Chapitre 100
Bian

Le taxi vert et blanc suivit une route nationale à travers les rizières pendant près d’une heure. Max calcula que le trafic étant constant et plutôt dense, et le réseau routier limité dans la région : Alfred-Jean et Livia n’avaient aucune raison de soupçonner qu’on les suivait.
C’est seulement lorsque la BMW tourna dans une route de campagne que le chauffeur de taxi demanda à Max s’il voulait continuer.
— Qu’est-ce qu’il y a à voir de ce côté-là ? demanda Max.
— Le Parc National de Xhuao.
— Y a-t-il un spa ?
— Un quoi ?
— Un spa, ou une thalasso, avec des massages. Ou un hôtel de luxe.
Le taxi éclata de rire.
— Non, c’est pas le genre du coin.
— Combien d’hôtels ?
— Juste deux. C’est un petit village.
— Et après ?
— Après ? Rien. Personne ne prend cette route sauf pour aller au Parc National. S’ils veulent aller ailleurs, ils devront faire demi-tour.
— Alors on attend.
Mais au bout d’un quart d’heure, la BMW n’avait pas réapparu. La voiture blanche et verte prit la route vers le village.
Le soleil rougissant se couchait au-dessus de l’entremêlement des feuilles de palmier et des fils électriques. Des nuages roulaient, menaçants, derrière le clocher d’une église catholique et les cheminées bleues d’une usine fumante. Le trottoir devant le premier hôtel était encombré de vaches ; l’une d’elles lampait l’eau d’une flaque dans la route défoncée.
Qu’est-ce qu’Alfred-Jean et Livia pouvaient bien fabriquer ici ?
Le chauffeur de taxi accompagna Max dans le deuxième hôtel, un peu moins délabré que le premier. La peinture de la bâtisse était usée, le battant du portail en fer forgé coincé par un poteau téléphonique qui penchait sur le toit, mais l’intérieur vieillot apparaissait propre.
— Un couple d’Anglais est descendu chez vous ? demanda Max.
Devant la mine interdite de l’homme derrière le comptoir de la réception, Max glissa un billet sur le comptoir.
— Non, personne, dit le réceptionniste en empochant l’argent.
— Okay, donnez-moi une chambre, soupira Max. On peut boire un verre chez vous ?
Le réceptionniste secoua à nouveau la tête et le chauffeur fit signe à Max de le suivre. Ils marchèrent jusqu’à une basse-cour où couraient quelques poules et un chien mal en point ; derrière se trouvait un bar au toit de palme. Des cages à oiseaux pendaient des poutres extérieures. À côté de la porte, un homme torse nu ronflait, allongé de façon précaire sur une mobylette bleue, ses sandales rangées soigneusement entre les deux roues.
Le chauffeur regarda le ciel.
— Il va pleuvoir.
Il sourit de toutes ses dents.
Max avait à peine fait un pas dans le bar que deux jeunes femmes aux socquettes blanches, décolleté plongeant et sourcils dessinés au crayon se levèrent pour l’accueillir. Le chauffeur sourit à nouveau, mais Max lui fit comprendre qu’il ne voulait qu’une bière. Son compagnon adressa quelques mots aux demoiselles ; elles s’installèrent à la table d’à côté, et ne lâchèrent pas le jeune Allemand des yeux.
Le chauffeur s’appelait Harry. Il n’avait pas beaucoup parlé pendant le trajet, mais la Saigon Export que lui commanda Max le mit à l’aise. Il défit sa cravate verte qu’il fourra dans sa poche, ouvrit sa chemise blanche et but au goulot.
— Donc les attractions pour touristes, ici, c’est quoi… un chien à trois pattes et un mec qui dort sur sa mobylette ? demanda Max.
Harry ricana.
— Non. C’est les femmes.
Les deux hôtesses continuaient à caqueter en jetant des coups d’œil vers eux.
Max n’eut même pas l’énergie pour rire de la mauvaise blague.
— Le parc national est très joli, dit Harry. Enfin, si on aime les parcs nationaux. Mais c’est la mauvaise saison.
— C’est une habitude chez moi, la mauvaise saison, soupira Max. Qu’est-ce qu’il y a à voir dans ce parc national ?
— Pas grand-chose. Une fois, un Américain a acheté un bout de terrain ici, il avait dit qu’il en ferait un musée, c’était dans les journaux. Et puis on n’en a plus entendu parler, ni du musée, ni de l’Américain. C’était il y a plusieurs années.
La pluie se mit à tomber d’un coup. L’eau battante contre le toit de palme et la tôle ondulée de la basse-cour noyait la musique pop sortant des enceintes derrière le bar.
— Mais pourquoi un Américain viendrait-il jusqu’ici pour acheter un bout de terrain ? demanda Max.
— Y a une belle vue, d’après ce que j’ai entendu. Mais je suis pas d’ici.
Max allait porter la bouteille à sa bouche lorsqu’il sursauta : un cri venait de traverser le bar. Puis deux, lourds de colère.
Les jeunes femmes à côté d’eux s’étaient mises à protester contre quelqu’un qui venait d’entrer.
Max ne distingua d’abord qu’une silhouette trapue et des cheveux longs dégoulinants de pluie sortant d’une capuche. La capuche tomba, et il découvrit le visage rond d’une fille d’à peine vingt ans, aux joues marquées par l’acné. Une des hôtesses continuait à l’invectiver, alors que sa compagne essayait de la retenir. La fille à la capuche, la tête baissée, les ignora et alla s’asseoir au bout de la salle.
Harry trouvait le spectacle divertissant. Les deux femmes parlaient maintenant à voix basse, mais des regards noirs fusaient encore vers le fond de la salle.
— C’est quoi, le problème ? demanda Max.
— Oh, les deux, là, elles traitent l’autre de menteuse et de traître. Apparemment, elle leur vole des clients, dit Harry, avec un haussement de sourcils.
Max scruta la jeune fille au fond du bar. Elle était habillée comme un garçon, ne portait aucun maquillage.
— Si c’est vrai, elle cache bien son jeu.
— C’est ce que les deux autres disent, qu’elle joue les vierges, mais qu’elle se frotte aux riches.
Max plissa ses yeux.
— Quels riches ?
— Je pense qu’elles savent des choses qui t’intéresseraient, dit Harry, l’air satisfait.
Il tapa sur le comptoir et le barman décapsula deux autres bières. Puis il avança sa chaise plus près des deux femmes et commença la conversation, lançant parfois des regards furtifs à leurs décolletés. Elles parlaient vite, donnant parfois des coups de menton en direction de la fille à capuche.
Lorsque l’une d’elles lui envoya un regard appuyé, Max détourna la tête et concentra son attention sur le vaisselier noir décoré de chinoiseries qui servait d’étagère à bouteilles. Un papillon de nuit vint se poser sur un lampion rouge à côté du miroir au centre du meuble.
Il la vit alors, dans le reflet. La fille à la capuche.
Elle était de dos. Mais de temps en temps, elle jetait des regards aux femmes, par-dessus son épaule. Elle enleva son sweat mouillé, l’étala sur la table. Elle portait un t-shirt informe et un pantalon de jogging. Il n’y avait aucune féminité dans ses vêtements. Mais Max ne put s’empêcher de noter un détail.
Ses biceps.
Cette fille était si musclée que le tracé de ses bras ressemblait à celui d’un homme.
Aucune des femmes croisées dans les campagnes asiatiques n’était sculptée de cette façon. Elle n’avait pas non plus le look d’une citadine branchée et fan de fitness. Elle était du coin, il l’aurait parié.
Max fronça les sourcils, mais baissa les yeux rapidement : la fille à capuche venait d’accrocher son regard, dans le reflet. Il fixa le papillon de nuit sans le voir. Puis Harry revint vers lui, lui tapa dans le dos.
— Elles sont très gentilles, ces filles. Très gentilles, hein, tu ne trouves pas ?
— Si, si, mentit Max. Alors, c’est quoi l’histoire ?
Harry mit son bras autour de son épaule.
— L’histoire c’est que je leur ai dit que peut-être tu serais intéressé, avec elles…
Max leva les yeux au ciel.
— Pas du tout, je veux juste savoir…
— Oui, je sais, mais elles peuvent te le dire. Il faut juste que tu promettes de ne pas aller avec l’autre.
— Qui, l’autre ?
Harry montra d’un coup de tête la fille à la capuche.
— Dis-leur que je ne passerai la nuit avec personne, mais que si je le devais, ce serait avec elles car elles sont les plus belles du royaume. Bon. Maintenant, qu’est-ce qu’elles peuvent me dire sur les riches qui sont venus ici ?
— C’est un Américain qui est venu, avec un autre, il y a quelques semaines, et il a demandé Bian… Bian, c’est son nom, à l’autre. Et tu vois, ici, c’est le territoire de Cherry et Kendall. Cherry et Kendall. C’est des jolis noms, hein ?
Max doutait fort que ce fût leurs noms, mais se contenta d’acquiescer.
— Et quand l’Américain est parti, continua Harry, Bian a acheté trois nouvelles vaches pour sa grand-mère.
Il leva l’index de sa main qui tenait sa bière.
— Et en plus, ce n’est pas la première fois. La grand-mère a acheté d’autres vaches et un nouveau smartphone il y a deux mois aussi, juste après le départ d’Européens qui sont venus en Mercedes.
— Mais enfin, ils vont où, ces Américains, ces Européens ? s’exclama Max. Il n’y a rien à faire, dans ce bled.
— Eh bien c’est pour ça qu’elles sont en colère ! Elles disent que la grand-mère, elle a monté une maison de plaisir. À côté des grottes.
Harry avait tapé sur la table, comme si tout coulait de source.
Max leva un sourcil, puis se mordit les lèvres pour ne pas rire. Harry, lui, ne riait pas.
— Bon, mais enfin, t’es intéressé ? demanda-t-il. Elles sont vraiment très gentilles.
— Tu sais quoi ? dit Max en saisissant son portefeuille. La route a été longue. Moi, je suis fatigué, mais toi tu le mérites. Tu as raison, elles ont vraiment l’air très gentilles.
Les yeux d’Harry s’arrondirent lorsqu’il vit les billets que Max plaça dans sa main.
— C’est assez pour une, dit-il sur un ton mielleux. Mais… on ne veut pas vexer l’autre.
Max lui tendit un autre billet et se pencha vers lui.
— Tant que tu les emmènes loin de Bian, okay ?
Les billets de Max rejoignirent la cravate verte dans la poche d’Harry. Le chauffeur sourit de toutes ses dents et lui tendit la main.
— Ravi d’avoir fait ta connaissance, euh…
— John, mentit Max.
— John. Si tu veux rentrer, tu m’appelles.
Il posa sur le comptoir une vieille carte de visite écornée griffonnée de stylo bille. Avant que Max n’ait pu relever la tête, les deux hôtesses et Harry avaient disparu.
Max se leva et la douleur dans sa jambe lui fit serrer ses doigts autour de sa Saigon Export. S’efforçant de ne pas boiter, il se dirigea lentement vers la table de Bian.
Elle ne le regardait pas, mais il savait qu’elle l’avait vu.
— Je peux m’asseoir ?
Elle ne répondit pas, mais il s’assit quand même. Le cœur battant, il ajouta :
— Je ne crois pas à ce que les jeunes femmes ont dit, et ce n’est pas ce qui m’intéresse. Donc relax, okay ?
Bian leva les yeux vers lui, puis les baissa à nouveau. Mais il vit assez de défiance dans son regard noir pour savoir qu’il n’avait pas à prendre trop de pincettes.
— Écoute, je sais qu’il y a des touristes qui sont venus dans ce bled, et je me demande où ils restent, c’est tout. On m’a dit qu’il y avait des endroits bien, moyennant du cash. Mais je n’arrive même pas à trouver un hôtel décent. Peut-être qu’on m’a donné la mauvaise adresse.
— Il y a des guides touristiques à Dong Hoi.
Son accent était épais, mais elle s’exprimait en anglais avec aise. Comme si elle était habituée à parler. Max nota qu’elle le fixait sans que son regard vacille.
— Mais ils ne connaissent pas la région aussi bien que toi, rétorqua-t-il.
Max soutenait son regard. Elle continua à siroter sa boisson.
— C’est quoi ? dit Max en pointant son menton vers son verre.
— Alcool de riz. Pas pour les Occidentaux comme toi.
Max grimaça.
— Ah ouais ?
Il héla le barman, pointa de son index le verre de Bian et fit le signe « deux ».
— Je ne vais pas tarder, dit Bian, se raclant la gorge.
— Tu as du travail demain ?
— Ma grand-mère a une ferme.
Elle se tortillait sur sa chaise.
— Okay. Près des grottes, c’est ça ? dit Max, faussement nonchalant.
— Ouais.
Bian continua à siroter. Le barman posa les deux verres d’alcool de riz devant eux. Max but une gorgée. Le liquide brûla sa gorge, et la sensation fut étrange. Pendant un instant, il repensa au tunnel. La poussière, l’étouffement. Les rats qui poussaient les os.
Sixtine et sa pyramide.
Lorsqu’il leva les yeux vers Bian, il fut presque surpris d’être revenu à cette nuit vietnamienne, dans ce bar humide, ses lanternes rouges et les cages à oiseaux dégoulinantes d’eau. La fatigue, pensa-t-il. Bian le fixait en silence.
— T’aimes pas trop parler, moi non plus, soupira-t-il enfin. Je vais juste te raconter un truc. J’étais au Caire, il y a quelques mois. T’as peut-être vu à la télé ce qui s’est passé, le pillage de la Pyramide de Giza.
— T’es allée la voir, la Pyramide ?
— On peut dire ça, ouais, dit Max, las.
— Et tu es monté au sommet ?
Avant de répondre, Max nota que le visage de Bian s’était soudain transformé. Elle était intéressée.
— Oui, j’y suis monté. Deux fois. J’ai même…
— 139 mètres, 51°. Ça t’a pris quoi, dix minutes ?
Max sourit.
— J’ai pas chronométré. Mais rapidement, parce qu’on avait les gardiens aux fesses.
Elle sourit et plongea son nez dans son verre.
— C’est ton truc, l’escalade ?
Elle haussa les épaules.
— Ouais.
— T’en fais ici ?
Elle hocha la tête, mais ses yeux vérifiaient que personne ne les écoutait. Il était sur la bonne piste. Un faux pas, et la brèche se refermerait à nouveau.
— Au Caire, c’était pas l’ascension de la pyramide, le plus dur. C’étaient les tunnels.
Une lueur dans son regard. Jackpot. Il avait gagné sa totale attention. Il lui raconta sa mésaventure dans les souterrains de Giza.
— Tu aimes bien les sports extrêmes ? demanda-t-elle avant qu’il ne puisse reprendre la parole.
— Non, même pas. Je n’avais jamais fait quoi que ce soit d’extrême, ou même de terriblement excitant avant que je ne rencontre cette fille, Sixtine…
Sa phrase se perdit dans l’alcool de riz.
Le nom de Sixtine était arrivé sans qu’il s’en rende compte. Et il venait juste de prononcer une vérité qui n’avait jamais traversé son esprit avant : la rencontre avec Sixtine avait tout changé.
— Sixtine, répéta Bian avec un accent étrange. Sixtine, c’est un prénom étrange… Et ta jambe, c’était le tunnel ?
Il fut surpris qu’elle eût remarqué.
— Ma jambe, c’était un incendie, il a fallu sauter du deuxième étage. Enfin un incendie… c’était au Caire, un attentat. Une très longue histoire.
Il soupira.
— Et toi, tu pratiques des sports extrêmes ? Dans le coin, il y a de quoi faire ?
Elle se pencha vers lui tout d’un coup, ses yeux brillaient. Max s’efforça de paraître absolument calme.
— Spéléologie, dit-elle.
— Spéléologie. La grotte ?
Elle hocha la tête. Après une pause, elle dit :
— Tu veux que je t’y emmène ?
Max fit la moue. Ni Alfred-Jean, ni Livia n’avaient le physique pour la spéléologie. Et pourtant, il avait l’intuition étrange qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans cette proposition.
— Okay. Quand ?
— Maintenant, si tu veux, dit-elle d’une voix espiègle.
Max jeta un œil dehors. Il faisait nuit, les flaques reflétaient les lampions du bar. La pluie semblait être arrivée à sa vitesse de croisière. Il reprit une gorgée d’alcool de riz.
Quelques minutes plus tard, l’eau fouettait son visage et la moto pétaradait dans le silence des rizières. Il serrait devant lui l’homme qu’il avait vu dormir. Et derrière lui se trouvait Bian, sa capuche encadrant son visage rond.