Chapitre 105
L’Ombre D’Un Doute

Sixtine monta les marches du Metropolitan Museum, sa silhouette minuscule devant le visage de Néfertiti imprimé sur les oriflammes de l’imposante façade néo-classique.
La vue des centaines de personnes faisant la queue devant l’entrée la ralentit un instant. Après une seconde d’hésitation, elle se dirigea vers l’un des officiers de sécurité et se présenta, la tête haute et le regard assuré.
— Je suis Sixtine Desroches. Je viens de la part de Thaddeus di Blumagia.
Sans un mot, la corde rouge s’ouvrit et elle pénétra dans le Grand Hall, les yeux attirés par l’immensité sous les trois dômes de pierre. Elle fit quelques pas sur la mosaïque de marbre jaune et contourna les épais piliers ; à chacune des huit arches était suspendu le visage de Néfertiti, en deux déclinaisons.
L’une affichait le fameux buste de calcaire avec son œil vide, pièce maîtresse de la collection du Neues Museum à Berlin. L’autre était le visage peint sur les bandelettes de la momie qu’elle avait vue à Paris. La reine d’Égypte était répliquée tout autour du Grand Hall comme un kaléidoscope géant.
Une jeune guide informait un petit groupe que l’exposition de Néfertiti, qui commencerait dans quelques semaines, était la plus importante exposition jamais organisée au Met. Le musée attendait deux millions de visiteurs de plus par an grâce à ce nouvel ajout à sa collection. La momie, le sarcophage et ses nombreux effets mortuaires étaient une donation de la part de l’un des mécènes les plus généreux de l’illustre institution, Monsieur Helmut von Wär. Elle ajouta que la majorité des vingt-six mille objets des quarante galeries égyptiennes du musée provenaient eux aussi de collections privées, mais que l’autre moitié était le fruit des fouilles archéologiques organisées par le Met en Égypte entre 1906 et 1941. La conservatrice chargée de la collection, Cheryl Wood-Smith, venait de prendre sa retraite, mais elle était remplacée par son assistant…
Sixtine arrêta d’écouter.
La rivière verte coulait quelque part.
Elle percevait sa lueur, mais dès qu’elle se concentrait sur elle, elle s’évanouissait. Alors elle se laissa guider. Elle traversa des dizaines de galeries sans les voir.
Quelques instants plus tard, elle se trouvait dans l’aile Sackler. Devant le joyau gigantesque de la collection égyptienne.
Le Temple d’Isis de Dendour.
Ce dernier avait été sauvé in extremis des eaux du Lac Nasser qui avaient englouti la vallée du Haut-Nil cinquante ans plus tôt. Il avait été transporté à New York et rebâti pierre par pierre au milieu d’une vaste aile construite juste pour lui. Le temple trônait au milieu d’un bassin immense reflétant sa majesté comme un miroir. Les verrières géantes donnant sur Central Park le baignaient d’une lumière brumale.
Passées les premières secondes d’émerveillement, elle remarqua la présence en elle de ce sentiment qu’elle avait ressenti plusieurs fois. Comme une bête timide qu’elle apprenait à apprivoiser, elle le reconnaissait, mais n’osait pas le définir de peur qu’il ne s’échappe. Il se traduisait par l’impression envoûtante qu’elle était plus grande que son corps, que sa conscience était soudain augmentée. Son souffle quittait ses poumons et virevoltait tout autour du temple.
Elle savait soudain tout ce que ce temple avait été, tout ce qu’il serait, tout ce que ces pierres de silex avaient vu. La connaissance coulait dans ses veines. Et il suffisait juste à Sixtine de s’arrêter pour pouvoir la pêcher à l’intérieur d’elle-même.
Un souvenir allait-il revenir ? Ou allait-elle découvrir quelqu’un vêtu du voile gris, ce sinistre présage ?
Elle fixa le temple. Puis elle sourit.
— Bonjour Franklin.
En pleine étude d’un hiéroglyphe sur le mur du temple, il sursauta, et se retourna.
— Sixtine, ravi de vous revoir.
Il lui offrit un large sourire et lui serra la main.
— On m’a dit que vous étiez mort, dit Sixtine.
— On m’a dit la même chose sur vous. Ces rumeurs sont largement exagérées, vous ne croyez pas ?
Sixtine éclata de rire.
— En tous cas, vous pourrez dire à votre filature qu’il n’est pas très discret.
— Ma filature ? demanda le détective.
— Oui, le mec au blouson de cuir, bonnet rouge. C’est recommandé, au FBI, de porter du rouge quand on surveille quelqu’un ?
— Je suis désolé de vous décevoir, mais personne ne vous suit, assura Franklin. En revanche, j’espère que vous appréciez que je me jette dans la gueule du loup pour vous.
Il l’entraîna derrière le temple, où peu de visiteurs s’aventuraient.
— Han m’a dit que vous aviez rencontré Cheryl Wood-Smith ?
Sixtine lui raconta, à voix basse, son entrevue avec la conservatrice à l’Explorers Club.
— La femme dans le sarcophage a été victime d’un homicide. Nous pensons que le faussaire est également le meurtrier.
–Oxan Aslanian, dit Sixtine.
— Oui. On a aussi identifié la victime.
Sixtine ouvrit le porte-documents que Franklin lui tendait. Il contenait un rapport médico-légal. Elle le feuilleta, cherchant une réponse, un indice. Elle n’osait pas poser de question. Pourquoi avait-elle la prémonition que ce document allait changer sa vie ? Franklin mit le doigt sur une ligne du rapport.
Elizabeth von Wär.
La fille du beau-père de Thaddeus. Cette demi-sœur disparue qu’il détestait tant. Elle rendit le porte-documents au détective et prit le ton le plus décontracté qu’elle put :
— J’imagine que je devrais être soulagée de ne pas avoir gagné les enchères. Helmut von Wär, en revanche, a gagné le corps de sa fille. Oxan Aslanian avait un humour particulier.
— C’est justement à propos d’Oxan Aslanian que je voulais vous voir.
— À propos de Yohannes De Bok, dit Sixtine, anxieuse.
— Non. Thaddeus di Blumagia.
Le souffle de Sixtine mourut dans sa poitrine. Elle resta silencieuse, défiante, ses yeux verts braqués sur le détective.
— Je sais que vous le voyez. C’est votre droit, et je ne cherche pas à savoir pourquoi vous fréquentez un homme qui était si proche de votre mari.
— Thaddeus n’est pas comme Seth, et il l’a assez prouvé, dit-elle, les dents serrées. Yohannes De Bok était Oxan Aslanian, et s’il avait un complice, c’était Seth. La présence de la momie dans notre appartement est tout ce dont vous avez besoin pour l’inculper.
— Très bien, dit Franklin, le regard dur. Je veux juste être certain que vous disposez de tous les éléments pour faire don de votre confiance.
Alors il lui raconta ce qu’Aziza avait trouvé. La perruque, l’ADN, l’incrimination de Sophie Neumann.
Ce n’était pas l’impression que tout s’écroulait autour d’elle qui tordait le ventre de Sixtine. C’était le doute. Elle venait de découvrir que, dans l’amour immense qu’elle vouait à Thaddeus, il y avait de la place pour le soupçon. Il était diffus, il était illogique. Et pourtant, il était là, et il empoisonnait tout. Mais, au milieu de ce doute, un rai d’espoir subsistait.
— Je peux vous assurer que Thaddeus n’a pas pu assassiner sa sœur le 15 janvier, affirma-t-elle.
— Vous connaissez son emploi du temps précis d’une journée il y a dix mois ?
— Oui. C’était le jour de mes fiançailles. Celui où je l’ai rencontré. Il était avec moi tout le temps. En revanche, mon fiancé a disparu pendant plusieurs heures en plein milieu de la soirée. Si vous cherchez un assassin, je pense que lui, en revanche, a fait ses preuves.
— C’est peut-être Seth Pryce qui l’a tuée, mais il est mort. Thaddeus di Blumagia est vivant. Ainsi qu’Oxan Aslanian.
Comme si on lui avait donné un coup de poing dans le ventre, la nausée montait dans sa gorge.
— Le « coup » Néfertiti est trop grand pour être l’œuvre d’une seule personne. Un tel travail est inimaginable, sauf s’il y a toute une organisation derrière, les mains de plusieurs faussaires. Le FBI surveille Sophie Neumann en ce moment même, elle est probablement complice. Nous pensons que sa délation de Thaddeus vient du fait que leur association implose.
Les questions tourbillonnaient dans le crâne de Sixtine. Elle voulait interroger Franklin, mais chaque question semblait inculper Thaddeus. Le détective tapota le porte-documents.
— La présence d’Élisabeth von Wär dans la momie confirme que rien n’a été laissé au hasard. Oxan Aslanian devait savoir qu’Helmut von Wär enchérirait sur la momie. Je pense qu’elle lui était destinée. Donc forcément, nous regardons les ennemis d’Helmut von Wär. Thaddeus di Blumagia n’est qu’un nom sur une longue liste, mais…
Les images du dîner avec De Bok firent irruption dans la conscience de Sixtine : le moment où l’antiquaire lui avait révélé que Thaddeus était en conflit avec son beau-père. Le vertige s’immisça dans ses membres, sa respiration devint courte.
— … ce qui l’incrimine le plus, c’est qu’il a enchéri à Paris, continua Franklin. Il a enchéri contre vous.
— Thaddeus est aussi collectionneur d’antiquités.
— C’est vrai. Mais sa fortune n’est pas aussi grande que celle de son père, il jouait gros. Mais Néfertiti ne vous était pas destinée. Il fallait que ce soit son père qui l’achète. Vous étiez l’élément perturbateur.
Franklin se racla la gorge.
— Laissez-moi vous le présenter autrement : avez-vous déjà pensé que Thaddeus aurait pu enchérir juste pour vous épargner ?
— Oui, je pense qu’il voulait me protéger de ma propre vengeance. Mais il n’est pas un assassin.
Si, il l’est, pensa-t-elle malgré elle. Son visage devint brûlant alors qu’elle se souvint du sang-froid avec lequel il avait tué De Bok.
— Si vous attendez de moi que je vous donne des informations sur lui, vous perdez votre temps.
Franklin s’approcha d’elle.
— Ce que je vous demande, c’est de m’aider à prouver son innocence. Et c’est très simple.
Sixtine ne répondit pas, mais elle fixait Franklin. Il savait qu’elle était prête à écouter.
— Nous savons que Sophie Neumann n’est pas fiable, nous savons qu’elle a déjà menti à propos du corps. Vous nous dites que vous êtes l’alibi de Thaddeus pour une partie de la journée du 15 janvier, et Seth est effectivement un suspect. Mais le FBI travaille sur la société secrète, et le filet se resserre. Le nom de Thaddeus di Blumagia apparaît un peu trop souvent. Une preuve scientifique peut le disculper pour de bon : son ADN. Nous avons prélevé l’ADN sur les habits et la perruque apportés par Sophie Neumann. Si nous connaissons l’empreinte ADN de Thaddeus, nous pourrons les comparer. S’ils ne sont pas identiques, il sera immédiatement disculpé. Il suffit d’une mèche de cheveux...
— Je sais ce qu’il vous faut, interrompit Sixtine.
Franklin s’approcha d’elle.
— Sixtine, écoutez-moi. Je viens de parler à Max Haussmann, il est au Vietnam en ce moment même, sur les traces d’une autre victime. Florence Mornay a disparu. Ce n’est que le début, et c’est bien plus grand qu’on ne le pensait. On a besoin de vous.
La jeune femme dévisagea le détective. Derrière lui, des gens allaient, venaient. Des filles riaient entre elles, tapant des écrans de téléphone. Un grand-père montrait les hiéroglyphes à son petit-fils. Un adolescent faisait un croquis du temple. Aucun n’avait vu l’intérieur des pyramides et l’obscurité qui grouillait de murmures.
Aucun n’était revenu de la rivière verte.
Son cœur explosa d’envie. Elle rassembla toutes ses forces pour regarder Franklin droit dans les yeux. Il parla avant elle, le ton plus conciliant.
— Si vous êtes convaincue de son innocence, alors c’est un jeu d’enfant de le prouver. Si par contre vous avez un doute...
— Je n’en ai aucun, mentit Sixtine. Je vous donnerai ce que vous voulez, demain. Mais c’est à vous de m’écouter. J’ai déjà payé le prix de ce que vous avez trouvé. J’ai gagné le droit de laisser mon passé où il est. On m’a donné une deuxième vie, j’ai décidé de la vivre. Je vous prouverai l’innocence de Thaddeus et ensuite je veux que vous me promettiez que vous nous oublierez.
— Je ne peux pas vous promettre que tout le FBI vous oubliera. Mais moi, oui.
Il lui tendit la main. Elle la serra, son regard planté dans le sien.
— Où irez-vous, une fois que ça sera réglé ? demanda le détective.
— Vous croyez que je vais vous le dire ?
— Non, mais j’aimerais juste avoir des nouvelles d’une femme que j’apprécie. En dehors du cadre de notre accord.
Sixtine sourit.
— Je compte, comme vous dites, dissiper les rumeurs sur ma mort.
Une expression étrange brouilla le visage de Franklin.
— Ce ne sont pas que des rumeurs, Sixtine.
Il sortit de sa poche un document, une photocopie pliée en deux, et lui tendit.
C’était un avis de décès, en français, estampillé par la mairie du village où se trouvait sa maison d’enfance. Il datait de vingt-cinq ans.
La défunte était Sixtine Desroches.