Chapitre 106
Retour Aux Sources

— Allez, on ne traîne pas !
Bian marchait devant avec la lampe de poche.
— Si tu n’avais pas mis tant de temps à te préparer...
— J’ai juste pris une douche, grommela Max, frappant un moustique sur son bras.
— Après la grasse mat’ ! Tu attendais quoi, un café et les journaux du matin ? s’esclaffa Bian.
— Très drôle.
— N’empêche qu’on arrive un peu tard. Regarde, le soleil est presque levé.
Max leva les yeux vers la canopée colorée par l’aube. Il traînait derrière Bian, son dos courbé sous son sac à dos trop lourd, le sommeil encore collé à sa peau. Ils marchaient à travers les rizières, et Max ne quittait pas le chemin étroit des yeux.
Quand ils avaient commencé à marcher, Max avait pris soin de marteler chaque pas pour effrayer les cobras tapis dans les herbes. Un petit serpent beige s’était déjà faufilé entre ses bottes. Mais c’était il y avait presque une heure. À présent il était trop fatigué pour alourdir encore ses pas.
— On y est. Fais gaffe à la descente.
Les rizières semblaient tomber à pic. Au fond du ravin coulait un large ruisseau. Bian descendit aisément, utilisant les racines sortant de terre comme un escalier. Max procéda lentement. Lorsqu’il atteignit enfin la rive de cailloux, Bian disparaissait déjà à travers un épais rideau de lianes.
Elle en ressortit presque immédiatement, tirant une petite barque et deux pagaies.
— Tu plaisantes ? s’exclama Max. Il y a à peine dix centimètres d’eau ici.
— C’est plus profond un peu plus loin. On va devoir marcher deux cents mètres.
Elle tira une corde de son sac et l’attacha à la barque.
— À moins que tu veuilles que je te porte ?
Elle en est bien capable, pensa Max, dont la jambe avait mal supporté les heures de sommeil trop courtes. Mais il se contenta de hausser les épaules et partit devant. Ils suivirent le ruisseau, tirant la barque qui raclait souvent le fond. Max se tordit les chevilles plusieurs fois sur les cailloux de la rive. Puis enfin le canyon s’élargit, et la rivière devint assez profonde pour que Bian saute dans la barque et y invite Max.
Quelques minutes plus tard, ils avaient trouvé leur rythme et pagayaient le long du canyon.
Max était de trop mauvaise humeur pour l’admettre, mais le paysage l’émerveillait. Ils étaient en pleine nature sauvage. Aucune trace ici de quoi que ce soit d’occidental ou d’urbain. Les hautes rives étaient riches d’une végétation splendide et généreuse. Il y avait des habitations en bois à flanc de colline. Des villageois, des femmes avec leurs habits colorés marchaient le long d’un chemin longeant la falaise.
Il s’était même surpris à avoir oublié la raison de sa présence ici. Il ne pouvait pas s’imaginer que les acolytes de Vivant Mornay puissent amener leurs desseins sordides jusqu’ici.
Mais surtout, il savait que le vieil Alfred-Jean était incapable de faire cette randonnée, et que Livia semblait plus à l’aise au bord d’une piscine que dans un trek au cœur de la jungle. Et qui pouvait transporter leurs bagages ou leurs trésors ?
Ils naviguaient sur la rivière depuis une vingtaine de minutes et Max s’était déjà convaincu qu’il était dans une impasse. Jamais plus il ne retrouverait la trace de Livia. Une angoisse sourde nourrie de fatigue engourdissait son esprit et ses muscles. Il ressassait la conversation avec ce détective étrange qu’il avait rencontré au Caire, Franklin Hunter.
Il avait été le dernier à voir Florence. Il l’avait laissée au milieu du Caire, le goût de la trahison, de la colère et de la honte se mêlant au souvenir de leur baiser. La dernière image qu’il avait d’elle était celle d’une fille le suppliant de la pardonner. Mais il ne l’avait pas pu. Et maintenant il n’avait aucune idée d’où elle se trouvait.
La végétation autour d’eux était si dense qu’il dut se coucher pour éviter les branches. Quand il appuya sur la pagaie, il toucha le fond de la rivière. Un insecte descendit dans son cou, il l’écrasa en vitupérant, se débattant contre les lianes comme autant de tentacules vertes déterminées à ralentir leur course.
Mais soudain, il n’y avait plus ni insecte ni végétation : la barque s’était emballée, et ils descendaient dans le vide. Son estomac fit une pirouette lorsqu’il réalisa qu’ils filaient à grande vitesse dans une cascade pratiquement à la verticale.
Il perdit l’équilibre, cria et s’agrippa aux rebords de la barque.
Bian, elle, riait aux éclats.
Puis toute la colonne vertébrale de Max sembla se tasser lorsque la barque se stabilisa enfin à trois mètres plus bas. Leur embarcation s’engouffra alors dans le lit paisible d’une rivière plus large, et Max ouvrit les yeux.
Puis la bouche. Mais aucun son n’en sortit.
Au milieu de l’immense tapis chatoyant que formaient les rizières serpentait une rivière extraordinaire. Elle brillait d’un vert sombre et, à plusieurs endroits, d’un rose orangé éblouissant, comme si le ciel de l’aube se trouvait à la fois au-dessus et en dessous. Cet effet miroir donnait l’impression à Max qu’il flottait à la lisière de deux mondes. Devant eux, deux barques formaient un V sur la surface de l’eau, comme si des anges aux ailes gigantesques les accompagnaient dans leur sillage. Des montagnes se dressaient autour de la rivière comme des sentinelles géantes, leur hauteur verte jouant avec les rayons du soleil levant descendant en faisceaux de brume. Seul le cri des oiseaux troublait le silence.
— On l’appelle la Rivière aux Eaux Roses, dit Bian.
Max souriait, son cœur soudain deux fois plus grand : il avait rarement vu de paysage aussi majestueux et paisible à la fois.
Les montagnes, la sérénité des couleurs, les odeurs complexes et ce silence splendide, tout forçait la contemplation. Il s’y adonna, aux côtés de Bian heureuse de lui avoir fait découvrir ce coin de paradis.
Ils se laissèrent flotter, aucun d’eux n’osant briser le charme. Mais un éclat triste s’était emparé des yeux de Bian. C’était dans un endroit comme celui-ci qu’un homme voudrait mourir.
— Retour à l’Eden, murmura Max.
Bian soupira, puis acquiesça.
Et d’un coup de pagaie, ils s’enfoncèrent dans ce paysage grandiose que d’immenses nuages commençaient à noircir.