Chapitre 109
Les Visiteurs Du Lagon

La surface de la rivière se mit d’abord à trembler.
Puis la vibration s’empara des jambes de Max, de sa cage thoracique. L’instant d’après, un souffle bruyant faisait trembler toute la vallée.
Une douzaine d’hélicoptères surgit de derrière les montagnes.
Leur ombre gigantesque ondula sur les rizières. Bian sauta dans l’eau et commença à tirer la barque jusqu’à la rive.
— Il y a un endroit où ils peuvent atterrir dans le coin ? cria Max.
— Il y a bien un endroit, mais il faut vraiment que les pilotes soient des as ! Et il n’y a pas d’entrée dans la grotte !
— Allons-y quand même !
Quelques minutes plus tard, ruisselants d’eau, ils pénétrèrent dans une cour desservant plusieurs maisons, sous les palmiers. Une vieille dame était accroupie sous l’un des porches, occupée à trier des haricots. Bian dit quelques mots avec le signe de la main que Max devina signifier « hélicoptères ».
La vieille montra le ciel puis une direction et Bian fit signe à Max de le suivre.
— C’est bien là où je pensais, dit Bian. Elle m’a indiqué un raccourci.
Au grand dam de Max, ils se retrouvèrent bientôt entourés de jungle. Ses pieds étaient trempés, son tee-shirt collé de sueur. Mais par-dessous tout, il était rongé par le doute. Lorsqu’ils arriveraient là-bas, que feraient-ils ?
Douze hélicoptères. C’était autre chose qu’un vieillard et sa fiancée. Qui pouvaient-ils transporter ? Il savait que la société secrète ne comptait que des hommes riches, puissants et excentriques. Il se souvint de Livia, dans son bikini rouge, avec le petit tatouage au creux de sa nuque. Il grimaça, et jura lorsqu’il se foula la cheville sur un tronc en décomposition. Son juron fut noyé par un nouveau vacarme.
Au-dessus d’eux, le souffle de deux hélicoptères énervait la canopée des palmiers. Ils se dirigeaient dans la direction opposée.
— Ils ont fait demi-tour ! s’écria Bian.
— Non, ils repartent. Ils ont dû laisser leur cargo. C’est le moment !
Il se mit alors à courir, essayant d’oublier la douleur dans sa jambe, les branches fouettant son visage et les doutes revenant sans cesse. Soudain, au moment même où Bian lui faisait signe de faire le moins de bruit possible, il entendit des voix d’hommes.
Ils étaient arrivés à un chemin. Bian lui fit signe que la clairière où se trouvaient les hommes était de l’autre côté. Ils repérèrent un rocher et s’y cachèrent.
Mais lorsque Max se releva lentement pour voir de l’autre côté du chemin, il se recroquevilla vite. Une nausée violente s’empara de son corps comme une fièvre, et tous ses muscles se tendirent. Bian dut remarquer sa soudaine pâleur.
— Quoi ?
La peur avait asséché la bouche de Max ; il déglutit et finit par articuler :
— Oh non… Sur le chemin...
Bian, avec une précaution infinie, se hissa pour regarder. Puis elle ouvrit des yeux ronds et éclata d’un rire nerveux.
— Chut ! ordonna Max.
Mais Bian ne pouvait pas s’empêcher d’admirer la masse noire à rayures qui ondulait dans la poussière.
— Je n’en ai jamais vu ! C’est un cobra royal ! Je suis sûre que c’est un cobra royal ! Tu te rends compte ? Il doit faire au moins quatre mètres. C’est très rare, ils sont en voie de disparition !
Max essaya de se concentrer pour enrayer la paralysie qui le gagnait. Il tentait de se convaincre que le serpent était à quinze mètres d’eux et n’avait aucune raison de les attaquer. Mais Bian le secoua.
— Oh regarde, il s’est dressé !
Son ton devint une octave plus grave.
— Euh, peut-être qu’on devrait déguerpir, finalement...
Mais alors que Max était déjà sur le point de s’enfuir, Bian lança une pierre à quelques centimètres du reptile, qui disparut dans les fourrés de l’autre côté du chemin. Les paumes des mains de Max étaient toujours glacées lorsqu’il suivit Bian et grimpa sur un rocher. Et en un instant, il en oublia le cobra royal. Le paysage qui s’offrait à eux était lui aussi à couper le souffle.
Contre le décor vert foncé des pitons rocheux gigantesques se dessinaient des plateaux en escaliers, sur lesquels tombaient d’immenses cascades. Le blanc des chutes, le turquoise des lagons, le vert des bambous et de la végétation surgissant partout, formaient un somptueux décor en Technicolor.
Une vibration sourde parvint jusqu’à eux et ils suivirent le bruit jusqu’à sa source. Max pointa du doigt un massif de bambous qui semblait pris dans une tempête, alors que les arbres dans la vallée étaient parfaitement calmes. Bientôt, ils virent les hélices d’un hélicoptère émerger au-dessus de la végétation. L’engin disparut bientôt dans le ciel, mais au même moment, une douzaine d’hommes surgirent du bosquet. Ils marchèrent à la queue leu leu jusqu’au bord d’un des lagons bleus.
D’une main tremblante, Max sortit les jumelles de son sac.
Ils étaient tous occidentaux, avaient au moins soixante ans, certains largement quatre-vingts. La façon dont ils étaient habillés n’avait pas de sens : certains étaient même en costume-cravate, comme s’ils sortaient tout droit d’un rendez-vous d’affaires. Aucune trace d’Alfred-Jean.
— Qu’est-ce qu’ils attendent ici ? souffla Bian.
— Qu’est-ce qu’on peut attendre ici ?
— Rien.
Max regarda autour d’eux. Il n’y avait pas âme qui vive. Un Vietnamien en habit traditionnel rouge sortit des bambous. Il portait un large parapluie noir, qu’il ouvrit au moment de passer devant les hommes.
— Le grand maigre avec les cheveux gominés, je le reconnais, dit Max en réglant ses jumelles. C’est Frederick Montecito, le patron du Metropolitan Museum. Et l’autre, dégingandé, qui enlève sa veste... oui, je parierais... c’est Jean-Patrick Dupuis, le directeur du Louvre. Bon Dieu.
Il reposa les jumelles sur ses genoux.
— Mais qu’est-ce qu’ils font ici ? souffla Bian. Tu crois qu’ils font partie de la société secrète ?
Max la regarda. Oui, c’était exactement ce qu’il pensait, et cela ne le rassurait pas.
— Il n’y a aucune femme avec eux, c’est déjà çà. Peut-être sont-ils là car ils ont découvert un trésor sans prix ?
— Il n’y a pas de temple ici. Et il est presque dix-sept heures, la nuit va tomber. Il n’y a pas de route à moins de cinq cents mètres, pas d’hôtel. Et c’est plutôt risqué de faire se poser un hélicoptère la nuit dans les rizières, non ?
Bian saisit les jumelles.
— Oh attends ! Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ?
Le Vietnamien, avec son parapluie noir, se dirigeait vers la cascade.
Lorsque Max comprit ce qu’ils allaient faire, il ne put s’empêcher de sourire.
— Je n’y crois pas.
— Il marche sur l’eau !
Frederick Montecito fit quelques enjambées sur l’eau turquoise, puis disparut dans la cascade.
— La cascade ! C’est là, l’entrée, forcément ! s’exclama Bian, se frappant la main contre le front. C’est des formations karstiques, donc c’est toujours troué de souterrains, de cavités, de gouffres. Donc un tunnel derrière la cascade, bien sûr !
— En voilà un troisième qui entre avec son parapluie, commenta Max. Ils ont l’air habitués, aucun n’hésite. L’eau est d’une couleur différente sous les pieds de nos bonshommes. Il suffit de couler une passerelle à quelques centimètres de la surface, et ni vu ni connu.
Ils observèrent les hommes entrer un à un, puis disparaître sans laisser aucune trace. Un dernier hélicoptère s’envola, et la vallée redevint parfaitement paisible.
Max jeta un œil au soleil couchant, puis à Bian. Elle sourit. Ils se comprenaient.
Une heure plus tard, Max se demanda si attendre la nuit n’avait pas été superflu, et plus dangereux. Il tapait du pied sur le bord du lagon, le halo de sa lampe frontale caressant les hautes herbes. Plusieurs fois il avait sursauté lorsque la lumière avait surpris une forme longue et serpentante près de ses pieds ; mais à chaque fois la forme s’était révélée être une ombre, ou une branche. Le lagon, qui avait été turquoise une heure plus tôt, était à présent aussi noir que l’eau d’un puits sans fond.
— Il y a des serpents d’eau, ici ? demanda-t-il à Bian.
— Oui, mais ils sont inoffensifs, assura Bian. Tu veux que j’y aille en premier ?
Max grommela une réponse négative. Sa bonne éducation lui interdisait de laisser Bian partir devant, mais il aurait donné cher pour l’autorisation d’être malpoli. Il s’agenouilla là où les hommes avaient marché, mais nulle part il ne trouva de passerelle. Il s’enfonça dans le lagon frais. Trois pas plus tard, il n’avait plus pied. Il nagea quelques brasses, tournant la tête à chaque fois qu’il décelait une forme étrange dans le périmètre de sa vision. Il se hâta pour arriver à la cascade. Mais, de l’eau jusqu’au cou, le cœur gonflé d’adrénaline, il ne vit qu’un remous violent, et l’inconnu de l’autre côté.
Il était pétrifié de peur.
Bian le rattrapa à la nage.
— Tu crois que... ?
Mais son amie ne s’arrêta pas. Elle pénétra dans la chute.
L’instant d’après, Max était seul dans le lagon, devant un assourdissant rideau d’écume. Au-dessus de lui, la cascade semblait infinie, comme si l’eau descendait tout droit du ciel étoilé. Et derrière lui, les formations rocheuses, ces sentinelles de pierre qui gardaient la rivière verte, semblaient l’observer.
— Bian ? Bian, ça va ?
Il crut entendre des paroles, puis un cri, mais le vacarme de la chute brouillait tout. Les sons de la jungle étaient à la fois étouffés et magnifiés par la violence de l’eau. Son pouls semblait battre dans sa gorge.
— Bian ?
Il resta immobile, les jambes et les bras battant l’eau pour rester à flot, terrifié à l’idée de rester seul dans le lagon, et tout aussi terrifié à l’idée de pénétrer dans la cascade. Il se convainquit vite que Bian, ne le voyant pas derrière elle, ressortirait pour lui dire ce qui se trouvait au-delà. Ou au moins reviendrait pour vérifier que tout allait bien.
Il attendit de longues minutes.
Bian ne ressortit pas.
Les scénarios désastreux s’emballèrent dans son esprit ; il essaya de les faire taire, en vain. Une autre réalité le rattrapa et serra ses tempes : il était incapable de retrouver le chemin de la maison de Bian.
Il cria son nom encore une fois. Encore une fois le silence fut la seule réponse.
Soudain, il sentit quelque chose frôler sa jambe ; il se débattit fort, éclaboussant le halo de lumière, battant des bras dans le vide, manquant couler. Il était à peine calmé que la chose effleura sa jambe à nouveau. Cette fois, il ne réfléchit pas.
Il nagea tout droit vers la chute d’eau et pénétra de l’autre côté.