Chapitre 104
Le Corbeau

— Rust? C’est Sue Parado, du 19ème. Écoute, on vient de recevoir des informations toutes fraîches sur Elizabeth von Wär. On a eu tout un tas de clowns qui tentaient leur chance avec les cent mille dollars de l’appel à témoin, mais là, je crois qu’on tient quelque chose.
— J’arrive.
L’affaire avançait vite, pensa Aziza, les yeux rivés sur les vitres sombres du métro traversant Manhattan. L’absurde et l’impossible se métamorphosaient en motifs plus familiers. Des connexions se faisaient, des fils se tiraient.
Elle sortit son calepin jaune, et l’ouvrit sur la page du flocon. Il avait six branches.
La première était la découverte de la Chambre X dans la pyramide, avec le meurtre de Seth et Jessica Pryce. La deuxième était Toutankhamon, le pillage du Musée du Caire et le meurtre d’El-Shamy. Puis Néfertiti, cette fraude immense du faussaire Oxan Aslanian, soit Yohannes De Bok. La société secrète de Vivant Mornay. Le meurtre d’Elizabeth von Wär. Et enfin la sixième, toute fraîche : la disparition de Florence Mornay. À qui Aziza pouvait-elle expliquer la satisfaction que lui procurait l’organisation du monde et de ses problèmes comme autant de flocons de neige ?
Une fois qu’elle aurait tout résolu, elle pourrait le laisser partir, le voir disparaître dans la brise d’un hiver imaginaire. Et se sentir légère, le temps d’un instant. Elle osait même espérer qu’un de ces flocons devenus libres entraînerait dans son infime élan celui qui alourdissait son âme avec ses branches cassées. Il était là depuis si longtemps, et fleurissait de branches perçantes avec chaque nouvelle année, chaque nouveau mensonge, jusqu’à pousser dans toute sa poitrine et dans la plupart de ses souvenirs.
Mais celui-ci, il fallait l’oublier.
Il fallait se concentrer sur celui du calepin jaune. Il y avait un vide au milieu. C’était sa vocation de le remplir. C’était le cœur de l’affaire.
Aziza le sentait, ce n’était qu’une question de semaines, voire peut-être de jours.
Le commissariat du 19th Precinct sur l’East 67th Street avait une place particulière dans son cœur, car l’inspecteur en chef et le détective le plus senior étaient des femmes. Elle aimait croire qu’il y régnait un esprit de sororité, même si ses collègues de la NYPD, tout comme elle, avaient compris depuis bien longtemps que pour survivre dans leur métier, il valait mieux imiter les hommes.
Elle monta les marches du bâtiment rouge aux fenêtres bleues, déterminée à laisser son vague sentiment de culpabilité dehors : elle n’avait pas révélé au détective Sue Parado que le corps de la disparue était depuis plusieurs semaines dans une vitrine au Metropolitan Museum.
Mais l’aurait-elle cru ?
Après réflexion, Aziza décida que la grande injustice était plutôt que les cent mille dollars n’étaient pas revenus à Cheryl Wood-Smith, la véritable lanceuse d’alerte dans l’affaire, qui, après avoir sacrifié sa carrière, les aurait bien mérités.
Patience, pensa Aziza.
— Sophie Neumann, déclara Sue Parado. Ça te dit quelque chose ? Une Allemande.
La détective chargée de l’affaire était une petite quinquagénaire aux cheveux courts teints en un blond jaune, et à l’haleine de tabac.
Aziza plissa les yeux. Oui, elle reconnaissait le nom, mais où se trouvait-il sur les branches du flocon ? Sue cliqua sur l’écran d’ordinateur et fit apparaître les images en couleur de la caméra de surveillance du commissariat. Une belle femme blonde, tenue bourgeoise, collier de perles et sac Louis Vuitton, le maquillage impeccable qui pourtant ne cachait pas une cicatrice au menton. Elle se présentait avec un sac en carton et ressemblait à n’importe quelle femme riche faisant ses emplettes dans les boutiques chic de la Cinquième Avenue. Elle portait des gants de cuir noir.
Non, elle ne l’avait jamais vue.
— Sophie Neumann prétend qu’elle est une amie des von Wär.
— Qu’est-ce qu’il y avait dans le sac ? demanda Aziza, les yeux rivés sur la vidéo.
Sophie Neumann sortait des vêtements enrobés dans du plastique, comme s’ils sortaient de la teinturerie.
— Ce sont les habits que portait Elizabeth von Wär le 16 janvier, le jour de sa disparition. Tu sais qu’on avait des images d’elle, dans un restaurant et deux boutiques. Sa famille soutient que son comportement était bizarre, elle n’avait pas prévenu son chauffeur, et elle avait manqué deux rendez-vous d’affaires sans prévenir. Et effectivement, ce sont bien ces vêtements qu’elle portait.
— Alors Sophie Neumann a retrouvé le corps ? dit Aziza, un sourcil levé.
— Non.
Sue sourit, espiègle. Elle semblait apprécier le jeu des devinettes et malgré son impatience, Aziza ne la priva pas de ce plaisir.
— Non, Neumann prétend que le corps a été dissout dans de l’acide et qu’il ne sera jamais retrouvé.
Le visage d’Aziza resta de marbre, alors même que son ventre encaissait sa déception. Sophie Neumann mentait : le corps de la victime se trouvait dans un sarcophage vieux de trois mille ans. Aziza savait d’expérience que les mensonges avaient tendance à se métastaser dans les consciences des hommes. Ils ne s’arrêtaient jamais à un. Le reste ne devait être qu’inventions.
— On se demande pourquoi ses fringues n’ont pas été détruites avec le corps, surtout qu’elles peuvent être compromettantes, dit Aziza.
— Attends, tu vas comprendre, c’est plus tordu que ça.
Ça, Aziza n’en doutait pas, vu le reste de l’affaire. Elle fixait le visage de Sophie Neumann. Quelque chose clochait dans les traits de cette femme élégante, sans qu’elle puisse dire quoi. Avant qu’elle ne puisse en décider, elle la vit sortir autre chose de son sac. Une perruque.
— Exactement la même coupe de cheveux qu’Elizabeth von Wär, annonça Sue.
— Ah. Ce n’était pas elle sur les vidéos…
— Gagné.
Sue s’étira sur sa chaise et mit les pieds sur le dessus de sa poubelle.
— Sophie Neumann prétend qu’elle a la preuve que quelqu’un s’est fait passer pour elle le 16 janvier pour brouiller les pistes. Et ce quelqu’un, c’est son meurtrier, qui l’a assassinée non pas le 16 janvier, mais le 15. Neumann dit qu’elle a trouvé les fringues chez lui, et nous les a apportées. Elle ne savait même pas qu’il y avait une récompense de cent bâtons.
— Et l’identité du meurtrier ?
— Elle nous a assuré qu’on trouverait son ADN sur la perruque et sur les habits, avec celui de sa victime. On a envoyé les fringues en analyse. On aura les résultats demain, mais mademoiselle Neumann a eu la gentillesse de nous épargner le suspense.
Les yeux de Sue brillèrent et Aziza sentit son pouls accélérer.
— Son propre frère, Thaddeus di Blumagia.
Les paupières d’Aziza papillonnèrent. Dans son crâne, le flocon se mit à se transformer, ces nouvelles informations se cristallisant sur ses branches.
Thaddeus di Blumagia. Le fils d’Helmut von Wär, l’acheteur de Néfertiti. Le meilleur ami de Seth Pryce. L’artiste dont l’atelier était à Mexico City. Mexico City, là où était mort Yohannes De Bok, aussi connu sous le nom d’Oxan Aslanian.
Oui, elle se souvenait à présent qui était Sophie Neumann. C’était celle qui avait retrouvé Néfertiti dans le hangar de son grand-père à Berlin. C’était elle qui avait fait appel à De Bok. C’était elle qui avait reçu Helmut von Wär dans la boutique de De Bok au Caire.
Thaddeus di Blumagia.
Mais si le corps d’Elizabeth était dans Néfertiti, alors Thaddeus était-il complice avec Oxan Aslanian ? Et si Néfertiti n’était qu’une vaste fraude, quel rôle jouait Sophie Neumann, officiellement la propriétaire d’origine de la momie ?
Les informations se mettaient toujours en ordre dans sa tête lorsque sa collègue lui confirma qu’un détective était déjà sur les traces du suspect, mais qu’il faudrait plusieurs jours avant qu’un mandat d’arrêt soit établi. Mécaniquement, elle demanda à Sue de lui transmettre les informations sur Thaddeus di Blumagia ; elle lui passa un dossier, qu’Aziza scanna en quelques secondes.
Ils avaient déjà des photos, prises un soir sur une avenue new yorkaise.
Sue continua à parler, évoquant le scénario d’un frère qui tue sa demi-sœur pour un héritage ou quelque chose comme ça — « c’est toujours des histoires de fric avec les riches, à croire qu’ils n’en ont jamais assez » — puis le frère se déguise en drag queen pour brouiller les pistes. C’était prémédité, la preuve : il fallait la trouver, la perruque !
Mais Aziza arrêta d’écouter au moment où ses yeux se posèrent sur les images. Ses sens réagirent avant son intellect.
La beauté froide de Thaddeus di Blumagia lui coupa le souffle. L’intensité dans ses yeux gris, son élégance intemporelle. Un magnétisme étrange qui semblait irradier les clichés pris au téléobjectif.
— Beau mec, n’est-ce pas ?
Les yeux de Sue brillaient, mais Aziza s’efforça de se concentrer sur son diagnostic de « profiler ». L’analyse psychologique et comportementale des suspects, apprise au FBI, était au cœur du flocon.
— Beau mec, admit-elle. Posture impeccable, menton haut, regard assuré. Probablement narcissique, un des traits majeurs des psychopathes. Il a les moyens financiers de commettre un meurtre et de le maquiller. Sa fortune lui épargne probablement aussi les remords. Il a le sentiment, typique dans sa classe sociale, qu’il est au-dessus des lois. Avec un nom pareil, il est probablement héritier, peut-être bien le dernier représentant d’une lignée prestigieuse. Le concept de sa destinée et de sa place dans le monde lui a été transmis dès son plus jeune âge.
— Ses fringues et la façon dont il les porte : la tradition est importante pour lui, dit Sue.
— Son éducation, dans la sphère privée autant que dans des établissements fréquentés par l’élite, a renforcé cette idée de destinée.
— Et bien sûr, il a développé la même addiction que tous les hommes de sa famille : celle du pouvoir. S’il a tué sa sœur, c’est de sang-froid.
— Non seulement il n’en a ressenti aucun remords, ajouta Aziza. Mais il se peut qu’il en ait commis d’autres. Et il est persuadé que sa cause est noble.
Sue hocha la tête, puis soupira.
— On le verra bientôt au commissariat, ce beau monsieur. Il est si sûr de lui que je te parie que son arrestation va le prendre par surprise.
Aziza resta silencieuse. Elle n’en était pas si certaine. Il y avait autre chose que ses années d’expérience et son expertise de « profiler » ne reconnaissaient pas.
Le regard pâle de Thaddeus di Blumagia avait une qualité lunaire, envoûtante, hypnotisante. Sa présence était à la fois lumineuse et obscure, comme la lumière perçant les profondeurs noires de l’océan. Il exsudait un mystère particulier qu’elle n’avait jamais rencontré.
Ou Agent Spécial Rust était-elle simplement séduite par ce bel homme ?
Son ventre réagit à un autre cliché : le suspect tenait la main d’une jeune femme. L’attention qu’il lui portait était intense, et tendre.
— On ne retrouvera jamais le corps de sa sœur, soupira Sue. Neumann nous a dit qu’il gardait tout un tas de produits chimiques dans un atelier dans sa maison de Carnegie Hill.
Oh si, on va retrouver le corps, pensa Aziza. Parce qu’il l’avait prévu.
— Et la fille sur les photos, en as-tu où on la voit de face ? demanda Aziza.
— Oui, tiens, dit Sue, lui passant d’autres photos. Johnson travaille sur l’identification…
Le ventre d’Aziza se contracta à nouveau, puis elle sourit.
— Pas la peine. Je sais qui c’est.
Bien sûr, cela ne pouvait être qu’elle. Les cheveux gris, les yeux verts, la peau si pâle. Le même mélange mystérieux de lumière et d’obscurité.
À ce moment-là, le flocon se cristallisa. Le regard d’Aziza se perdit quelque part au-delà du commissariat.
Le centre vide. Le centre vide se remplissait.
Non pas avec les meurtres de Thaddeus di Blumagia.
Mais avec la présence de cette femme.
Aziza réalisa que Sue agitait sa main devant elle.
— Hey, Rust, reste avec nous ! Alors, c’est qui, la belle de l’assassin ?
Aziza déglutit, se rendit compte qu’elle avait retenu son souffle.
— Jessica Pryce. Mais on l’appelle Sixtine.
* * *
La jeune conseillère remarqua d’abord son odeur.
Une odeur pierreuse, mêlée au plastique brûlé et à la sueur rance. Quand elle le vit, elle réussit à sourire grâce à sa répugnance.
L’homme devait avoir une cinquantaine d’années. Son teint pâle derrière ses lunettes fumées suggérait qu’il était malade. Il était chauve avec quelques cheveux bruns tombant sur son cou gras. Et il ne souriait pas.
La conseillère remercia le ciel : les caméras de sécurité couvraient chaque centimètre des locaux de la banque. Même les couloirs et la salle des coffres-forts, où elle dut l’accompagner.
Ce n’est que lorsque l’homme gras sortit de la banque qu’elle se décontracta enfin. Elle se rendit compte qu’elle avait évité de respirer pendant qu’il était là. Malgré elle, elle l’observa encore alors qu’il disparaissait dans la foule de l’avenue.
Lui et ses sept enveloppes.