Chapitre 98

Rouge

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C’était le moment où jamais.

Livia était là, à moins de deux mètres de Max, dans son bikini rouge. Il avait fait sept mille kilomètres pour elle, et attendu trois jours pour la trouver seule. Maintenant, elle était à sa merci.

Mais Max était incapable d’articuler quoi que ce soit.

Il était parti sur un coup de tête, après avoir entendu le nom de Livia et celui de son mari, Alfred-Jean de Stehl, à l’aéroport. Les mêmes noms que sur la plaque de granit trouvée dans la pyramide. Elle était belle, elle était jeune, elle devait être orpheline. Son mari avait presque soixante ans de plus qu’elle, et était si riche qu’il aurait dû voyager en avion privé. Mais les vicissitudes de la révolution égyptienne l’avaient forcé à prendre un vol charter pour le Vietnam. Cet imprévu les avait mis sur le chemin de Max. Ce dernier s’était senti tellement impuissant après la rencontre avec Sixtine qu’il avait dépensé la moitié de ses économies pour les suivre jusque dans cet hôtel luxueux, au beau milieu de l’Asie.

Sa décision avait été prise sur le champ : il allait la sauver.

Max avait fait des recherches sur internet et interrogé le concierge de l’hôtel pour essayer de deviner leur destination finale. De Stehl avait dû vouloir se faire enterrer dans les pyramides, comme Seth Pryce; mais le chaos à Giza avait dû les forcer à changer leurs plans funéraires. Mais pourquoi le Vietnam?

Le pays ne manquait pas de tombes impériales, mais toutes se trouvaient plus proches de Hô Chi Minh City ou de Hanoi que de Dong Hoi, la ville où ils se trouvaient. Dong Hoi était profondément ordinaire. Il y avait bien une église en ruines, mais elle manquait sérieusement de mystique; seules les traces de balles datant de la guerre du Vietnam la destinaient à la postérité. Seth Pryce avait voulu s’approprier la majesté de la pyramide de Khéops, Vivant Mornay la postérité de la Grèce Antique. Alfred-Jean de Stehl n’allait pas se contenter d’une église de campagne. Il lui fallait quelque chose d’époustouflant.

Comme par exemple la cité impériale de Hué, à trois heures de route de Dong Hoi.

Hué, située sur la rive de la Rivière des Parfums et bénéficiant d’un accès direct à la mer, avait été la capitale du Vietnam à l’époque de la dynastie Nguyen. Elle était aussi un centre spirituel et religieux — tout comme les pyramides, avait pensé Max. Mais plus que son histoire, c’étaient les symboles associés qui attirèrent son attention. On appelait les collines autour de Hué «dragon bleu» et «tigre blanc», et les légendes voulaient qu’elles protègent la cité impériale des esprits malveillants. Les monuments eux-mêmes avaient été alignés conformément à une cosmologie complexe.

Quelques heures seulement après son arrivée au Vietnam, Max s’était convaincu qu’Alfred-Jean de Stehl avait choisi la cité impériale de Hué comme destination finale pour lui et sa jeune épouse. Trois jours plus tard cependant, il n’en était plus du tout certain. Il était au bord de la piscine dans le même hôtel que les de Stehl, un roman de gare à la main, essayant de rassembler son courage pour engager la conversation avec Livia. Elle était allongée sur un bain de soleil. Ses longs et épais cheveux bruns tombaient sur ses épaules. Un chapeau de paille ample protégeait son visage du soleil de début d’après-midi. L’eau turquoise scintillait presque autant que l’énorme diamant à son doigt. Ses jambes bronzées étaient pliées, les ongles de ses orteils peints en vert fluo. Le bikini rouge avait offert à Max l’occasion de scruter chaque parcelle de sa peau. Une longue cicatrice blanche s’affichait sur son épaule droite. Mais aucune trace d’un tatouage en croix.

Max sentait les minutes filer, et sa détermination se dérober.

Comment expliquer à une fille qui se délasse pendant ses vacances que son mari est peut-être membre d’une société secrète et qu’il va peut-être la tuer pour pouvoir l’emmener avec lui dans la tombe?

De plus, de quelles preuves disposait-il pour avancer ces accusations insensées? S’il accostait Livia pour lui servir cette histoire, Max aurait l’air d’un psychopathe bien plus qu’Alfred-Jean, l’époux octogénaire. Le vieil homme avait un caractère particulièrement grincheux au moment des repas, et un net penchant pour le vin rouge; à part cela, il n’avait pas l’air d’être capable de faire mal à une mouche. Après les avoir surveillés pendant trois jours entiers, Max n’était plus du tout sûr de son accusation non plus. Et si la plaque de granit signifiait autre chose?

Le fait qu’ils étaient là, bien vivants, au Vietnam plutôt qu’en Égypte, n’était-ce pas la preuve que Max avait eu tort? Ou peut-être Alfred-Jean avait-il changé d’avis?

Max, des Ray Bans sur le nez, l’épais roman cachant son visage, se tortilla sur son bain de soleil. Il se mordit la lèvre. Il avait juste à lever ses lunettes, tourner la tête vers elle et parler, et le contact serait établi. Ce qu’il fit, mais au moment d’ouvrir la bouche, son élan fut interrompu par la sonnerie d’un téléphone portable. Livia décrocha immédiatement, et Max tendit l’oreille.

— Oui, alors quelles nouvelles? Il va mieux? D’accord. Mais a-t-il mangé au moins, ce matin? Ah, Dieu soit loué. Vous retournez à la clinique quand? OK. Vous m’appelez quand il est sorti, d’accord?

Mon Dieu, pensa Max. Elle doit avoir un fils. S’il avait besoin d’une raison pour sauver Livia, c’était celle-ci.

— Je dois partir cet après-midi pour trois jours, continua Livia. Je ne sais pas si j’aurai du réseau, mais j’essaierai. Un spa, vous savez, le genre détox, ça me fera du bien. Le stress du mariage...

Le cœur de Max se mit à battre encore plus fort. Ils devaient partir? Ce n’était pas prévu. Mentalement, il passa ses affaires en revue. S’il fallait les suivre, il pouvait être prêt en dix minutes. Mais s’il ne saisissait pas l’occasion de lui parler maintenant, ce serait trop tard. Il regarda sa montre. 14 h 34.

— Quoi qu’il arrive, j’arriverai bien à trouver un téléphone pour prendre de ses nouvelles. Et puis je serai de retour ici à la fin de la semaine. Merci beaucoup, je vous suis tellement reconnaissante, Laura. Moi aussi, il me manque tant. Mais nous serons de retour à Londres dans deux petites semaines, ça sera vite passé. Au revoir, Laura, et merci encore de veiller sur lui.

Elle raccrocha si vite que Max n’eut pas le temps de baisser son regard, et il accrocha celui de Livia. Contre toute attente, elle lui sourit.

— Mon chat est malade.

— Pardon? bégaya Max.

— Mon chat, dit Livia doucement. Je l’ai laissé tout seul pour notre lune de miel, et il est tombé malade. Je m’en mords les doigts. Je crois qu’il ne supporte pas mon absence.

— Je vous comprends, dit Max, soulagé d’entendre qu’il n’était pas question d’un fils. J’habite à Londres aussi, mon appartement est trop petit, je n’ai pas pu prendre mon chien avec moi. Mais dès que je retourne en Allemagne, je le retrouve et... disons que c’est difficile de rentrer à Londres tout seul. C’est un labrador.

Silence. 14 h 36.

— Votre chat, il s’appelle comment? demanda Max.

— Silver. Et votre chien?

— Domino.

— C’est mignon.

Elle sourit et retourna à son téléphone portable; c’était le signal que la conversation était terminée. Max déglutit. Il fallait enchaîner.

— Excusez-moi, je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter, vous partez en spa cet après-midi? Je cherche justement une bonne adresse.

— Oh, je ne sais pas, c’est mon mari qui a réservé.

Impasse, se dit Max. Mais contre toute attente, Livia le regarda, pencha la tête et lui dit :

— Il est bien, votre livre?

Max l’observa, comme s’il découvrait sa couverture pour la première fois.

— Euh, oui, il est très bien. Beaucoup de suspense.

— Ah bon, dit Livia, les yeux pétillants. Il n’avait pas l’air. Puisque vous lisez toujours la même page depuis trois jours.

Il ouvrit la bouche, puis la referma. Livia soutint son regard. Il sentit ses joues s’enflammer. Elle ne flirtait pas, mais c’était le regard d’une fille qui sait qu’elle est ravissante. Max déglutit.

— Vous êtes Livia Minore, n’est-ce pas?

— Oui, comment le savez-vous?

Son ton était nettement plus froid.

— Je m’appelle Max Hausmann. Avez-vous déjà entendu parler d’une fille nommée Jessica Pryce?

Le visage de Livia resta de marbre pendant quelques instants; soudain, elle mit la main sur sa bouche.

— Oh oui, mon Dieu, c’est la fille de la pyramide.

— J’étais dans la pyramide lorsqu’on l’a retrouvée.

— Vous?

— Je faisais des relevés archéologiques. J’étais aussi avec une équipe de télévision.

— J’ai vu les images, commença Livia.

— Livia!

Livia tourna la tête en même temps que Max. C’était Alfred-Jean. Il se tenait dans le lobby, portait un short beige avec des chaussettes montantes, un polo blanc et un air énervé. Il agita un journal dans un geste qui signifiait qu’il la voulait à ses côtés.

— Oui, darling, j’arrive! cria Livia.

Sa réponse sembla le satisfaire, car il leur tourna le dos pour s’adresser à un des employés de l’hôtel. Livia se leva de son bain de soleil et enfila son peignoir de bain.

— C’est horrible, ce qui se passe en Égypte. Je suis bien contente d’être venue ici plutôt. Max, ravie de vous avoir rencontré. À bientôt...

Mais Max se redressa et saisit son bras, si bien que les longs cheveux de Livia frôlèrent son poignet. Tout en vérifiant que son mari avait toujours le dos tourné, il murmura :

— Livia, écoutez-moi. J’ai fait sept mille kilomètres pour vous parler. On a retrouvé votre nom dans la pyramide. À côté de celui de Jessica Pryce. Vous êtes en danger.

— Mais c’est pour cela qu’on est venus ici, répondit Livia après une pause.

Ses lèvres tremblaient, et elle tentait de délivrer son bras de l’étreinte de Max.

— C’était trop dangereux au Caire, avec la révolution.

— Vous ne comprenez pas. Livia, Jessica vous ressemblait, elle aussi était en voyages de noces. Et elle aussi venait de se marier avec un homme riche, et âgé.

Livia le dévisagea pendant plusieurs secondes. Max lut sur ses traits l’incrédulité et la peur. Puis, assombrissant ses yeux bleus, la colère.

— Lâchez-moi ou je crie, murmura-t-elle.

Max relâcha ses doigts immédiatement. Elle tourna les talons et prit en hâte ses affaires sur le bain de soleil. Elle releva ses cheveux pour les attacher et révéla sa nuque.

Et le petit tatouage en croix.

Quelque chose se mit en branle à l’intérieur de Max. Il n’avait plus le temps de penser. Il devait agir.

Il vit alors qu’Alfred-Jean faisait signe à Livia de se presser, pointant du doigt sa Rolex. Elle trotta vers lui puis disparut dans le lobby. Le portier avec lequel Alfred avait parlé emmenait déjà des bagages dans une BMW.

Max remarqua un taxi blanc et vert garé dans la rue, juste au-delà du portail orné de l’hôtel. La voiture n’était pas de la première fraîcheur; le chauffeur attendait le client. Max traversa le lobby et se pressa vers le taxi, tirant son portefeuille de sa poche de jean et priant pour qu’il parle l’anglais. Dix minutes plus tard, Max réglait sa note d’hôtel. D’un œil, il observait Alfred-Jean qui gesticulait à l’adresse de son chauffeur, qui lui-même criait sur le chauffeur de taxi bloquant la sortie.

Quelques minutes plus tard, la BMW sortait de l’hôtel. Et la même voiture blanche et verte la suivait vers une destination inconnue.

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