Chapitre 72

La Faute De Vivant

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Florence débarqua avec son père dans l’hôtel miteux de Max. Elle le trouva au milieu de ses valises à moitié faites, taciturne et sans ressort. Il expliqua en quelques phrases embrouillées qu’il avait décidé d’avancer son retour, mais que le prochain vol pour l’Allemagne était deux jours plus tard. Il balbutia que Naya l’avait mené en bateau : tout ce que l’image satellite avait révélé était une simple route antique.

Il n’y avait jamais eu de tunnel.

Il ajouta que l’assassinat de Franklin lui avait passé toute envie de continuer ses recherches, et suggéra à Florence de l’imiter.

Elle resta sans voix quelques secondes, puis s’écria :

— Si tu as deux jours, alors tu vas être notre invité. Et je te mets au travail. J’ai deux-trois documents que tu peux m’aider à dépiauter, parfait pour oublier tes pyramides.

Une heure plus tard, Max posait ses valises à l’adresse qui était celle de Charles Mornay lorsqu’il était au Caire : une maison qui tenait plus du palais que du pied-à-terre, prêtée par un de ses amis. Certes délabré, mais tout à fait merveilleux, l’endroit semblait tout droit sorti d’une bande dessinée de Blake & Mortimer, avec vue sur les pyramides, immenses tapis persans usés, ventilateurs branlants et personnel ganté.

À peine avait-on montré sa chambre à Max, que Florence l’attendait déjà à la bibliothèque. Là, empilés sur une immense table en teck plantée au milieu de murs couverts de livres du sol au plafond, se trouvaient quarante-neuf volumes reliés et poussiéreux.

Chacun contenait une centaine de pages noircies d’une écriture serrée et à peine lisible.

Les archives de Vivant Mornay.

En mangeant des kebabs, Florence conta à Max ses aventures malheureuses à Paris et les délires d’Andrew Sheets.

— Laisser tomber les pyramides et l’affaire Pryce, c’est une chose. Mais je ne peux pas dormir sur mes deux oreilles tant que je ne sais pas si l’ancêtre était mêlé à tout ça. Et s’il avait raison, Sheets ? Si je me suis retrouvée à Khéops justement parce que ma famille trempe là-dedans ?

— Mmm, marmonna Max, en feuilletant les volumes. Donc tout ce qu’on a, c’est une croix aux embouts verticaux sur un tatouage et... quelques milliers de pages de gribouillages.

— Il faut juste un peu d’huile de coude, c’est tout, dit Florence.

— Et des baklavas, ajouta Charles, amenant un plateau de desserts collants.

Ils s’installèrent au fond d’un canapé au velours bleu élimé et épluchèrent les cahiers. Le vin marocain les aida, sinon à y voir clair, en tout cas à supporter la longue nuit qui s’annonçait.

Bientôt, un orage se déclencha, lançant de la foudre au-dessus du Caire, dérangeant la poussière des pyramides.

Ils découvrirent dans les archives qu’il y avait eu trois périodes dans la vie de Vivant Mornay : avant la Grèce, pendant la Grèce et après la Grèce.

Avant, la trépidation d’un curieux prêt à toutes les folies pour découvrir ce grand monde qui s’offrait à lui.

Pendant, le mauvais poète qui pleurait de ne pas avoir les mots pour dire son immense amour du pays et de ses richesses.

Et après, le nostalgique hypocondriaque mollissant dans son manoir des Cornouailles. Il avait amassé des fortunes sans que jamais cela ne lui apporte une quelconque joie. Un mariage de convenance, s’il lui avait assuré une descendance, l’avait privé d’amour. Seules les antiquités semblaient illuminer ses vieux jours, et les pages étaient noires d’envolées lyriques et particulièrement soporifiques.

Vers minuit, Charles annonça qu’il allait se coucher.

Florence et Max étaient seuls avec les derniers volumes qui, en toute logique, promettaient une fin morne et solitaire.

— J’ai trouvé ! s’écria Florence, vers une heure du matin.

Ce n’est que lorsqu’elle le secoua que Max se rendit compte qu’il somnolait, la tête sur un cahier ouvert. Elle sauta sur le canapé près de Max et ouvrit le journal daté de 1825, soit une dizaine d’années avant sa mort.

— Vivant parle de plus en plus de soirées passées en compagnie d’un égyptologue, Foster, lui aussi un vieux croulant. Ils sont tous les deux nostalgiques de leurs voyages au soleil, tous les deux amoureux de leurs antiquités, et, entre deux verres de Sherry, ils parlent de former un club avec d’autres gentlemen. Là, la vie sociale de l’ancêtre semble s’améliorer, et il en fait des tonnes. Je te passe les rapports des soirées du club...

— Oui, s’il-te-plaît, bailla Max.

— Attends, attends, ça devient nettement plus piquant quand il commence à mentionner une certaine « F ».

— Une femme. Et ben voyons.

— À la même époque, lui qui pouvait écrire douze pages sur les reliefs d’une colonne dorique, il devient étrangement laconique à propos d’une certaine entreprise qui l’occupe jour et nuit. Il n’en dort plus.

— Laisse-moi deviner. « F » est sa nouvelle copine.

— En plein dans le mille. « F », l’heureuse élue, est Félicie Johnson, apprentie-mercière orpheline de Chichester de quelques cinquante ans sa cadette. Dotée de longs cheveux noirs qui, selon le vieillard éperdu, la fait ressembler à une déesse des îles grecques.

Florence se rapprocha de Max.

— Tiens, regarde, sur cette page. Même son écriture semble avoir changé, elle est plus guillerette, tu ne trouves pas ? Après quelques mois de passion dévorante, il emmène Félicie en Grèce, au Parthénon précisément. C’est pas romantique, ça ?

Florence mit alors à glousser. Et à rougir un peu.

« D’avoir à commencer cette aventure si grande, si magnifique alors que je suis si vieux », lut-elle. « Ne pouvant en confier à peine, à toi, mon âme, pourquoi je revis ! La lumière de l’éternité, la jeunesse éternelle, l’immortelle jouvence. Retrouver ma Grèce, mon Parthénon, dans les bras de ses muses ! »

Puis elle s’arrêta de parler, scannant en silence le reste des pages. Elle gémit :

— Oh non. Non non non non.

— Quoi ? dit Max.

Florence continuait de lire tout bas et elle rougissait au fil des pages.

— Le vieux nous joue L’Empire des Sens au Parthénon.

Max, amusé, s’approcha de Florence pour lire par-dessus son épaule. Il déclama à haute voix :

— Sa peau d’albâtre sous mes doigts usés par la poussière de cette terre antique... Nue contre la colonne, Félicie, telle une Artémis ...

— Arrête, je n’en peux plus ! s’écria Florence, qui riait encore.

Max donna un coup de coude taquin dans les côtes de Florence tout contre lui :

— Le voilà, ton rapport avec les Pryce. Tu t’attendais à des complots sanglants, tu trouves des parties de jambes en l’air sur les sites archéologiques de Grèce et d’Égypte. Et ils semèrent leur amour sur les étapes du Grand Tour, piaffa Max. Attend, il y a encore un passage grandiose ici...

Ils se mirent à lire et à rire, ces deux-là qui s’étaient rencontrés au moment le plus sordide de leur vie. Alors que la nuit s’illuminait d’éclairs électriques, ils s’étaient rapprochés, détendus comme après un grand danger, mus par une joie toute simple autant que par les frissons qui émanaient des pages jaunies. Max avait trouvé la tête de Florence sur son épaule, et à cet instant précis, il lui sembla que c’était à cet endroit qu’elle appartenait. Leurs yeux se perdirent dans un seul regard, elle tendit le cou et il bougea son visage. Leurs souffles se mêlèrent et leurs lèvres se rencontrèrent, pour se transformer ensuite en un baiser salvateur.

Bientôt ils s’enlaçaient sur le beau canapé bleu et les livres s’écrasaient sur le sol. Une bouteille roulait et faisait des taches sur le parquet et Max et Florence oubliaient tout, ivres de baisers.

Ils oubliaient même par qui la faute était arrivée : Vivant Mornay.

Pourtant, dans les derniers journaux qui n’avaient pas été ouverts, Lord Falmouth n’avait pas dit son dernier mot.

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