Chapitre 86

Lettre À Sixtine (II)

Chapter illustration

Mon ancêtre s’appelait Vivant Mornay, né en 1763.

De longs séjours en Grèce et une rare érudition en matière d’histoire antique ont fait de lui un des tout premiers archéologues.

Il a fait un mariage sans amour qui a rapidement tourné au mépris ordinaire. L’union a engendré un fils qui a grandi ailleurs.

Vivant Mornay a donc vécu soixante-douze ans célébré, fortuné et profondément seul.

Mais sa dernière décennie a vu naître deux événements qui ont bouleversé son existence.

D’abord, pour pallier la solitude de ses vieux jours, il fonda en 1825, à soixante-deux ans, un club de riches collectionneurs d’antiquités. Il rassemblait des nostalgiques des destinations du Grand Tour, ce voyage que faisaient alors tous les gentlemen érudits de bonne famille. Les hommes se réunissaient, comparaient leurs objets, partageaient des souvenirs de jeunesse en Italie, Grèce ou Égypte, débattaient des dernières théories académiques, comme celles de Champollion sur les hiéroglyphes... et les hivers étaient plus doux.

Quelques années plus tard, Vivant fit la rencontre de Félicie, une jolie apprentie mercière de dix-neuf ans dont il tomba éperdument amoureux.

Si le physique de ce vieillard de presque soixante-dix ans ne charma pas à première vue la demoiselle, son immense fortune le fit largement. En quelques mois, le vieux garçon se transforma en amant fougueux et Félicie, l’innocente orpheline, en muse de tous les fantasmes - l’un d’eux ayant comme décor son autre amour, le Parthénon à Athènes.

Sous les caresses de Félicie, Vivant vivait enfin. Quelle cruelle ironie que de découvrir au seuil de la mort ce dont n’importe quel pauvre hère jouissait déjà à vingt ans !

Ces deux épisodes inconséquents auraient pu rester confinés à la seule biographie de Vivant Mornay si le destin - ou le délire - n’avait pas déposé une idée sur le lit de mort d’un certain Nathaniel Emmit-Foster.

Emmit-Foster était un riche propriétaire terrien et égyptologue amateur. C’est grâce à son mécénat que quelques gentlemen de ses amis, en 1805, commencèrent des fouilles sur le plateau de Gizeh.

Ils découvrirent un tunnel qui arrivait dans la pyramide, et donnait sur des magasins.

Ces magasins ne contenaient rien ou avaient déjà été pillés. Ils n’étaient reliés ni à une chambre funéraire, ni à la grande Galerie ni au reste de la structure. Une anomalie, en somme.

Mais ils étaient équipés d’un système de fermeture avec des blocs bouchons qui en faisaient un coffre-fort imprenable. Emmit-Foster obtint un firman signé de la main de Méhémet Ali, vice-roi d’Égypte, lui assurant la jouissance exclusive de ce passage, moyennant une somme colossale qui permit de moderniser le pays. Ses ouvriers bouchèrent l’accès depuis le plateau de Gizeh et allongèrent le tunnel jusqu’à un site secret qui fut la responsabilité d’un gardien.

Au fil des années, ce “bail” fut renouvelé ; les autorités égyptiennes continuèrent de jouir de l’immense générosité d’Emmit-Foster et l’Anglais, à son tour, d’un accès privé à l’une des sept merveilles du monde.

On racontait qu’il organisait dans ses chambres des dîners mondains très appréciés. L’affaire eut presque raison de la fortune du magnat mais il eut la bonne idée de décéder avant que la ruine ne l’emporte, si bien qu’à l’heure de sa mort, il exprima un souhait ultime : être enterré dans ce souterrain de Khéops qui lui avait coûté si cher.

Vivant Mornay s’enthousiasma pour l’idée. Il lui insuffla une dimension spirituelle. Il était déjà admis que les membres de leur club puissent être enterrés dans ces contrées adorées dont ils avaient largement enrichi les dirigeants. Et n’avaient-il pas pratiquement révélé l’excellence de ces monuments antiques au reste du monde ? C’était entendu. Alors n’était-ce pas juste que ce soit eux, les grands hommes de la vieille Europe, qui puissent rejoindre, dans leurs tombeaux, les puissants de l’Antiquité, leurs semblables, leurs frères ?

Nathaniel Emmit-Foster n’avait pas encore expiré que son ami Vivant se lançait corps et âme dans l’entreprise ; non seulement dans son organisation, mais dans le développement de la philosophie qui devait l’accompagner.

Son journal devint le témoin de ses recherches sur la vie après la mort dans les civilisations disparues. Vivant avait jusqu’alors, tout comme ses pairs, cru mollement en une possible existence dans l’au-delà. À présent, il l’explorait grâce aux textes antiques les plus obscurs, comme un touriste excité avant un grand voyage.

Il apprit en quelques mois l’hébreu, l’araméen, le syriaque, le persan, le turc et l’éthiopien. Il parvint à convaincre son ami mourant qu’il devait emporter dans la chambre de Khéops toute sa fortune, pour être aussi riche et puissant dans l’au-delà qu’il ne l’avait été ici-bas. De ce fait, il ne faisait qu’imiter ce que de tous temps et sur tous les continents, les rois, les reines, les prêtres, les nobles, les plus grands guerriers avaient fait - tous allaient dans la mort, préparés pour leur voyage mortuaire, leurs tombes remplies de trésors.

Mais si Vivant Mornay enterra son ami Nathaniel Emmit-Foster à Khéops avec un coffre de dix mille livres en pièces d’or, lorsque sa propre santé se détériora à vive allure, il décida d’emporter avec lui dans la tombe un tout autre trésor :

Félicie.

Les six autres membres du club, tous en âge d’envisager leurs funérailles, avaient accueilli plutôt favorablement les derniers souhaits de Nathaniel et chacun en son for intérieur pensait déjà au monument antique qui serait son ultime demeure. Les théories sur la vie après la mort et la nécessité d’emporter des trésors dans la tombe rencontra aussi l’approbation collective, moins par profonde conviction que par esprit pratique : autant se parer à toute éventualité.

Cependant, la dernière excentricité de Vivant ne manqua pas de susciter de vives objections.

Primo, il y avait la conscience à apaiser ; ils amèneraient ces filles dans leur dernière demeure contre leur gré.

Secundo, sur le sujet de la vie après la mort, certes, les vieillards contemplaient la possibilité d’une éternité de volupté en charmante compagnie.

Mais en commettant ce crime, tout passionnel fût-il, n’y avait-il pas aussi, peut-être, l’Enfer à l’autre bout ?

Vivant proposa un vote ; la majorité des sept l’emporterait.

Avant cela, mon ancêtre parla à chacun des membres, en privé. Ils avaient beau être vieux, tous avaient quelque part une jeunette à entretenir ; l’un une servante, l’autre une lavandière. Les caresses aidaient à vieillir, mais le plaisir n’avait pas encore brouillé leur jugement. Ces demoiselles ne les aimaient pas d’un amour vrai, bien sûr. Elles consentaient à cette compagnie parce qu’elles convoitaient la fortune et les avantages ; ils parlaient de testament et leurs cils papillonnaient.

Pouvait-on les blâmer, ces chères créatures, elles qui avaient connu l’infâme misère ? Ces jolies filles étaient des pécheresses. Et si elles étaient prêtes à tout pour une vie de privilèges, ne seraient-elles pas prêtes à mourir aussi... pour une éternité de luxe ?

Et puis, murmurait le vieillard... Félicie, comme la plupart des autres, était sans famille. Qui la réclamerait ?

On vota.

Quatre pour, trois contre.

Un des trois changea d’ailleurs d’avis lorsqu’un docteur lui donna un mois à vivre.

Vivant rédigea les règles de ces enterrements : l’élue devait être orpheline et ostensiblement attirée par l’argent ; le mariage devait être prononcé avant l’enterrement, car l’élue devait répondre « oui » à la question du prêtre à qui, pour l’occasion, on demanderait de changer son sermon : dorénavant, on s’aimait dans la vie et dans la mort.

Il dessina la croix, l’emblème du club, qui devait être tatouée sur les membres ; il imagina une cérémonie de mise à mort pour ceux, comme lui, qui ne voulaient pas attendre la mort et ses souffrances. Ce n’est qu’au dernier moment, quelques semaines avant son dernier souffle, qu’il ajouta la dernière règle, inspirée par les pratiques des Vikings et des Egyptiens des premières dynasties.

L’élue devait être enterrée vivante.

Le comble de la barbarie, certes, mais que ne paierait-on pas pour une éternité de bonheur ?

Les cinq autres membres étaient déjà partis loin dans leurs fantasmes de vie après la mort pour chipoter sur ce détail. 

L’histoire a retenu que Vivant Mornay, Lord Falmouth, est enterré dans la chapelle de Falmouth Manor. Son épouse de quelques semaines, Félicie, n’aurait pas supporté le deuil et se serait donné la mort immédiatement après les funérailles. En vérité, Vivant et Félicie sont six pieds sous terre dans l’ombre du Parthénon.

Combien de temps et d’ongles déchirés aura-t-il fallu à Félicie, emmurée vivante, pour rejoindre son bourreau dans l’au-delà ?

À travers le monde, les monuments antiques sont la sépulture de demoiselles dont le seul crime a été de rêver à un avenir meilleur.

Les contes de fées tournent au cauchemar, les princesses deviennent des trésors et les princes charmants les emportent dans la mort.

Seth Pryce savait qu’il allait mourir. Il vous a choisie parce que vous étiez belle, orpheline et aveuglée par sa fortune. Il s’est payé Khéops, et l’or de Toutankhamon.

Vous étiez la malheureuse élue.

À présent, vous vivez une seconde vie à laquelle n’ont eu droit aucune des épouses des membres du club de Vivant Mornay.

Une seconde chance.

Après quoi courez-vous ?

Répéterions-nous les mêmes erreurs même si nous avions sept vies ? Vous couriez après la fortune. Moi, je courais après la gloire. Nous pourrions être sœurs dans nos délusions. J’ai perdu l’homme que j’aimais, mais est-il trop tard pour vous ?

Peut-être parce que je vous ai vue renaître du ventre de la pyramide, je pense à vous et j’espère que vous serez heureuse à vivre cette seconde chance.

Je vous souhaite d’aimer, d’aimer vraiment, sans un regard pour ce qui brille. Nos cœurs parlent un langage que nous comprenons rarement parce que nous ne prenons pas la peine de les écouter. Le monde parle fort et réduit l’essentiel au silence. J’ai appris quelque chose, ce soir, dans le ciel du Caire.

Un cœur ne trahit jamais. C’est nous qui le trahissons.

Moi, la descendante de votre bourreau, je vous l’ordonne : soyez heureuse.

C’est la plus grande vengeance que vous pourrez prendre sur Seth Pryce et les membres du club de Vivant Mornay.

Bien à vous,


Florence Mornay-Devereux

← Chapitre précédent Chapitre suivant →
© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.