Chapitre 79

La Nuit Des Innocents

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Lorsque Sixtine arriva à Plaza de Toros, la gigantesque arène de corrida de la ville, ses espoirs partirent en fumée. Trente-cinq mille spectateurs enjoués et vocaux célébraient le matador et son taureau. Comment trouver Thaddeus dans cette masse humaine ?

Elle acheta un siège pour le box VIP et scruta la foule autour d’elle.

Dans l’arène, l’homme et la bête dansaient une chorégraphie presque gracieuse. L’événement créait une ambiance de bonhomie joyeuse, où les enfants riches mangeaient des popcorns dans des sacs en plastique et riaient avec des parents fumant le cigare ou jetant parfois leur chapeau en hommage au talent du matador. Mais Thaddeus n’était nulle part.

Sixtine se faufila parmi les allées, dévala des escaliers, passa par-dessus des gradins, les yeux toujours rivés sur les innombrables spectateurs. Petit à petit, elle acquit la certitude que Thaddeus ne se trouvait pas ici. Il n’y avait plus qu’un jour avant son retour vers la maison des falaises. C’était une cause perdue. Sixtine sentit comme une vague froide dans sa poitrine : le désespoir montait dans sa gorge.

Soudain, les grognements de la foule et un certain frisson qui se propageait à travers l’arène l’obligèrent à regarder le spectacle. Le matador plongeait une pique dans le corps du taureau.

Le bruit de l’arène devint assourdissant. Le sang coulait sur la peau de l’animal et les gestes du matador avaient pris une férocité soudaine, si mal en accord avec son habit de pampilles.

Sixtine devenait le témoin personnel d’une mort absurde, celle du taureau sans doute mais aussi peut-être de l’homme. À côté d’elle, un jeune homme semblait râler contre le matador pendant que son amie l’embrassait ; et ils riaient ensemble, la fille tenant une rose sur ses genoux. La foule cria encore, et l’animal s’affaissa et se releva et une autre pique entra dans sa chair.

La bête magnifique vivait ses derniers instants et Sixtine ressentit cette mort comme une gifle.

Le matador parada devant la foule qui lui jetait des chapeaux et des fleurs.

À ce moment-là, les cris du singe retentirent dans le ciel de Mexico et Sixtine vit au milieu de l’arène couler la rivière verte. Un couteau entrait dans la poitrine de Seth et son corps nu roulait sur des escaliers ensanglantés.


Lorsqu’un taxi la déposa devant la maison rouge, Sixtine était toujours sous le choc de son hallucination.

La nuit était tombée sans qu’elle s’en aperçoive. Dans sa rue, il y avait des bougies partout. Les rêvait-elle ? Elle sentait une fatigue immense, comme si tout ce qui arrivait avait un temps de retard, avec un sentiment de déjà-vu. Alors qu’elle pénétrait dans l’enceinte de la maison, elle croisa la femme de ménage, tenant par la main un petit garçon à qui il manquait deux dents. La dame tendit à Sixtine un petit crâne humain fait de sucre, coloré en vert et rose. Dans un anglais mauvais entrecoupé de mots espagnols, elle lui dit c’était une offrande “pour les morts”.

Il faut inviter les morts à manger avec nous, c’est la Nuit des Innocents.

La dame souriait d’un air bienveillant et le petit garçon aussi. Sixtine regarda autour d’elle. Des familles entières se pressaient avec des paniers de victuailles et des bougies. La fête des morts. Le petit garçon lui tendit un photophore, qu’il alluma pour elle.

Sixtine les remercia tous les deux et se hâta dans le jardin.

Il y régnait une odeur agréable ; une odeur de fleurs qui attendent la nuit pour semer leurs parfums. La lune était toujours pleine, réchauffée de la clarté des bougies qui semblaient défiler toutes seules, comme des lucioles, dans les rues.

C’était une nuit magnifique.

Une nuit dorée, chaude, or et argent, une nuit lumineuse. La Nuit des Innocents.

Sixtine s’assit sur un banc de pierre, posant ses présents à côté d’elle.

Elle regarda le petit crâne. Elle pensa à sa mère d’abord, et sentit encore cette caresse de plume qui lui donnait envie de lâcher prise. Sa mère était toujours là, en elle, avec son sourire et sa grâce, dans ses rêves aussi parfois, pas tout à fait un fantôme mais pas tout à fait partie non plus.

Seth était mort aussi et pourtant, elle n’avait jamais réellement senti sa présence. Les visions de la rivière verte ces derniers jours n’étaient que cela - des visions, un mauvais film qui se jouait dans sa tête. Même le peu de souvenirs qui étaient revenus semblaient être en deux dimensions.

Seth ne vivait nulle part dans l’invisible.

Un colibri s’approcha des hibiscus roses devant elle. Un oiseau si délicat, si beau - si rapide aussi, qu’il donnait l’impression d’être à deux endroits en même temps. Sixtine se souvint d’une anecdote que De Bok lui avait racontée : une légende Aztèque racontait que le dieu de la musique et de la poésie avait pris la forme d’un colibri et était descendu dans le royaume des Morts. Il était tombé amoureux d’une déesse, et avait fait l’amour avec elle. C'est ainsi qu’elle avait donné naissance à la première fleur du monde. Depuis, les gens ici considéraient les colibris comme des messagers entre les mondes.

Soudain, alors que la fatigue l’avait décidée à rentrer, Sixtine aperçut quelque chose à l’autre bout du jardin. Dans l’ombre pâle de la lune, un halo rouge. Était-ce son mari mort ? Etait-ce Seth ?

— Seth ?

Les larmes coulèrent toute seules sur ses joues, comme si elles étaient fatiguées d’attendre.

— Seth, c’est toi ?

Sixtine fixait la vision éphémère, ne la reconnaissant plus tout à fait, terrorisée de la voir à nouveau autant que de la perdre. Elle avait cru voir son mari, le dos à moitié tourné, fixant un point à l’horizon, les mâchoires serrées.

Enveloppé d’un voile translucide rouge.

Elle saisit alors le petit crâne tout près d’elle et le tendit à ce spectre indécis.

Tout n’était qu’ombre, à présent ; Sixtine ne distinguait plus rien. Cela avait été un mirage. Et pourtant, elle savait qu’il y avait une présence ici, dans ce jardin. Elle murmura :

— Depuis que tu es parti, je n’arrête pas de me demander pourquoi c’est toi qu’ils ont choisi pour mourir.

Elle eut du mal à déglutir, et les larmes brouillèrent encore plus sa vision. Les mots tapaient contre son crâne mais n’arrivaient plus à sortir. Elle ne pouvait pas articuler ce qu’elle traînait au fond de son ventre depuis le souvenir du baiser de Thaddeus. Elle ferma les yeux, rassembla son courage. Il fallait exorciser ces pensées. Les mots se cassèrent dans sa gorge.

— La pyramide, Seth... c’était de ma faute ? Si tu es mort, c’est de ma faute...

Elle n’avait pas eu la force d’y mettre l’inflexion de la question, elle l’avait prononcé comme un verdict.

Les larmes coulèrent de plus belle, noyant la nuit toute entière.

Soudain, Sixtine tourna la tête vers des buissons au-delà des palmiers. Un craquement, plus fort que celui qu’aurait fait un animal nocturne. Puis un autre.

Il y avait quelqu’un.

Les poils sur sa peau se hérissèrent, un courant d’air frais passa dans son cou. Quand elle leva les yeux vers la lune, Seth et son voile rouge avaient disparu. Tout était immobile. C’est alors qu’elle sentit une odeur minérale qu’elle aurait pu reconnaître entre toutes.

Celle d’Oxan Aslanian.

Elle regarda autour d’elle.

— Qui vous êtes, à ramper dans le noir, hein ? cria-t-elle de sa voix cassée par les larmes. C’est la lumière qui vous fait peur, c’est ça ? Ou les spectres ? J’ai arrêté de parler aux vivants, vous voulez aussi que j’arrête de parler aux morts ? Hein ? Répondez !

Pour toute réponse, le bruit des rires et de la joie, au loin, peut-être dans un cimetière. Elle réalisa que tout son corps tremblait.

— Une nuit. J’ai encore une nuit. Vous m’entendez ? J’ai encore une nuit ! hurla-t-elle et tous les colibris quittèrent les ombres.

À ce moment-là, la porte de sa maison claqua et la lumière électrique inonda le jardin. Sixtine resta debout, tremblante, fixant les lampes extérieures. Puis elle vit la petite femme de ménage trotter jusqu’à elle.

Elle expliqua, embarrassée, qu’elle avait oublié un sac et qu’elle avait dû revenir.

— Désolée de vous déranger, señorita, mais il y avait cette note sur le seuil de la porte. Pour vous.

Elle lui tendait le morceau de papier.

Avant même de le toucher, Sixtine reconnut l’écriture. Il avait signé, c’était superflu.

Ce soir, au Museo Templo Mayor, 23h30.

Thaddeus

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