Chapitre 91

Falaises

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Sixtine prit la main froide de Gigi dans la sienne et y déposa, tout doucement, la petite broche aux brillants avec son aiguille gondolée.

— Oh, ma chérie, tu l’as retrouvée ? dit Gigi avec un merveilleux sourire tout ridé. Tu sais que je la cherchais partout. Où l’avais-je mise ?

— Sous le banc, devant la falaise, mentit Sixtine d’une voix cassée.

— Oh que je suis distraite, j’ai dû la laisser tomber pendant ma promenade. Veux-tu une tasse de thé bien chaud ?

Sixtine acquiesça et s’assis à la table de la cuisine pour contempler la vieille femme aveugle dans sa préparation du thé. Autour d’elle, rien n’avait changé en vingt ans. Même les gestes de Gigi étaient les mêmes.

Si elle se concentrait assez sur la cuisinière en fonte, les boîtes sur les étagères, la pendule, le papier peint, les tasses dans le vaisselier, tous ces détails qui avaient été le décor de son enfance, elle pouvait même faire semblant.

Prétendre qu’il n’y avait jamais eu de pyramide.

Prétendre qu’elle était encore Jessica, innocente, insouciante. Et ignorante des mondes entre la vie et la mort.

Alors que la tasse de thé brûlant réchauffait ses mains froides, un courant étrange courut sous la peau tatouée de son ventre. Un rappel du présent. Elle se souvint que si elle était encore Jessica, alors elle n’aurait pas connu l’amour de Thaddeus.

Elle souffla sur les volutes de thé et le temps d’un instant fugace, elle ressentit une émotion inattendue :

De la gratitude.


Elle avait retrouvé la chambre qu’elle occupait, enfant, sous les toits. Personne ne l’avait utilisée depuis plus de dix ans ; c’était le royaume des choses cassées et des araignées. Mais elle l’avait rangée, dépoussiérée et nettoyé le verre de la lucarne qui donnait sur la mer. Elle avait retrouvé les malles qui renfermaient les livres que sa mère lui lisait.

Cendrillon, Blanche Neige, la Belle au Bois Dormant, la Belle et la Bête.

Dans l’histoire de Sixtine aussi il y avait un cœur poignardé, un doigt percé, l’or et de la misère. Il y avait des chevaliers à genoux dans des églises, de poètes jouant aux dominos avec la mort et d’hommes doubles qui sentaient la pierre pourrie et les icônes brisées. Il y avait des déesses Aztèques et des singes égyptiens, des ancêtres assassins et des femmes-squelettes, des nuits où l’on mangeait avec les morts et des jours où l’on se mariait avec des bourreaux.

Orpheline, elle était devenue la princesse que le prince charmant avait tenté d’emporter dans son ever after. Elle était la princesse revenue de la mort pour devenir guerrière. Et le combat fini, elle était de retour dans son royaume de misère, là où elle n’était plus qu’une orpheline.

Elle passa plusieurs nuits dans son grenier aux draps blancs. La journée, elle coupait les ronces qui envahissaient le jardinet, elle prenait ses repas avec Han et Gigi sur la vieille table en chêne, aidait sa grand-tante au ménage et au linge, et la guidait sur le petit chemin sinueux qui longeait les falaises.  Au-delà du vent piquant de novembre, l’océan Atlantique bouillonnait d’écume blanche.

Sixtine et Gigi suivaient toujours le même itinéraire. Elles marchaient jusqu’au bout de la jetée, jusqu’à la maison rouge aux volets toujours fermés. Elles longeaient ensuite une petite plage déserte, quelques cabanes abandonnées, la boîte aux lettres rouillée. Gigi était joyeuse, volubile, si heureuse d’avoir Sixtine auprès d’elle. Pas une fois elle ne posa des questions.

Jusqu’au quatrième jour.

Lorsqu’elles arrivèrent près de la maison rouge, là où les falaises allaient si bas qu’on sentait l’écume dans l’air, Gigi demanda :

— Que vas-tu faire, Sixtine ?

— Rester là, avec toi.

— Tu ne vas pas gâcher ta jeunesse à rester avec une vieille femme comme moi.

Mais après une pause, elle dit :

— Le monde t’appartient toujours, tu sais, ma chérie.

— J’ai déjà vu le monde. Et je suis bien ici.

— Si jamais tu voulais partir, je ne serai pas malheureuse.

— Je ne veux pas partir. Je te promets. Je suis bien ici.

Gigi voulut dire quelque chose, puis se ravisa. Elle bafouilla ensuite, et Sixtine vit qu’elle rougissait.

— J’ai demandé à Han de m’emmener voir Édith, mon amie en ville, ça ne te dérange pas ?

— Bien sûr que non.

— J’y resterai quelques jours. Et Han pourra rester aussi.

Elle gloussa d’un petit rire qui ravit Sixtine.

Plus tard, cet après-midi-là, la jeune femme salua Gigi et Han dont la voiture disparaissait dans le chemin. Elle inspira, puis regarda autour d’elle, le hameau silencieux, l’infini de l’océan, cette beauté brute, juste pour elle.

Peut-être Oxan Aslanian avait-il raison. Finalement, il était ici, son happy end.

Elle fourra les mains dans les poches de son ciré et continua de marcher le long des falaises. Gigi lui avait demandé de poster une lettre et elle dévala le chemin jusqu’à la boîte aux lettres rouillée. Ses bottes en caoutchouc dérangeaient les flaques où se reflétait les nuages couleur d’anthracite. Elle traversa la route déserte, emplie seulement du bruit des goélands. Puis elle s’arrêta, et plissa les yeux.

Sur les falaises, elle vit bien un homme, solitaire, qui regardait la mer.

Des touristes venaient parfois sur ce bout de terre mélancolique, des amoureux de la poésie et du hors saison, des âmes sensibles. Elle laissa tomber l’enveloppe dans la boîte aux lettres et, sentant le vent dans ses cheveux, elle leva les yeux vers le ciel : une tempête approchait. Elle releva sa capuche et remonta le chemin.

Elle regarda à nouveau la silhouette sur la falaise. Oui, des hommes venaient ici.

Mais ils n’étaient pas aussi immobiles.

Elle resta un instant les yeux fixés sur cette présence, ses joues rosées par le vent, ses cheveux argent se mêlant aux cumulus qui se pressaient au-dessus de l’horizon.

N’osant pas bouger, n’osant pas espérer.

Alors le grand vent se leva avec son air méchant, et l’homme tourna son visage vers Sixtine.

De mémoire de vivant, on ne vit jamais de vague plus puissante sur cette terre-là. Sixtine se mit à courir vers lui, ignorant le vide des rochers et les lames salées qui léchaient le coupant des falaises.

Leurs corps fusionnèrent dans un choc fulgurant, que tous leurs muscles douloureux ressentirent comme une délivrance longtemps attendue. Le baiser qu’ils s’offrirent l’un à l’autre avait un goût d’écume et de tempête et de toujours.

Thaddeus était revenu.

Ils restèrent, immuables, au milieu de la nature qui les entourait de ses grands doigts d’infini, et il y avait, dans leurs deux corps qui ne devenait qu’un seul, absolu et libre, le sublime ordre des choses.


Le soir se coucha sur les aveux de Thaddeus qui parlait enfin.

D’abord, la colère qu’il avait ressentie lorsque Seth lui avait révélé ses desseins, leur formidable bataille. C’était le jour de ses fiançailles et Thaddeus avait d’abord refusé de venir à la fête. Puis il avait décidé qu’il était le seul à pouvoir le faire changer d’avis. Pendant les mois avant le mariage, il avait tout tenté, la rationalité, les menaces, la dénonciation à la police ; mais quels arguments peuvent convaincre un homme qui sait qu’il va mourir ? Quelles compensations terrestres peuvent rivaliser avec l’éternité ?

Thaddeus avait beau persévérer, la détermination de Seth grandissait à mesure que la date approchait. Jusqu’au jour où Thaddeus retrouva sa trace et celle de Jessica à l’aéroport de Manzanillo. Il découvrit alors que son meilleur ami, cet homme qu’il considérait comme son frère, n’hésiterait pas à le tuer s’il s’opposait à cet ultime projet.

Mais Seth comprit ce jour-là que pour Thaddeus aussi, le point de non-retour avait été franchi. En voyant Jessica dans ce lobby d’aéroport, sa lumière fanée et son esprit embué par les barbituriques que son mari avait dû lui donner, il comprit ce que son cœur n’avait pas voulu admettre auparavant. Lui non plus ne pourrait jamais la laisser partir, même s’il devait y laisser sa peau.

À partir de cet instant, il sut que c’était lui ou Seth.

Il ne se doutait pas que ce serait elle qui lui sauverait la vie.

Il réussit à la kidnapper, et une fois son esprit libéré des drogues, elle l’avait écouté.

Leur fuite avait duré une journée et une nuit.

Une journée pour découvrir qu’ils avaient peu de chance de s’en tirer.

Une nuit pour reconnaître qu’ils s’aimaient depuis le premier jour.

Lorsque les hommes de Seth les avaient retrouvés, Sixtine les avait fait courir sur ses traces pour les éloigner de Thaddeus.

La fille qu’il était venue sauver, l’avait sauvé à son tour.

Lorsqu’il était arrivé au Caire, c’était déjà trop tard.

À l’hôpital, le jour de la rencontre avec Gigi, il avait prié pour qu’elle vive. Il s’était agrippé désespérément à l’espoir qu’il pourrait y avoir une fin heureuse pour eux deux. Seth était mort, ils pourraient être ensemble.

Mais l’amnésie avait tout pris.

Il était devenu le témoin impuissant de la quête de Sixtine, qui trouvait une raison de vivre en vengeant la mort de ce mari qu’elle croyait aimer et qu’elle croyait victime, comme elle.

Elle ne se souvenait plus que son cœur battait pour quelqu’un d’autre qui, lui, avait juré de la protéger.

Combien de nuits Thaddeus passa-t-il à vouloir tout lui révéler, pour pouvoir enfin être avec elle ? Pour pouvoir enfin faire vivre cet amour né de l’horreur ?

Il le fit presque le soir d’Halloween, dans l’église de la Madeleine. Mais la promesse qu’il avait faite, cruelle ironie, lui défendait de lui dire la vérité. Il savait qu’elle l’anéantirait plus que le mensonge.

Tuer De Bok pour l’empêcher de la tuer avait été moins douloureux que de garder ce secret.

Le soleil se coucha sur les falaises. Sixtine avait posé des questions, Thaddeus avait répondu, choisissant ses mots, laissant parfois de longues pauses entre ses phrases. Lorsque la nuit tomba, il n’y avait plus que le silence.

Les lèvres de Sixtine sur celles de Thaddeus.

Et le temps perdu qu’ils devaient rattraper.

Ils rentrèrent ensemble et gravirent les marches vers le misérable grenier aux draps blancs. La pièce se transforma ; la présence iridescente de Thaddeus emplissait chaque recoin. Enivrée par le désir qui creusait des tunnels dans son corps, debout devant la lucarne qui donnait sur la mer, Sixtine l’invita, muette, à être plus près d’elle.

Ils avaient attendu, ces amants-là, avant de se découvrir et leurs mouvements étaient fébriles. Quand leurs souffles se mêlèrent à la nuit, l’univers entier trembla de ces vibrations de désir, jusque dans un tunnel sous la pyramide de Gizeh.

Les mains rêches de Thaddeus caressaient la peau pâle et à chaque caresse Sixtine s’abandonnait un peu plus. Elle respirait dans ses baisers son odeur de térébenthine. Ses habits humbles tombèrent sur le sol en béton. Elle était nue, fragile, contre lui. Il passa la main sur son ventre, là où se trouvait le tatouage.

Elle frissonna.

Thaddeus avait tiré un drap devant la lucarne. Il ne restait plus au sol qu’une petite lampe ancienne, qui faisait des halos sur le tapis élimé. Il allongea Sixtine, comme si elle avait été une poupée antique. Alors qu’il se déshabillait et révélait son grand corps mince et musclé, et la cicatrice sur sa cuisse, Sixtine ferma les yeux.

Rien ne se passa, que le délicieux silence du moment présent.

Pas de visions, pas de peurs, juste l’image rêvée du corps nu de Thaddeus et l’anticipation exquise.

Elle sentit la peau de Thaddeus couvrir chaque parcelle de la sienne et ses bras et ses jambes le rapprochèrent d’elle pour que finalement ils ne furent plus qu’un.

Sixtine avait capitulé et son abandon était absolu. Le souffle de son amant s’était mêlé au sien et son corps tout entier aussi, profondément, sans espoir de retour. Comme si son oxygène à lui faisait battre son cœur blessé, comme si ces mouvements réguliers lui donnaient cette vie qui lui avait manqué depuis si longtemps.

Alors que la lune sortait des nuages de tempête, elle s’embrasait dans un éblouissement de vertige et il appelait son nom dans une prière éternelle.

Sixtine.

L’aube surprit Thaddeus. Il n’avait pas dormi. Il avait passé la nuit à observer Sixtine, nue à ses côtés. Il avait caressé ses cheveux pour qu’elle s’endorme. Il avait veillé sur elle, sur sa respiration, sur les mouvements de son sommeil, guettant les cauchemars. Mais elle avait semblé parfaitement en paix. Il ne s’était pas lassé de l’admirer dans la lumière de la lune.

Il l’avait pressenti dès leur première rencontre, mais à présent, il en était convaincu. Sixtine était une créature à part, et il n’avait jamais aimé personne autant qu’elle.

Mais ce n’était pas l’amour qui l’avait tenu éveillé toute la nuit.

C’était ce qu’il n’avait pas dit.

Et à mesure que la lune traversait le ciel, son secret grandissait.

Yohannes De Bok était bien mort.

Mais Oxan Aslanian était bien vivant.

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