Chapitre 80

Descente

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Lorsque Max arriva devant la maison de Naya, trois officiers de police en uniforme y étaient déjà.

Devant quelques voisins muets, le père de Naya, menotté hurlait, la colère enrayant sa voix. Il jurait contre le nom de sa fille morte. Sa mère, résignée comme une poupée désarticulée, était docile. Le goût du Nil et de sa morte encore dans la bouche, Max respira profondément et rassembla le courage qui l’abandonnait. Florence. Il fallait sauver Florence.

Max vit Aqmool, qui lui fit signe de le suivre dans la cave. Il y avait trouvé une grande malle toute neuve, de belle qualité. Le père avait avoué tout ce qu’il savait : Yohannes De Bok avait réceptionné cette malle du camion neuf et avait pénétré dans le tunnel. De plus, il y avait une grande trappe cachée, l’accès principal au tunnel alors que le four à pain, lui, était simplement une sortie d’urgence. Le reste, il ne savait pas. C’était le grand-père qui s’occupait du tunnel depuis toujours, il avait toujours interdit à son fils de poser des questions, ce qui au fil des années n’avait pas manqué d’empoisonner leur relation. Mais le grand-père avait disparu à la mort de Naya.

— Je fais envoyer la malle à la morgue pour des tests ADN. Ils ont les données ADN des Pryce, ils pourront comparer.

— À d’autres, Mr Aqmool, à d’autres. Je n’ai plus rien à voir avec cette histoire. Je veux juste retrouver Florence et ensuite je vous jure que je ne remettrai jamais les pieds dans vos pyramides.

— Je ne pense pas que votre demoiselle soit venue ici, personne ne l’a vue.

— L’expérience me dit que, dans le cas de Florence Mornay, ça ne veut rien dire. Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais jeter un œil.

Aqmool et Max, équipé d’un sac à dos contenant pioche, lampe, eau et GPS pénétrèrent dans le tunnel par la grande trappe cachée dans le sol. Quand l’obscurité les accueillit, Max ne put s’empêcher de penser à Sixtine.

Il avait essayé de l’oublier, et y avait presque réussi. Mais soudain, elle semblait être là, avec lui, dans cette plongée souterraine.

Max ignora le spectre de Sixtine comme il ignora la douleur qui allait et venait dans sa jambe depuis la découverte du corps sans vie de Naya. Il ignora aussi la poussière qui revenait dans sa poitrine anxieuse. Il se trouvait dans l’artère qu’il avait vue sur le moniteur.

À mesure qu’ils avançaient, Max criait le nom de Florence. Ils traversèrent l’antichambre étrange aux meubles kitsch couverts de poussière ; elle ressemblait à l’une des pièces de Falmouth Manor qui aurait été abandonnée pendant de longs siècles. Aqmool marchait devant, l’arme au poing. Attaché à sa ceinture, son talkie-walkie, relié aux policiers en haut. Max et Aqmool montèrent des marches, longèrent un couloir interminable.

— Florence ! Florence !

Soudain, ils entendirent une voix. C’était bien celle de Florence, mais à qui parlait-elle ?

Ils s’arrêtèrent net. Aqmool baissa sa lampe torche et fit signe à Max de se cacher derrière lui. Ils avancèrent à pas de loup. Max pouvait déjà distinguer les fresques égyptiennes vues sur la vidéo de Naya. La voix de Florence se rapprochait. Rien dans son intonation ne trahissait de détresse, plutôt une solennité atypique. Quand enfin, au détour d’un des méandres du tunnel, il découvrit à qui elle parlait, il en resta bouche bée.

« ... sublimes fresques. Depuis combien de temps la main de l’homme n’a pas touché ces chefs d’œuvres millénaires ? Une découverte qui, sans aucun doute, va écrire un nouveau chapitre de l’histoire du monde. Florence Mornay, pour la BBC. » 

— Non mais vous ne pouviez pas la fermer, j’étais en train de filmer ma aarrgghgh !

Elle s’arrêta lorsqu’elle vit le visage défiguré d’Aqmool.

Max sentit une colère démesurée l’envahir et l’empoigna par le bras.

Avant qu’il ne puisse parler, Florence s’écria :

— Tu m’as menti !

Max, dents et poings serrés, ne répondit rien. Il traîna Florence, agrippée à son trépied de caméra. Elle se débattait et hurlait de plus belle :

— Tu m’as menti ! Hein, pourquoi tu m’as menti. Tu ne dis rien ! Tu voulais la gloire pour toi tout seul, c’est ça ? 

— La gloire ?! Tu me parles de gloire, alors que moi je te parle de ta vie, Florence ! Naya a été assassinée, on vient de la retrouver flottant sur le Nil et toi tu penses à tes vidéos et à la gloire ?

— Naya, la gamine d’ici ? dit Florence d’une petite voix.

— Naya, oui. J’ai brisé une promesse pour venir te chercher ici, alors tu me fais le plaisir de me suivre et...

— C’est la promesse à Jessica Pryce, hein ?

Il se retourna. En la regardant il ressentait une émotion nouvelle. Une frustration si grande, si vive. Et la conviction qu’il faudrait lui faire du mal pour son bien. Pas parce qu’il était cruel, mais parce qu’il tenait à elle.

— Tu crois que c’est un jeu, hein, tout ça, Flo, siffla Max. On épluche des vieux cahiers, on se prend pour un grand reporter, on explore des pyramides comme les héros des livres de mômes. Mais c’est un pas un jeu, et t’es la seule à pas l’avoir compris. Moi si, car j’ai déjà failli crever ici une fois, ça rentre vite, dans ces moments-là. Aqmool, c’était le flic dans les flammes du commissariat, tu te souviens ? Et Jessica Pryce, crois-moi, elle l’a bien compris aussi. Y a que toi qui te fais toujours des films. Mais il serait temps que t’oublies ta caméra et que tu te rendes compte que tu mets la vie des autres en danger. Et la tienne. Alors suis-moi et ferme-la.

Il fit une pause et ajouta :

— Ou plutôt, suis Aqmool. Je vous rejoins dans une minute.

Malgré sa jambe douloureuse, il se mit à courir en direction de la pyramide.

Effondrement progressif.

Ça ne prendrait qu’une petite minute, mais il fallait qu’il sache.

Max commença à grimper les hautes marches, une par une. Soixante-treize. Au-delà de la soixante-treizième, il y avait ce couloir. Quand il arriva en haut, il s’arrêta.

Il n’y avait plus de couloir.

Devant lui, se tenait une paroi d’où coulait toujours un mince filet de sable. Il observa tout très vite. Oui, il avait eu raison.

En dévalant les escaliers, Max sentit une contraction dans son ventre. Quand il rejoignit Florence et Aqmool, il trouva le policier agenouillé.

— Quelqu’un a actionné les mécanismes et fermé toutes les chambres, dit-il, à bout de souffle.

Mais Florence et Aqmool écoutaient à peine. Ils regardaient une plaque de granit, fendue, mais dont la plus grande partie était toujours fixée à la paroi. Des morceaux gisaient sur le sol. Parmi les débris de granit, ils virent des lettres gravées :

SICA DESR. 

Aqmool braqua le faisceau de lumière sur le sol et remua la poussière. Bientôt il put poser un autre morceau de granit gravé et le nom qu’il formait éclata dans la tête de Max : JESSICA DESR. Il rassembla tous les débris et les retourna. Beaucoup de noms - une vingtaine. Comme sur les monuments aux morts.

Lorsque Max comprit, toute l’horreur de sa réalisation emplit le tunnel et il lui sembla qu’il entendait mille voix.

Il y en avait eu d’autres.

C’étaient les noms des victimes. Ils étaient gravés dans ce couloir qui menait à leurs tombes.

— Max... s’écria Florence. Regarde, là, tout en haut, Nathaniel Emmitt-Foster, je reconnais ce nom. Il est sur les archives de Vivant, je suis sûr qu’il y est, Max ! Max !

Mais le jeune homme fixait déjà autre chose. Aqmool avait reconstitué le puzzle. Il murmura comme pour lui-même.

— Jessica Desroches n’est pas le dernier nom.

Seth Pryce - Jessica Desroches 2013

Alfred-Jean De Stehl - Livia Minore 201

Alors que Florence sortait son smartphone pour prendre des photos des inscriptions, Aqmool cherchait en vain, dans la poussière, le dernier chiffre manquant, mais les noms étaient inscrits juste au-dessous des Pryce.

Max vit le visage de Florence se tordre : elle venait de comprendre elle aussi. Il y avait eu deux autres victimes depuis la découverte de Sixtine dans la chambre X. Alfred-Jean de Stehl et Livia Minore. Ils étaient probablement derrière les lourdes parois et le mince filet de sable.

C’était pour eux qu’on avait fermé les chambres.

Soudain, l’air du tunnel devint plus froid. Les yeux de Max furent attirés par les cheveux roses de Florence : ils avaient bougé, comme si un courant d’air les avait dérangés. Max prit la main de Florence. Mais c’était déjà trop tard.

Dans le talkie-walkie d’Aqmool, des voix éclatèrent, des cris de plusieurs hommes. Puis des coups de feu - entendus en crépitement dans le récepteur, et pratiquement au même moment dans des bruits étouffés qui traversèrent le tunnel. Parmi tous les mots qui résonnaient, ils ne retinrent qu’un :

— Hassan !

Max sentit son ventre se tordre, la bile monter dans sa bouche. Son esprit s’accrochait à toutes les données architecturales du tunnel et de la pyramide, mais il en revenait toujours à cette conclusion : il n’y avait qu’une issue et c’était la maison de Naya. Et là-bas se trouvait Mohammed Hassan, le flic assassin de Nasser et de Zahara.

Son regard, inconsciemment, s’était posé sur le fragment de JESSICA DESROCHES.

La plaque de granit.

Fendue, comme par un coup de pioche. Alors que sa jambe était si douloureuse qu’elle le clouait sur place, il se souvint :

— Le tunnel de Spidey !

La progression du tunnel avait été stoppée par du granit, ce que Spidey pensait être la pyramide. Mais c’était l’énorme plaque où étaient gravés les noms !

Max sortit une petite pioche de son sac à dos de ses mains tremblantes et mit tout son poids dans quelques coups qui bientôt firent exploser le bloc. Des gravas emplirent le tunnel et Florence toussa, prise d’une angoisse claustrophobe. Derrière la poussière se trouvait l’obscurité puante du tunnel de Spidey. Florence et Max enjambèrent les débris et pénétrèrent dans le tunnel. Aqmool essaya de reboucher l’entrée mais dut se résigner à la laisser ouverte.

Ils prirent, à genoux et en rampant, le chemin que Max avait emprunté quelques jours avant. La jambe de Max devait se souvenir de son calvaire et la douleur envahissait tout son corps. Florence crachait, reniflait, la panique tordant son beau visage - elle avait laissé derrière elle sa caméra. Aqmool fermait la marche avec son pistolet pointé.

Combien de temps restèrent-ils dans cette artère au goût de mort et d’erreurs répétées ?

Enfin, ils virent la lumière qui descendait d’un plafond éboulé. Ils durent creuser et tousser, et creuser encore à s’en écorcher les mains. Bientôt ils regagnèrent la surface et l’air pur.

Mais plutôt que de sortir dans la solitude poussiéreuse du plateau de Gaza comme Max l’avait fait quelques jours avant, ils débarquèrent au beau milieu d’une scène tout droit sortie d’un film de guerre.

Des hommes excités se précipitèrent vers eux, les tirèrent, les poussèrent, les piétinèrent pour entrer dans le tunnel. Une foule armée de bâtons, de pioches, d’armes, courait vers Khéops. Des hélicoptères tournaient autour des pyramides comme des vautours. Des tanks à la queue-leu-leu pénétraient sur le plateau et on entendait des coups de feu. De la fumée épaisse de gaz lacrymogènes sortaient encore des hommes qui criaient.

Max, Florence et Aqmool réussirent à se faufiler à travers la meute, courbés, courant, à contre-courant, s’éloignant des pyramides. Ils arrivèrent enfin à la sortie du plateau. Aqmool fit signe à Florence qu’il partait dans une autre direction, mais qu’ils devraient continuer vers la ville.

Quelques minutes plus tard, Max et Florence se laissaient tomber sur le trottoir d’une rue déserte, leurs habits déchiquetés, leur peau poisseuse, les cheveux roses de Florence devenus presque blonds de poussière. Ils reprirent leur souffle, Florence laissant aller sa tête sur l’épaule de Max, Max encerclant de ses bras le corps glacé de Florence, qui se mit à pleurer tout doucement.

Après de longues minutes, elle leva son visage où les larmes avaient tracé des rigoles sur ses joues grises, et Max, tout simplement, posa un baiser sur ses lèvres.

Ils s’embrassèrent dans les détritus du Caire, ces amants sales ; et cette fois on ne pouvait pas blâmer le vin marocain ou les frissons antiques, mais juste la joie pure d’être en vie et d’être ensemble. Leurs baisers interminables avaient un goût de tunnel et leurs mains aux ongles noirs agrippaient leurs corps, comme s’ils s’accrochaient à la vie elle-même.

Enfin ils se levèrent et marchèrent longtemps, main dans la main, sans un mot, dans le ciel rose-orangé du Caire. Max boitait et Florence s’en inquiéta, insista pour qu’ils s’arrêtent dans un café. Ils entrèrent pour boire un thé, mais tous les clients et le tenancier étaient rivés sur l’écran de télévision, qui passait des informations en live.

Max et Florence, étourdis par leur romance toute neuve, en avaient oublié cette meute enragée qui les avait presque piétinés près des pyramides. Les hélicoptères des chaînes de télévision les filmaient et vue du ciel, la foule était encore plus immense. Max pensa qu’ils l’avaient échappé belle, tout en essayant de comprendre la raison de ces émeutes.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu comprends ? demanda Florence.

Le commentaire en arabe disait que la sécurité à Gizeh s’était détériorée ces derniers mois pour finalement être inexistante, et il avait fallu appeler l’armée pour contenir les pilleurs de tombes. Le présentateur notait que des gens ordinaires venus de toutes les couches sociales, mais particulièrement les plus pauvres, accouraient, équipés de sacs à dos et de pioches. On interviewait un homme parmi la foule qui disait que si les riches étrangers pouvaient se servir des trésors égyptiens en toute impunité, alors les Egyptiens pouvaient le faire aussi - et le reportage de passer des images d’El-Shamy à Sotheby’s Paris réclamant le retour de Néfertiti et jeté dehors par des agents de la sécurité.

Alors que Max s’apprêtait à traduire pour Florence, il entendit un expert dire qu’il s’agissait probablement d’un faux, car les fresques étaient dans le pur style des reproductions du XVIIIème siècle. C’est alors que Max découvrit les images filmées par Naya, le tunnel, les fresques, l’image satellite, en une séance de trente secondes arborant fièrement le logo de la BBC.

Max se tourna vers Florence, qui regardait l’écran, bouche bée.

C’étaient les images qui avaient causé l’hystérie, continuait le commentaire.

C’étaient elles qui avaient transformé des centaines d’honnêtes citoyens en chasseurs de trésors prêts à tout pour accéder au tunnel sous Khéops et voler un bout d’histoire pharaonique. Une catastrophe qui se soldait jusqu’à maintenant par une douzaine de blessés. Le bilan serait bien plus élevé car les affrontements avec les forces de l’ordre s’intensifiaient de minute en minute.

Florence trouva enfin la force de faire face à Max et de murmurer :

— Ils ne devaient pas le diffuser... Max, je n’aurais jamais pensé...

Mais Max ne dit rien, parce qu’il n’avait plus la force de se battre contre les ambitions de Florence. Il se contenta de la regarder, puis de reculer, pas à pas, pour enfin lui tourner le dos et disparaître dans les rues du Caire.

* * *

À l’autre bout du monde, Cheryl Wood-Smith était adossée contre le mur de son bureau.

Ses yeux étaient rouges, fixés sur ses jambes allongées par terre. Une lampe poussiéreuse heurtait de son éclat jaune deux boîtes en carton posées sur une table. Du couvercle cabossé dépassaient des dessins d’enfant, des classeurs vides, un faux buste de Néfertiti - le contenu de son bureau au Met. Au fond traînaient quelques crayons, des aimants en forme de musée et dix ans de sa vie.

Elle écouta New York, au-delà de la fenêtre fermée, qui s’étirait dans la nuit. Des petits pieds qui s’approchaient de la porte du bureau, puis la porte de sa chambre qui s’ouvrait ; son mari s’était levé. Murmures.

— Jake, que fais-tu réveillé à cette heure-là ?

— Maman, elle va pas dormir ?

— Maman doit travailler. Il ne faut pas la déranger.

— Mais pourtant tu avais dit qu’elle avait perdu son travail.

— Mais elle doit travailler pour en retrouver. Allez, va te coucher, je vais te border.

Des grands pas, des petits pas s’évanouirent. Les bruits de la ville, familiers. Les mêmes qu’elle entendait depuis plus de dix ans. Pourtant, tout avait changé en quelques jours. Plus rien ne serait jamais comme avant. Des larmes revinrent au bord de ses yeux. Ses dents se serrèrent. Ses doigts caressèrent quelque chose dans le creux de sa main.

Il faudrait encore plusieurs heures nocturnes pour que Cheryl Wood-Smith ne se décide à franchir les quelques pas jusqu’à la fenêtre de sa petite maison de Brooklyn. Qu’elle l’ouvre, qu’elle hume le froid piquant, qu’elle répète une dernière fois tous les arguments épuisés cette nuit.

Et qu’elle place l’objet réchauffé par la paume de sa main sur le rebord glacé de sa fenêtre.

L’œil Oudjat.

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