Chapitre 92
Chemins Contraires

Depuis la fenêtre du taxi qui le menait à l’aéroport, Max regardait passer le Caire.
La ville, jadis empreinte de ces pyramides qui avaient illuminé de leur mystère ses jeunes années, ne comportait plus qu’une image : le visage de Sixtine.
Quelques nuits plus tôt, il était assis à côté d’elle, électrifié par son regard vert, par sa peau toujours si proche de la sienne mais jamais contre elle, par le simple fait de sa présence. Il s’était défendu de prendre, de demander, d’offrir, car il s’était convaincu de sa fragilité. Il la quittait pourtant avec la sensation qu’elle était plus forte que tous les autres.
Comme elle lui manquait, déjà.
Il ne pouvait s’empêcher de penser que tout ce qu’il avait fait avait été vain ; Sixtine avait déjà tout découvert, ou presque. Il n’avait pas pu sauver Nasser, et causé la mort de Naya. Il avait compris le mécanisme de fermeture de la chambre X. La belle affaire ! Qui avait besoin de ses théories mécaniques ?
Et les noms... ils étaient tous morts, de toute façon, victimes et assassins.
Lui qui s’était rêvé héros, tout ce qu’il avait laissé dans son sillage égyptien n’était que deuil, destruction et insignifiance.
Et Florence ? Florence, il mettait tous ses efforts à ne pas y penser. Tout était si compliqué.
Arrivé à l’aéroport, sa jambe lui faisait horriblement mal. Il poussa son chariot à travers le hall du check in, en boitant.
Tout à coup, un homme le bouscula sans s’excuser. La douleur dans sa jambe reprit de plus belle, et Max se retourna pour affronter le responsable. Mais une jeune femme s’interposa et s’excusa à la place de son compagnon.
Max accepta les excuses, nota la beauté de la demoiselle, la goujaterie du vieillard, visiblement riche, et le couple étrange qu’ils formaient.
Arrivé au comptoir d’enregistrement, il avait déjà oublié l’incident et se concentrait sur son billet d’embarquement pour l’Allemagne. Mais il fut bientôt distrait : au comptoir d’à côté, un homme s’était mis à crier sur une hôtesse dans un anglais techniquement correct, mais handicapé d’un lourd accent français.
C’était le vieillard malpoli.
À dix mètres à la ronde, tout le monde regardait ce grand homme dégingandé et la jeune femme embarrassée qui se cachait derrière trois chariots chargés de malles monogrammées Louis Vuitton.
Il exigeait un billet aller simple en première classe sur le prochain vol pour Da Nang au Vietnam. Il vitupérait que c’était leur faute, et de cette stupide révolution, si l’aéroport local ne fonctionnait plus et que son jet privé n’avait pas pu décoller. Ça ne l’étonnait pas que l’Égypte soit dans la misère parce que c’était un pays de fainéants et d’incapables, etc..
L’hôtesse lui expliquait patiemment qu’il n’y avait pas de vol direct pour Da Nang, mais qu’il fallait passer par Hanoi. Le vieux haussa le ton d’un cran supplémentaire.
Max sourit à l’hôtesse qui s’occupait de son vol.
— Quel goujat.
— Oh, ce n’est rien, ça. Si vous saviez ce qu’on entend. Les gens riches comme lui pensent qu’ils peuvent tout acheter. Vous préférez un siège couloir ou fenêtre ?
Max continua sa réservation, tentant d’ignorer le spectacle déplorable qui se jouait à côté de lui, mais il ne pouvait s’empêcher d’écouter. Un manager était venu à la rescousse de l’hôtesse et tentait d’apaiser le vieux qui exigeait de partir immédiatement pour le Vietnam. Soudain, Max entendit un mot qui glaça tous les atomes de son corps.
— Alfred-Jean de Stehl. Si vous ne trouvez pas un vol direct, vous allez entendre parler le moi, je vous le promets. Vous et votre compagnie minable...
Max se retourna lentement, un onde brûlante parcourant tout son corps.
Le vieux cria alors :
— Livia ! Livia chérie, donne-moi la petite valise, là.
Livia, pensa Max. Son esprit répétait le nom cent fois, comme si à chaque fois il était nouveau. Les mains tremblantes, il essaya de retrouver son smartphone dans sa poche, et comme s’il était enfiévré, fit défiler les noms sur la plaque de granit.
Alfred-Jean De Stehl - Livia Minore 201
Il déglutit et les observa, le cœur battant dans ses tempes.
La jeune femme tendit la petite valise à son vieux compagnon et il en sortit une liasse de billet qu’il tapa à grand bruit sur le comptoir.
L’hôtesse ne quittait pas son écran des yeux. Elle trouva un vol direct pour Hanoi qui partait dans l’heure et sur lequel il restait encore de la place en business. Le vieux grommela qu’il prenait les places mais qu’il se plaindrait à la compagnie. Il ne cessait de répéter son nom. Alfred-Jean de Stehl.
À ces mots, Max ordonna à la demoiselle en face de lui :
— Attendez. S’il vous plaît.
Les mains de Max étaient devenues moites et son esprit fonctionnait à cent à l’heure. Leurs noms sur la plaque de granit : ce n’étaient pas des victimes enterrées dans les chambres X mais des victimes à venir !
Que faisaient-ils ici ?
Max se rappela Naya, l’effondrement progressif, Florence, la transmission de la vidéo de la BBC, le chaos autour de la pyramide.
Plus personne ne serait enterré là-bas.
Alfred-Jean de Stehl avait-il dû changer ses plans à cause d’eux ?
Mais alors pourquoi allaient-ils au Vietnam ?
Livia était-elle la prochaine Sixtine ?
Max, des gouttes de sueur perlant sur son front, observa la jeune femme. Elle était très belle, parée de bijoux précieux, perchée sur des hauts talons. Ses longs cheveux noirs descendaient sur ses hanches qu’une robe d’été blanche en dentelle moulait. Elle paraissait embarrassée du comportement de son compagnon ; et pourtant, elle était accrochée à son bras. Elle semblait encore plus jeune que Sixtine. Avait-elle au moins vingt ans ?
Max ne put s’empêcher de revoir Sixtine, nue et presque morte dans son moniteur à infrarouge, dans la chambre X.
Une dame derrière Max, grommela qu’elle avait un avion à prendre.
— Monsieur Hausmann... dit gentiment l’hôtesse. Dois-je finaliser la réservation ?
Max bafouilla une réponse incompréhensible, il passa sa main sur son front, ferma les yeux, inspira profondément et dit :
— Non. Y a-t-il encore de la place sur le vol pour Hanoi dans une heure ?
— En business uniquement.
Max fouilla dans sa petite sacoche et sortit plusieurs cartes de crédit qu’il étala sur le comptoir avec des doigts tremblants.
Cette fois-ci, il allait faire une différence.
Il allait sauver quelqu’un.