonne beaucoup à un frère.
Alors que Sixtine s’apprêtait à poser la question qui lui brûlait la bouche et tout le corps, elle sentit l’homme gras qui lui serrait la gorge de ses doigts de pierre pourrie.
— Et la femme de Seth Pryce, vous la connaissiez ?
De Bok regarda son assiette.
— Oui... enfin non. Une gamine insipide. Elle était là ce jour-là, lorsque j’ai revu Seth. Ou pas vraiment, elle était comme absente. Probablement une junkie.
Alors De Bok la regarda avec un sourire charmeur, sûr de lui.
— Si différente de vous Sixtine... pourtant, j’imagine que vous avez le même âge ?
La cuisinière les interrompit pour ramasser leurs assiettes ; le dessert allait être servi. Sixtine en profita pour aborder un sujet de conversation neutre et désamorcer les risques qu’elle venait de prendre. Mais la porte d’entrée s’ouvrit et De Bok annonça, joyeux :
— Un visiteur. Thaddeus peut-être ?
Alors que le cœur de Sixtine s’emballait, le profil époustouflant de Cybelle, la femme-squelette, fit son apparition. Elle dit quelques mots en espagnol à De Bok, que Sixtine ne comprit pas. Après la plus infime des pauses, il fit alors les présentations, et demanda à Sixtine si cela ne la dérangeait pas que Cybelle se joigne à eux pour le café. Lorsqu’ils furent assis, De Bok s’adressa à Cybelle :
— Notre amie Sixtine se demandait où Thaddeus descendait lorsqu’il était à DF ? L’as-tu vu ?
Il répéta la question en espagnol et Sixtine entendit la voix rauque et riche de Cybelle répondre une phrase flegmatique et alambiquée en se roulant une cigarette.
— Elle ne sait pas. Ne l’a pas vu depuis des semaines. Mais si nous le voyons, nous pouvons lui passer un message. Dans quel hôtel êtes-vous descendue ?
Était-ce la présence de la femme-squelette ? Alors qu’elle avait si facilement donné l’adresse de la maison rouge à la vieille de la chapelle, un étrange instinct de préservation empêcha Sixtine de la révéler.
— Oh, ici et là. Mais je vais souvent à la chapelle... la Capilla del Pocito... Il me trouvera facilement là-bas...
Sixtine sentit alors un éclair noir frapper son corps tout entier : c’était le regard de Cybelle, tombé sur elle avec une violence intense. À peine une seconde plus tard, elle continuait à rouler sa cigarette, comme si de rien n’était. Mais ce regard laissa dans la conscience de Sixtine un sillage mauvais. De Bok s’en était aperçu et embraya sur le ton de la moquerie légère :
— Thaddeus refuse toujours d’avoir un téléphone portable. Il aurait été plus à sa place à la Renaissance, certes, mais c’est pousser le jeu un peu loin. Je lui dirai surtout que le prix à payer pour cet entêtement est de n’avoir pas eu le plaisir de votre compagnie ce soir.
De Bok lui posa des questions sur son séjour à Mexico, Sixtine resta vague. Ils échangèrent encore quelques banalités, puis Sixtine en profita pour dire qu’il était tard et qu’elle devait rentrer. De Bok lui fit promettre qu’ils se reverraient bientôt. Sixtine remercia chaleureusement son hôte ; lorsqu’elle voulut serrer la main de Cybelle, celle-ci était occupée à fermer son porte-cigarette.
Les initiales E.V.W.
C’était celui de Thaddeus.