Chapitre 76

Effondrement Progressif (I)

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L’heure du rendez-vous avec Naya allait bientôt sonner.

Max était penché sur un carnet de croquis dans le restaurant d’un hôtel occidental à quelques rues de la maison louée par Charles. Il avait besoin de réfléchir, de s’isoler un instant de l’étrangeté du Caire, des volumes poussiéreux, des vins marocains, des reines de carreau, des femmes aux cheveux roses et des orages électriques. Alors il se concentrait sur ses dessins.

À ses pieds, une sacoche, dont il gardait le contenu avec des coups d’œil fréquents : de l’argent et des contacts à Londres, des formulaires pour visas - tout ce qu’il faudrait à Naya pour commencer sa nouvelle vie en Angleterre, avec Spidey.

S’il comptait respecter la promesse faite à Sixtine, il mettait un point d’honneur à honorer celle faite à Naya.

Malgré des dizaines d’esquisses du plan de Gizeh contenant le tunnel, après avoir tordu les perspectives pour imaginer dessus, dessous, derrière et au-delà de la pyramide, Max n’arrivait toujours pas à comprendre comment la chambre X s’était retrouvée scellée par une paroi, si elle ressemblait aux autres chambres ouvertes. Ou, si elle était unique, comment Seth et Sixtine s’étaient retrouvés dans une pièce sans issue.

Les problématiques étaient les mêmes que dans le couloir horizontal de la chambre de la Reine : on ne pouvait pas apporter a posteriori un bloc de plusieurs tonnes pour boucher une issue. Il devait déjà être là. Mais où ?

Il y avait une autre chose qu’il n’arrivait pas à comprendre : la nuit avec Florence. Quelle place avait-elle dans sa vie, cette nuit inattendue ?

Il aurait voulu la mettre quelque part dans une équation rationnelle, mais elle s’échappait dès qu’il tentait de la comprendre. Alors il rangea ce frisson étrange dans un coin de lui avec les autres choses qui n’allaient nulle part, comme ces questions nocturnes, d’où il venait et où il allait, la vie, la mort, l’amour, etc.

Les baisers de Florence firent leur place tant et si bien qu’ils créèrent dans la tête de Max Hausmann une nouvelle catégorie : “beau et imprévu”.

Mais pour l’instant, il fallait oublier cette nuit. Il vérifia à nouveau l’heure sur la télévision, calée sur CNN. Il était temps de retrouver Naya. Il avait tant de questions à lui poser. Il rassembla ses affaires et était sur le point de quitter le restaurant, lorsqu’il vit sur l’écran des images des Twin Towers le 11 septembre.

Les deux tours de World Trade Center tombées l’une après l’autre, dans un moment qui a défini toute une époque.

Même dix ans après, l’image n’avait pas perdu de son émotion et de son horreur. Soudain, ces mots traversèrent l’esprit de Max : effondrement progressif.

Effondrement progressif, ou le terme technique employé par les ingénieurs et les architectes, décrivant, entre autres, la destruction structurelle des tours du World Trade Center. C’était le principe du château de cartes : un premier élément s’effondrait, ajoutant de la pression sur un deuxième élément qui à son tour croulait et ainsi de suite.

Effondrement progressif.

En un instant fulgurant, Max vit l’anneau, les linteaux de pierre, les dimensions particulières du creux dans le sol et le sable contre la paroi. Il retourna en hâte vers sa table et ressortit son bloc-notes : le bloc bouchon n’était pas dans le couloir.

Il était dans le plafond.

Le stylo esquissa à grande vitesse un mécanisme simple : l’anneau pouvait être relié à une tige en métal qui traversait tout le bloc du plafond et l’espace vide au-dessus de lui. Il devait se finir en une sorte de bonde ou de trappe qui bouchait un autre niveau supérieur rempli de sable. En tirant l’anneau, le sable coulait à plus ou moins grande vitesse dans l’espace au-dessus du bloc, ajoutant de la pression sur les linteaux de pierre qui le retenaient en hauteur. Lorsque le poids du sable atteignait un niveau optimal, les linteaux cédaient sous la pression et le bloc tout entier descendait pile dans le creux du sol, scellant la chambre dans des joints précis. Les débris de linteaux étaient alors invisibles depuis la chambre ou le couloir, écrasés sous le bloc, dans le creux.

L’esprit de Max fonctionnait à mille à l’heure.

Son portable sonna, c’était Florence, mais il n’avait pas la tête à lui parler, alors il mit l’appareil en mode silencieux et l’oublia instantanément.

Ce qu’il voyait dans son esprit au bout du tunnel était bel et bien le bloc qui avait scellé la chambre X. Si Seth avait été tué devant l’entrée de la porte, les preuves gisaient maintenant sous quatre tonnes de calcaire. Combien de temps le bloc mettait-il pour descendre ? Quelques secondes, quelques minutes ? Peut-être ne le saurait-il jamais. Mais le meurtrier devait le savoir. Quelqu’un devait connaître le mécanisme en détail - sinon quiconque tirait l’anneau risquait d’être écrasé sur le champ.

Un égyptologue devait posséder ces informations, pour sûr. Un égyptologue comme El-Shamy.

Ou un ancien, comme le grand-père de Naya.

Naya. Max était en retard.

Quelques instants plus tard, la ville moderne derrière lui, il longeait les rues de terre près de la décharge, traversa le marché aux chameaux et ses pyramides de foin, puis arriva sur les bords du Nil. Des femmes lavaient le linge et d’autres cuisaient le pain plat dans des fours de fortune. Enfin, derrière des huttes en ruine, presque cachée par les grandes herbes, il aperçut la petite mosquée qui bordait la rivière.

Son architecture coquette faite d’arabesques et d’arches légères, ses couleurs pastel que ravivaient les palmiers et les arbres en fleurs qui l’entouraient, elle ressemblait à une petite boîte à bijou oubliée parmi le paysage gris et ocre des maisons du Caire. Un ponton en pierre descendait de quelques marches dans le Nil : c’était là que Max avait rendez-vous avec Naya.

Il s’assit sur une des marches et attendit.

Il avait pourtant un bon quart d’heure de retard, mais elle n’était toujours pas là et ne lui avait pas laissé de message. Cependant, Max était d’une humeur tellement triomphale qu’il ne s’inquiétait pas. Il regarda couler le Nil, les felouques qui traînaient dans leur voile la pollution du Caire et le grand soleil d’Égypte. Il écoutait le grondement de la ville, la brise dans les arbres, le clapotis de l’eau, le chant de femmes qu’il ne pouvait pas voir.

Combien de temps resta-t-il à admirer ce paysage tranquille ? Il n’aurait su le dire.

À un moment, il écouta davantage ce chant qui venait de derrière les grandes herbes. Il n’avait plus l’air d’une chanson, mais d’une complainte triste, lancinante.

Max se leva et traversa le petit quai qui longeait toute la mosquée. Il se rapprochait du bruit et son cœur se mit à battre : des pleurs si désespérés qu’ils s’immisçaient dans la tête de Max, pour bientôt devenir inoubliables. 

Spidey, trempé d’eau et de boue, le visage fendu de coups, pleurait sur du linge qui gonflait dans la rivière.

Mais ce n’était pas du linge.

C’était le corps inanimé de Naya.

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