Chapitre 82
Cendres

Florence tourna la clef dans la porte, traversa le hall. Enleva ses chaussures. Constata que Max était passé prendre ses affaires, reparti sans un mot. Elle se dirigea vers la cuisine, se lava les mains, prépara une tasse de thé. C’était étrange, qu’elle puisse faire tous ces mouvements, parfaitement coordonnés, absolument ordinaires, le ballet mécanique de la vie. Mais alors qu’elle tenait le meilleur Darjeeling des Indes, elle vit que sa main tremblait.
Elle chercha son père. Elle le trouva assis dans la bibliothèque, en train de lire les archives de Vivant. Il ne l’avait pas entendue entrer et sursauta lorsqu’il la vit, laissant tomber son livre. À la vue de sa silhouette malmenée, il lui lança un regarda paniqué, elle dit « T’inquiète pas, ça va ». Elle but une gorgée de thé qui lui brûla la langue et demanda :
— Tu as vu les infos ?
— Oui.
— C’est moi.
— Quoi, c’est toi ?
— Les images du tunnel. Je les ai volées à Max.
Devant l’incompréhension qui étirait le visage de son père, Florence lui raconta tout.
Charles se leva pour la serrer dans ses bras en murmurant :
— Oh ma Flo...
Ils restèrent un instant lovés l’un contre l’autre, puis elle dit enfin :
— Je crois qu’on va rentrer, Papa.
— D’accord ma chérie. Repose-toi, je m’occupe du reste.
Charles quitta la pièce et Florence l’entendit appeler le personnel. Dans le langage de son père, “s’occuper du reste” signifiait distribuer des ordres confus à tout le monde ; c’était comme ça depuis le départ de sa mère. C’était une bonne chose, d’ailleurs, tant il était dans la lune. Florence s’affala sur le canapé bleu au pied duquel gisaient les archives de Vivant. Seulement vingt-quatre heures avant, elle avait été si heureuse, assise là. Il ne restait plus rien de ces beaux instants, même le bleu du canapé était devenu morne.
Elle resta assise de longues minutes, à regarder par la fenêtre le soleil qui se couchait sur le Caire. Les larmes et les aveux à son père avaient laissé dans leur sillage un apaisement étrange. Une sérénité improbable qui convainquait Florence que tout était comme il le fallait. Malgré l’injustice et malgré la souffrance et malgré la mort autour d’elle, elle décelait un équilibre invisible, et sa place dans cet équilibre. Elle ressentit en un instant fugace la conviction qu’elle trouverait la vérité un jour, tôt ou tard - tel était son destin. Ce n’était plus une construction intellectuelle, mais une certitude apaisée, claire, fulgurante et immuable. Elle prit un des journaux au hasard. Au dos de la reliure un nom lui sauta immédiatement aux yeux. Nathaniel Emmit-Foster. Le même nom que sur la plaque de granit du souterrain. Elle feuilleta le journal et sur une page au milieu, elle la vit.
Plus tard, elle se dirait qu’elle avait été simplement guidée par ce nom-indice. Mais le temps d’un instant, à la vue de la croix qui s’étalait sur le papier antique, la même que sur le ventre de l’homme mort, elle savait que toutes les lignes de tous les journaux de Vivant Mornay n’existaient que pour qu’elle les lise.
Alors elle se mit à lire, avec toute son attention. Après une heure, elle avait trouvé pourquoi Seth et Jessica Pryce se trouvaient à Khéops ce jour-là. Elle sut qui les avait tués et pourquoi ils étaient enterrés dans la plus grande tombe du monde. Elle sourit de ne pas y avoir pensé plus tôt. Mais son sourire, si fragile, s’évanouit vite. Elle qui avait tant voulu comprendre, elle savait à présent. Et elle devrait vivre avec cette vérité pour le restant de ses jours.
Sans hâte, elle replaça tous les livres de Vivant dans la malle qui les avait amenés jusqu’ici, avec les cartes à jouer qui avaient servi de marque-page. Elle prit de sa chambre tous ses papiers, ses clefs USB, ses photos, tout ce qui racontait les pyramides. Puis elle descendit au jardin, trouva un grand seau en métal et y fourra ce qu’elle avait rassemblé. Puis elle craqua une allumette.
Elle s’assit devant le seau, alimentant volume après volume la flamme orange qui jetait de la fumée noire dans le ciel rougi du Caire, comme des offrandes aux dieux qui avaient guidé ses pas ces derniers mois. Dans le feu, le cuir sec des archives sifflait, le plastique des clefs USB fondait, les photos se recroquevillaient. Elle écoutait le crépitement du feu et cela l’apaisait. Des clacs se mêlaient au chant des oiseaux dans ce beau jardinet à la française que finalement, Florence découvrait pour la première fois. Les bruits de la maison parlaient de valises et de préparatifs de voyage. Florence, elle, tournait une page. La décision avait été prise devant les flammes : il n’y aurait plus de BBC, elle enverrait sa démission sans tarder. Plus de Max non plus, plus de Londres. Elle déménagerait à Falmouth Manor pour décider du reste de sa vie, lourde à présent d’un héritage innommable.
Elle aurait pu laisser les cendres dans le seau et partir avec ses nouvelles résolutions, sans se retourner. Mais il restait encore quelque chose à faire. À même le sol du jardin, elle tira son ordinateur de sa pochette et se mit à écrire.
Chère Jessica... Après quoi courez-vous ?
Elle rédigea jusqu’à ce que la nuit soit noire et les braises au fond du feu cessent d’illuminer son visage de leur orange ardent. Dans la maison, les bruits de valises avaient cessé depuis longtemps. Les papillons de nuit avaient commencé leur ronde, et Florence avait tout dit.
Elle tapa l’adresse de Jessica Pryce/Sixtine, trouvée le matin même dans l’ordinateur de Max. Elle écrivit celle de Max aussi - il devait savoir. Elle huma l’air du soir, redressa son dos douloureux et, après qu’une minuscule pause ait retenu sa main, elle cliqua sur « envoyer ».
Elle resta immobile, à écouter la ville, contemplant sans le voir le joli jardin baigné d’obscurité. Elle remarqua alors le silence de la maison, entrecoupé de bruits qu’elle ne reconnaissait pas.
— Papa ?
L’odeur de fumée et de braises entra dans ses narines avec une intensité étrange. D’instinct, elle se retourna, mais avant qu’elle ne puisse se lever, des bras forts l’étranglaient déjà. Un foulard qu’on mettait sur ses yeux tirait ses cheveux, une main grasse et amère étouffait sa bouche. Panique glaciale et sombre, son corps qu’on porte hors du jardin, le siège poisseux d’une voiture qui démarre et la nuit du Caire, sans dessus-dessous.
Et loin, très loin, la voix de son père.