Chapitre 74
Aiguilles

Le soleil couchant s’immisçait à travers les verrières, caressant de sa lueur de cuivre mille outils qui scintillaient doucement. Thaddeus, torse nu, les sourcils froncés, un couteau dans ses mains sales de pierre et de poussière, travaillait à une sculpture. Le buste d’une femme.
Elle arrivait toujours sans bruit. Son corps d’amazone moulé dans un legging en cuir, ses épaules et sa poitrine à peine cachées par un débardeur grunge, elle se cala contre l’encadrement de la porte et observa l’artiste.
Il travaillait dans le silence absolu – mais il appréciait sa présence féline dans l’atelier.
La seule qui soit autorisée, ces jours-ci.
Cybelle.
Elle le connaissait depuis si longtemps. Il maniait ces outils depuis l’enfance. À l’heure où l’on interdisait les choses coupantes aux petits, un mentor brillant lui avait appris à utiliser le bord tranchant des outils pour faire apparaître des mondes ; à mélanger les produits toxiques pour faire briller des couleurs, à utiliser le feu pour obtenir de meilleurs fusains. Thaddeus peignait et sculptait si bien qu’à douze ans, sous les encouragements de son mentor, il avait juré qu’il serait artiste. Son beau-père ne lui avait jamais trouvé aucun talent. Thaddeus avait mis vingt ans pour pouvoir enfin en rire.
Vingt ans, pensa-t-elle.
Cela faisait presque aussi longtemps qu’elle l’aimait.
Cybelle ouvrit le porte-cigarettes monogrammé, fit briller la flamme du briquet, puis retourna à sa contemplation, en fumant.
— Est-il toujours sur le départ ? demanda Thaddeus sans la regarder.
Cybelle répondit d’une voix rauque, dans un anglais parfait :
— Il est toujours là. Il reçoit, même. Hier soir, il a dîné avec une de tes connaissances.
— Qui ?
Perchée sur des talons aiguille, elle dandina jusqu’à Thaddeus. Son visage de squelette aux lèvres rouges s’approcha de son visage et murmura :
— Sixtine, on l’appelle. Comme la chapelle.
Thaddeus lui jeta un regard intense. Elle passa sa main sur son torse nu, caressa le bas de son dos, puis descendit vers les poches arrière de son jean. Il ne bougea pas. Sans qu’il l’ait vu, elle tira le billet de corrida qui en dépassait et le fourra dans sa poche sans un bruit. Puis elle se dirigea lentement vers un coin de l’atelier où se trouvait une pendule poussiéreuse. Le squelette sur son visage se refléta dans le verre qui protégeait les aiguilles.
— Elle te cherche.
Cybelle savait qu’elle avait toute son attention, et s’offrit un long silence pour se délecter de cette occasion rare. L’aiguille des secondes faisait tic tac tic tac.
— Pocito, dit-elle enfin.
— Quand ?
Cybelle se retourna pour le regarder, et elle haussa un sourcil, amusée. Une question, un moment de faiblesse ? Elle fixa à nouveau la pendule, qui indiquait presque vingt heures.
— Maintenant... oh... elle est peut-être déjà partie.
Quelques minutes plus tard, sa voiture de sport zigzaguait dans le trafic chaotique de DF. Thaddeus effrayait de ses phares blancs les badauds agglutinés sur les rues, laissant dans son sillage quelques injures. Enfin vit le dôme bleu nuit de Pocito.
Dans cette chapelle qu’il connaissait si bien, on aurait pu pardonner aux saints et aux anges de ne pas le reconnaître. Il était toujours entré, composé, silencieux, comme un homme qui n’attend rien de personne. Mais ce soir-là, c’était différent. Le souffle inégal, les yeux qui regardent dans tous les coins, les lèvres que des supplications font trembler. Ce soir-là, il manquait quelque chose à Thaddeus di Blumagia. Et peut-être était-ce la première fois qu’il se sentait incomplet.
Sixtine était partie.
Il avait beau ne pas y croire, s’injurier de n’avoir su qu’elle viendrait le chercher ici, il avait beau blâmer ce monde qui leur interdisait la vie des gens normaux... elle était partie. Elle était venue le chercher malgré tout... mais il était arrivé trop tard.
Peut-être que l’une des créatures qui vivait là l’entendit, car pour quelques pesos, la vieille avait des choses à lui dire.