Chapitre 114

Réveil

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Florence ouvrit les yeux. Tout était flou. Sa bouche était sèche et pâteuse. Elle était allongée dans un lit moelleux, mais ses membres étaient ankylosés. Elle ne savait plus ni où elle était, ni même quel âge elle avait. Elle était habillée d’une robe blanche, dont les manches amples contrastaient avec les tatouages de ses bras.

Lorsqu’elle écarquilla les yeux, une silhouette se tenait devant elle. 

Elle se hissa sur ses bras, la panique dans la gorge, la vision toujours brouillée. La silhouette se pencha vers elle. Une main s’avança vers son visage.

— Papa!

Florence l’entoura de ses bras.

— Tout doux, tout doux, murmura Charles.

Puis les souvenirs se précipitèrent. Le Caire. L’hôtel de luxe sans fenêtres. Le cœur sanglant dans la main de l’homme. Les cinq portes. La voix de sa mère. La peur avait laissé dans son sillage un goût amer. Il lui fallut plusieurs longues secondes pour se calmer.

— Oh ma chérie. Je suis désolé. C’était inévitable, chuchota son père.

— Qu’est-ce qu’on fait ici? J’ai vu du sang, je jure que c’est du sang.

— Mais non, mais non. Tu as fait un cauchemar, c’est tout.

— J’ai vu un autel, continua Florence, s’essoufflant. Je suis sûr qu’il était vrai. Un autel comme dans un truc aztèque, mais genre Disneyland. C’est quoi ce plan? Et pourquoi il y a pas de fenêtres, ici?

— Calme-toi, chérie. Tu as eu quelques jours très difficiles. Oh, je me suis fait tant de souci. Le choc des cahiers de Vivant et la pyramide, c’est sûr, c’en était trop pour toi. Je me demande même s’il n’y avait pas des produits toxiques dans ce tunnel... Et le voyage jusqu’ici n’a rien arrangé... Ah, si j’avais eu le choix, je n’aurais jamais mis les pieds ici.

Florence fouillait sa mémoire, mais c’était comme elle voulait agripper des choses invisibles. Elle se souvenait du crépuscule dans le jardin au Caire. S’était-elle évanouie? Mais depuis, plus rien.

— On est prisonniers, c’est ça? demanda-t-elle. C’est pour ça qu’il n’y a pas de fenêtres?

— Non, qu’est-ce que tu racontes, dit Charles, dans un gloussement sans joie. Bien sûr que non. Tiens, bois quelque chose, ça te fera du bien.

Charles se dirigea vers un guéridon sur lequel se trouvait un pichet d’eau, avec des rondelles de citron et des glaçons. La vue de ce détail apaisa Florence. Elle avait sans doute fait un cauchemar.

— J’ai entendu des voix, dit-elle dans un murmure. On aurait dit celle de maman.

Son père la dévisagea. Il se servit un verre, but à grandes gorgées, se rappela que c’était pour sa fille et le remplit à nouveau. Il revint s’assoir sur le lit et la regarda boire. Ses paupières étaient lourdes, sa peau blafarde, son air résigné accentué encore par le gris de sa barbe naissante.

— Cette partie-là n’était pas un rêve, dit-il enfin.

— Quoi?

— Tu as toujours demandé pourquoi ta mère était partie. C’est pour ça.

Dans un geste las, il balaya de sa main la pièce luxueuse.

— Comment ça, pour ça? cria Florence, le souffle court. Tu m’as toujours dit qu’elle nous avait abandonnés parce qu’elle voulait sa liberté de femme et avoir le choix et que je ne pouvais pas comprendre, que c’était les années 70 et que c’était la révolution? Qu’est-ce que ça à voir avec une chambre d’hôtel sans fenêtres qui fout les jetons? On est où, à la fin?

Charles se pressa de lui tendre son verre, et se frotta le front.

— Je ne t’ai pas menti. C’était bien les années 70. Putain d’années 70.

— Je suis née en 82.

— Oui, mais le mal était fait.

Il soupira, se passa les mains sur le visage. Lorsqu’il les ôta, il était encore plus pâle.

— Ta mère est ici. Je t’ai amenée pour que tu la rencontres. C’est ce que je lui ai promis, il y a trente-deux ans.

Une explosion d’émotions paralysa la poitrine de Florence et brûla ses joues. Sans s’en rendre compte, elle se passa la main dans les cheveux pour les coiffer. Dans la pièce, et au-delà, le silence était total.

— Bon. Tu as lu les cahiers de Vivant. Tu sais, à présent, dit Charles.

D’instinct, Florence se recroquevilla et baissa la tête. Puis elle leva les yeux vers son père.

— Tu savais, toi?

— Oui. Quand tu es venue me voir, je n’avais plus le choix. Je redoutais ce moment depuis si longtemps. Je crois qu’à la longue, je m’étais convaincu qu’il ne viendrait jamais. Mais c’était inévitable.

Il ricana, un rire sans joie.

— J’ai même espéré que la lecture de ses cahiers serait tellement soporifique que tu n’irais pas jusqu’au bout.

— C’est seulement grâce à Max…

Elle s’arrêta. Son estomac était devenu douloureux et amer. Mais Charles ne semblait pas avoir remarqué, il continua de parler avec un air résigné.

— J’avais fait une promesse à ta mère : si jamais tu venais me poser des questions sur Vivant, je ne devais pas te mettre de bâtons dans les roues, ou t’orienter dans une autre direction. Mais je ne devais pas t’aider non plus, tu devais découvrir tout cela toute seule.

Les yeux de Florence papillonnèrent.

— Mais... mais... mais qu’est-ce que ma mère a à voir avec les cahiers de Vivant?

— Je vais t’expliquer.

Charles inspira profondément. Il tira le fauteuil Louis XVI plus près du lit. Une fois calé au fond, il regarda droit devant lui et commença.

— Tout ce que je t’ai dit sur la rencontre avec ta mère est vrai. Le coup de foudre que j’ai eu pour elle, notre mariage féérique, les deux ans de bonheur que nous avons vécus. Trente-deux ans sans elle ne changent rien : elle sera toujours l’amour de ma vie. Mais quand elle est tombée enceinte de toi, eh bien, les choses ont changé.

Ses yeux restèrent vagues, perdus quelque part dans les souvenirs. Son corps demeura immobile; seule sa bouche qui se tortillait à mesure qu’il se mordait les lèvres trahissait sa tourmente.

— Non, en vérité, ce n’est pas ça. Rien n’a changé. Elle a toujours été fidèle à elle-même. Lorsque je l’ai connue, c’était quelqu’un de très libre, très têtu aussi. Excentrique. Un peu comme toi, finalement.

Il sourit à sa fille. Cet air résigné le vieillissait de dix ans.

— Eloïse était naturellement attirée par le spirituel, le beau, le métaphysique. Bien sûr, la révolution sexuelle et intellectuelle des années 70 a favorisé tout cela. Pour notre lune de miel, nous avons fait un grand voyage. D’abord l’Inde, à Varanasi… la mystique hindoue, bouddhiste, la philosophie et la poésie de ces contrées exotiques, toutes ces choses-là la fascinaient… Je m’en souviens comme si c’était hier. Elle était si belle, si vivante, dans les rues sales de Bénarès… Ensuite, l’Italie, cela l’a beaucoup marquée aussi. La Syrie, la Grèce, elle s’enthousiasmait pour tout. À notre retour, elle est tombée enceinte. Je te l’ai dit mille fois, tu étais désirée. Elle était si heureuse de donner la vie.

— Papa, je connais par cœur cette histoire, votre trip hindou, ma mère hippie, okay, c’est enregistré. Mais qu’est-ce que ça à voir avec tout ce cirque…

— Je t’en prie, Flo, laisse-moi finir, intima Charles. Quand tu es venue au monde, ta mère a pris ses responsabilités très au sérieux. Et elle s’est intéressée à… à nos noms, notre descendance… à notre place.

— Et la sienne, elle n’était pas auprès de sa fille?

— Sur terre, dans le cosmos, si tu préfères, coupa Charles. À sa raison d’être, et, oui, la tienne. C’est à ce moment-là qu’elle m’a parlé de Vivant.

— Mais attends, Vivant, c’était ton ancêtre, pas le sien?

— Ernest Devereux, son grand-père, était membre.

Charles avait prononcé ces mots comme on murmure un secret honteux, mais inévitable. Il n’osa pas poser ses yeux sur sa fille, alors qu’elle essayait désespérément de lire sur son visage la vérité, pour ne pas avoir à l’entendre.

— Personne ne peut comprendre Eloïse sans savoir ce qu’est la destinée.

Il avait pris la voix d’un amoureux agacé.

— Dans notre culture occidentale individualiste, l’idée d’un déterminisme divin, imaginer que tout est écrit, c’est absurde, car le libre arbitre est le fondement même de la poursuite du bonheur et de l’accomplissement de soi. Et pourtant, certaines cultures te diront que le libre arbitre n’existe pas. Qu’on ne fait que suivre l’ordre pré-déterminé du cosmos. Ce sont ces croyances qui ont mené Eloïse ici. C’était sa destinée. Et, apparemment, c’est la tienne aussi.

Les yeux de Florence parcoururent la pièce sans rien voir, à la recherche d’une réponse invisible.

— Je t’avoue que je n’y croyais pas à fond, mais quand j’ai vu la série de coïncidences qui t’ont menée jusqu’aux cahiers de Vivant…

— Je ne sais toujours pas ce que ma mère vient faire dans la société secrète de Vivant, s’énerva Florence.

— Elle l’a modernisée! cria Charles en se levant, faisant les cent pas. Elle s’en est inspirée — enfin sans les meurtres, bien entendu — mais tous leurs machins spirituels, le bonheur après la mort, la préservation de l’héritage antique, tout ça. Elle est je ne sais pas quoi, Basse Lumière, prêtresse-guide, je m’y perds.

Visiblement, Florence aussi, car elle suivait son père en faisant de grands yeux.

— Écoute, il vaut mieux qu’elle t’explique, moi ça me passe un peu au-dessus de la tête. Je lui avais promis que le jour où tu rencontrerais ce chemin, je t’emmènerais ici. C’était notre pacte, j’ai fait mon devoir. Maintenant, c’est à vous deux de décider.

Charles soupira et se frotta le front.

— Okay, donc ma mère est dans une secte, et je devrais t’être reconnaissant d’avoir épargné mon enfance. Et maintenant que je suis grande, et que le destin ou les dieux ou une erreur du GPS m’ont mise sur sa route, elle veut faire ma connaissance et voir si je veux faire partie de sa joyeuse bande qui s’éclate dans les tombes, avec ou sans orpheline. Au moins, ça serait l’occasion de lui tirer les vers du nez sur le meurtre de la pyramide. Bon. Mais une dernière chose, papa...

— Hmm?

— On est bien d’accord, je peux sortir d’ici quand je veux, hein?

— Ne raconte pas de bêtises. Bien sûr que tu le peux. Eloïse t’invite à passer trois jours avec elle. Je viendrai te chercher à la sortie. Enfin, à moins que tu décides de rester...

— Ça m’étonnerait. On est loin du Caire?

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