Chapitre 102

Les Confidences De La Poussière

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À quelques rues de là, Thaddeus ouvrait la porte d’entrée de sa maison de Carnegie Hill. Une odeur étrangère flottait dans l’air. Quelqu’un était entré.

Il avança à pas feutrés. L’intérieur de la maison était pourtant inchangé. Ses boiseries d’époque, ses meubles antiques, ses tapis rares, les milliers de livres sous les arches en enfilade, les tableaux de maître sur les murs à la peinture poudrée : tout était rigoureusement à sa place. Même dans la grande chambre au deuxième étage, rien n’avait bougé. Pendant plusieurs minutes, il réussit à se convaincre qu’il s’était trompé.

Mais dès qu’il mit un pied sur les marches de l’escalier de service menant au troisième étage, sa gorge se serra. L’odeur était plus forte ici. Non seulement un intrus était venu jusqu’ici... mais il savait ce que peu de gens savaient.

La maison de Thaddeus n’était qu’une vitrine luxueuse et anonyme destinée à rappeler aux rares visiteurs son statut d’héritier d’une grande famille italienne. Une femme de ménage venait tous les jours pour la dépoussiérer et lui donner un air habité. Elle mettait des fleurs, laissait traîner le journal du jour et une odeur de café. Thaddeus, en réalité, vivait ailleurs : au troisième étage, dans ce qui jadis était un local pour les serviteurs. Il en avait fait un loft et son atelier d’artiste.

Personne n’avait jamais été autorisé à y entrer.

Il tourna la clef dans la porte blindée : était-ce une impression, ou la serrure était plus dure que d’habitude? Il traversa le loft encombré de bois, de métal, et de boîtes de peinture. Il passa devant son lit défait, une kitchenette, se dirigea droit vers une autre porte. Fermée. Mais sur le meuble à côté, il vit la preuve qu’il cherchait.

Une trace de doigts dans la poussière.

Il vérifia un placard dans lequel il rangeait ses pots de peinture, une armoire normande dont un pied cassé était soutenu par des volumes épais, tachés de peinture. Rien ne manquait, là non plus. Mais la porte avait été ouverte.

Jamais il ne la laissait ouverte.

Il ne s’en serait pas méfié sans ce parfum étranger. Et ces traces de doigts. Il ressentit un grand vide. Les doutes nageaient dans sa tête. Mais son estomac se noua encore plus lorsqu’il songea à Sixtine. L’intrus savait qu’il serait absent. Savait-il qu’il la voyait?

Il prit son téléphone sur la chaise lui servant de table de chevet, s’assit sur le lit défait et composa un numéro.

— Oui, Monsieur?

— Quelqu’un est entré chez moi, et il savait ce qu’il cherchait.

— Le placard de l’atelier, Monsieur?

— Oui. Ils savaient aussi que je ne serais pas là. Jetez un œil sur Sixtine, voulez-vous?

— C’est ce que je fais tous les jours, Monsieur.

— Je sais. Mais aujourd’hui tout particulièrement. Où est-elle à présent?

— Chez Dr Wood-Smith pour la momie, Monsieur.

Thaddeus marqua un arrêt, passa son pouce sur ses lèvres. Il sentit son cœur battre plus vite. Étrange, pourtant, il croyait avoir maîtrisé ses émotions, depuis le temps.

— C’est plus tôt que je ne le pensais, mais j’imagine que c’est pour le mieux.

— En effet, Monsieur. C’était inévitable.

— Ne la quittez pas une seconde, d’accord?

— Entendu, Monsieur.

Il raccrocha. Il se fit un café, le gargouillis du percolateur emplit le loft. Oui, les choses allaient plus vite qu’il ne l’avait prévu. Son sang tournait plus vite aussi. À chaque fois qu’il pensait à Sixtine, il semblait qu’un trou se creusait dans sa poitrine. Il l’aimait chaque jour davantage.

Chaque jour, il était plus difficile d’aller à la rencontre de son destin.

Chaque jour, il lui était plus difficile de tenir ses promesses.

Mais bien des années avant, il avait commencé sa quête, et il ne pouvait pas reculer. Il ne l’avait jamais pu. Même lorsque le ciel lui envoyait Sixtine, le plus grand des trésors. Si seulement il n’avait pas eu la capacité d’aimer, tout aurait été plus facile.

Son regard avait dérivé vers les murs couverts d’articles de magazines, de dessins, de toiles. Il s’en approcha et décrocha un portrait, peint à la manière d’Ingres. Une jeune femme d’une grande beauté.

Il s’assit dans le fauteuil défoncé, maculé de taches de peinture séchée. Il plongea ses yeux pâles dans le portrait, en détailla tous les coups de pinceau, toute la lumière. Il l’avait fait tant de fois, il le connaissait par cœur. Il le regarda jusqu’à ce que son cœur n’en puisse plus, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus déglutir la salive amère dans sa bouche. Il resta le temps que son café devienne froid.

Puis, les membres douloureux, il se leva, et marcha jusqu’au placard. Il poussa tous les pots de peinture de ses étagères, et en ôta le fond. Derrière se trouvait un coffre-fort.

En quelques coups de poignet, la porte blindée s’ouvrit. Le coffre contenait des boîtes de différentes tailles, des photos. Des dollars, de l’or. Un portrait aussi, une photo en noir et blanc. La même femme que sur la première photo, un peu plus âgée. À côté d’elle se trouvait un enfant d’une douzaine d’années. Avec les mêmes yeux que Thaddeus.

Au milieu du coffre, en équilibre les unes sur les autres, se trouvaient sept enveloppes, toutes immaculées, de quelques centimètres d’épaisseur.

Thaddeus les prit, puis verrouilla le coffre-fort. Il replaça le fond du placard et les pots de peinture et referma le placard bleu.

Deux minutes plus tard, il s’engouffrait dans un taxi. Lorsqu’il arriva à la banque, la réceptionniste lui sourit. On l’amena jusqu’à la salle des coffres-forts. Il plaça les enveloppes dans l’un d’eux.

Il traversa le hall de la banque et, jetant un coup d’œil à la caméra de surveillance, s’approcha de la réceptionniste.

— Excusez-moi Mademoiselle, puis-je passer un appel de votre téléphone?

— Je vous en prie.

Il composa le numéro. Après deux sonneries, le téléphone fut décroché. Mais rien n’en sortit, excepté la plus imperceptible des respirations. Thaddeus non plus ne parla pas. Puis il raccrocha.

— Avez-vous pu passer votre appel? lui demanda la réceptionniste.

— Il n’y avait personne. Tant pis pour moi.

Puis il sortit du bâtiment, sa longue et élégante silhouette se fondant dans la foule new yorkaise.

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