Chapitre 93

Le Voile Se Lève

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La lumière de l’aube est si douce, pensa Sixtine. C’est une belle journée pour mourir.

Le ciel rose et bleu avait peint l’océan d’un mauve argenté. Les vagues tranquilles caressaient les falaises en rythme, ajoutant chaque fois des touches d’écume aux roches noires. Jamais les mêmes, pourtant toujours les mêmes. Qu’importaient les drames qui se jouaient chez les hommes, les vagues viendraient aux falaises. Ce soir, la nuit éteindrait ce tableau resplendissant de clarté.

Ce soir, Gigi sera morte.

Sixtine s’éloigna de la fenêtre pour retourner au chevet de sa grand-tante. Lorsque le voilage brodé recouvrit la mer, la chambre devint imperceptiblement plus sombre. La vieille dame dormait la bouche ouverte, le contour de ses yeux creusé. L’imposante tête de lit en bois la rapetissait tant qu’on aurait pu oublier qu’elle était là. Sa tête était engoncée dans un oreiller trop moelleux. Le drap élimé cachait son menton et le lourd duvet de plume effaçait sa silhouette.

Pourtant, Sixtine voyait sa présence plus clairement que jamais.

Un voile gris enveloppait tout son être, comme un linceul d’éther.

Il avait fallu trois morts pour que Sixtine comprenne. Elle pouvait voir ce qui restait invisible aux autres. Trois heures plus tôt, l’arrivée de Han et Gigi l’avait tirée de son sommeil et des bras de Thaddeus. Ils étaient rentrés plus tôt que prévu, Gigi se plaignant d’une douleur au bras.

Je dois retourner chez moi, avait-elle répété. 

Dans la lumière blafarde de la cuisine, Sixtine avait vu le voile gris autour de sa grand-tante. Son cœur s’était emballé, sa tête aussi. Elle avait ordonné à Han de partir immédiatement pour l’hôpital. Mais Gigi avait posé une main sur son bras.

— Je veux juste mon lit, ma chérie, avait-elle dit, essoufflée, s’efforçant de sourire. Tout ça, ça m’a fatigué. Sais-tu que c’est le lit dans lequel je suis née?

Puis son sourire s’était évanoui. Ce qui se lisait sur son visage d’aveugle effaçait toutes les explications, toutes les excuses, toutes les illusions.

Gigi savait qu’elle allait mourir.

Un oiseau avait amené l’aube; son chant s’était mêlé au murmure des vagues. Le voile gris était toujours là, à peine perturbé par le souffle de la vieille dame. Sixtine n’avait pas trouvé le courage de quitter la chambre. Des pas provenant du grenier résonnaient dans le plafond bas. Sans doute Thaddeus venait-il de se lever.

Thaddeus.

Une vague brûlante parcourut le ventre de Sixtine, avant de devenir glacée. Allait-il partir? Elle traversa la chambre à pas feutrés. Il était urgent de lui expliquer la situation, et de s’assurer de sa présence à ses côtés. Ils avaient encore tant de choses à se dire.

La main de Sixtine était déjà posée sur le bouton de la porte lorsqu’elle jeta un coup d’œil vers le lit. Sa grand-tante avait les yeux ouverts et fixait la fenêtre. Elle semblait regarder l’océan. C’était impossible, bien sûr. Elle avait perdu la vue sept décennies plus tôt, à la Libération, après la guerre. Le jour où elle avait été le témoin de l’orgie de vengeance à laquelle ses frères tant aimés avaient participé. Sixtine se précipita à son chevet.

— Gigi? Oh ma Gigi, comment te sens-tu?

Les yeux aveugles de la vieille dame étaient toujours résolument tournés vers la fenêtre. Ses paupières bougeaient lentement, et sa bouche tentait des paroles, en vain.

Sixtine caressa sa joue, et lui murmura :

— Ne te fatigue pas. As-tu froid? Veux-tu que Han…

— Ta mère… interrompit Gigi dans un murmure.

Sixtine sentit son cœur battre dans ses tempes et sa gorge se tapisser de froid.

— … elle est partie trop tôt.

— Oui, dit Sixtine.

Les larmes étaient montées si vite qu’elles lui avaient coupé le souffle.

— Mais c’était là où elle voulait être, continua Gigi.

Le silence étrangla sa voix, paralysa celle de Sixtine. Puis la vieille femme, lentement, posa son regard dans celui de sa nièce.

— Elle voulait être avec toi, Sixtine.

— Oui, je sais. Je n’ai jamais douté qu’elle m’aimait, tu sais… C’était une maladie. Elle n’a jamais voulu m’abandonner.

Mais Gigi sembla ne pas comprendre, elle fronça les sourcils.

— Elle est tout près, l’as-tu vue?

Soudain Sixtine fut prise d’un vertige : Gigi pouvait la voir! Elle en était sûre! Elle se rapprocha encore du visage fripé, leva les draps pour saisir sa main et la pressa sur son propre visage.

— Peux-tu me voir? Dis-moi que tu peux me voir!

Quelque chose se passa au fond des yeux aveugles. Ce n’était pas un éclat, mais plutôt une présence plus vive qui agrandissait son regard. Comme une porte qui s’ouvrait, et laissait entrer une communion nouvelle entre elles.

— Tu es belle, tu lui ressembles tant! murmura enfin Gigi, émerveillée, dans un sourire tremblant.

Sixtine pressa un baiser sur son front, qu’elle baigna de larmes.

— Regarde, Gigi, la mer. Tu as vu comme c’est beau?

Elle essaya de lever sa tête, mais il n’y avait plus aucune force dans le vieux corps. La vie leur faisait un dernier cadeau, mais il était temps de se dire adieu.

— Le monde d’après, ma Jessica, il ne faut pas le craindre. Ta maman n’en avait pas peur. Et moi non plus, maintenant. C’est juste un pas de plus. Je ne vais pas loin, c’est tout près. Sais-tu que c’est le lit dans lequel je suis née?

— Oui, tu me l’as dit.

— Laisse-moi retourner chez moi.

L’esprit de Sixtine avait déjà compris, mais il fallut un instant à sa conscience pour l’accepter. Gigi rentrait chez elle, là d’où elle venait. Avant sa naissance. Le visage de la vieille femme sembla gagner en clarté. Ou était-ce le voile gris qui se dissipait? Sixtine essaya d’étouffer un sanglot, en vain. Le petit cri aigu comme un chant d’oiseau coupa le silence. Dans un effort considérable, Gigi murmura :

— Ta mère gardait des secrets. Je l’ai compris dès que tu es revenue de la pyramide. Le secret est dans ton nom, Sixtine…

Un rayon illumina soudain un coin de la chambre, colorant les oiseaux du papier peint d’un filtre orangé. Sixtine resta immobile près du lit. Il n’y avait plus de voile, plus de souffle.

Plus d’espoir, non plus.

Elle demeura là, sans bouger. Les larmes séchaient, laissant du sel sur sa peau pâle. Le soleil émergea de l’océan, irradiant l’horizon. Et enfin la lumière, orange comme le sable d’Égypte, vint caresser le visage de Gigi.

Alors Sixtine passa une main sur ses yeux et ferma ses paupières.

* * *

Sixtine erra dans le silence de la maison, puis descendit dans la cuisine.

Tout semblait endormi.

Pourtant, tout palpitait encore de vie. Les choses étaient en suspens, attendant la fin de la trêve. La théière toujours chaude. Des cheveux gris emmêlés dans une brosse. Un livre en braille ouvert. Un tapis oublié sur le fil, dansant dans la brise. Pourtant, la vie continuerait, sans Gigi.

Sixtine ne put rester à l’intérieur, tant le vide que sa grand-tante laissait était présent. Elle enfila un vieux gilet et sortit par l’arrière, du côté des dunes. C’était là qu’elle courait, enfant. Elle y passait des après-midis entiers, imaginant des mondes, des batailles et des romances. C’était le paysage des jours simples.

Sixtine emplit ses poumons du parfum de sable mouillé et de mousse et s’enfonça, nostalgique, dans la dune.

Un cri d’enfant la fit se retourner.

Une petite fille d’environ cinq ans jouait à sauter par-dessus les graminées, parlait toute seule, s’arrêtait pour arracher un bout de mousse et en extraire les petits insectes. Heureuse. Sixtine lui sourit, mais l’enfant ne la regardait pas.

La petite disparut. Sixtine se retourna pour la chercher. Elle la retrouva face à la maison. La fillette, hilare, courait vers ses parents.

Sixtine et Thaddeus.

Sixtine resta immobile, face à ces spectres lointains qui irradiaient de bonheur. Son souffle s’était arrêté, de peur, sans doute, de faire disparaître cette vision si douce. Ils étaient là, tous les trois, dans ce décor simple et sublime. Loin des fortunes, loin des pyramides, loin de la postérité et de l’obscurité. Là où tout avait commencé. Ensemble, en ce beau matin ordinaire.

Le rire de la petite résonnait encore lorsqu’ils disparurent dans le vent.

Sixtine attendit leur retour. En vain.

Comme Gigi, elle voyait enfin.

Et à présent, elle savait ce que son cœur désirait le plus au monde.

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