Chapitre 120
Les Femmes De La Roche

Sur le visage de Florence, la frayeur initiale laissa la place à l’émerveillement : il s’agissait d’une fresque gigantesque, peinte à même la paroi. Elle mettait en scène une vingtaine de jeunes femmes, toutes belles, toutes libres, toutes lumineuses. Elles étaient représentées en pied, un peu plus grandes que nature. Autour d’elles tournoyaient des étoiles, des symboles et des mains. On aurait dit une œuvre de Chagall, dans une palette de rouges, noirs, bruns, toutes les nuances d’orange. Un peu de vert pâle aussi et, ici et là, des traces d’or. Le sol était jonché d’innombrables pots en terre contenant des pigments.
— C’est toi qui as peint ça ? demanda Florence, sans quitter la fresque des yeux.
Vatika acquiesça.
Florence aurait aimé pouvoir se perdre dans l’admiration de l’œuvre et la joie pure émanant du visage de ces femmes. Mais quelque chose rongeait sa conscience : la pyramide.
— Ce sont les femmes qui sont mortes ici, n’est-ce pas ?
— Florence, tu dois sortir de la prison du langage. Elles…
— D’accord, interrompit Florence. Leur cœur battait avant d’entrer dans la grotte, il ne bat plus aujourd’hui. Correct ?
Vatika soupira, mais n’arrêta pas de sourire.
— Elles ont préparé leur ascension avec moi, oui.
— Leur ascension. C’est comme ça que ça s’appelle ici ?
Pour toute réponse, Vatika prit une des bougies et l’approcha d’un des visages, celui d’une femme avec le front haut, des yeux noirs perçants, un air de guerrière. Elle avait la main tendue, elle regardait droit devant elle. Droit dans les yeux de Florence.
— Elle, c’est Annabelle, la plus courageuse. Une vraie force de la nature. Lorsque je l’ai rencontrée, elle m’a expliqué qu’elle avait essayé de mettre fin à ses jours plusieurs fois. Une enfance tragique, la misère complète. Mais dès le premier jour, elle était fascinée par cet endroit, par notre rencontre, par les possibilités qu’elle offrait. Je me souviens, elle me chantait des chansons tristes. Elle avait une très jolie voix. Une fois son éveil accompli, elle était resplendissante de joie et d’amour.
— Pourquoi elle est venue ici ?
— Exactement pour la même raison que toi, que moi. Le destin.
Florence resta silencieuse. Son réflexe fut de répondre qu’elle ne croyait pas au destin, mais qu’étaient-ce les événements de ces mois et sa présence ici, autre qu’un formidable coup du destin ?
— Considère notre existence terrestre comme l’école des âmes, reprit Vatika. Le destin ne nous apporte que ce que nous avons besoin d’apprendre, pour grandir.
— Qu’est-ce qu’Annabelle avait besoin d’apprendre ?
— De s’aimer.
Florence fit la moue.
— Mais elles ont quand même été amenées ici par leur mari ?
Vatika ne répondit pas. Elle balada sa bougie sur une autre partie de la fresque.
— Elle, c’est Angèle, dit Vatika, baladant sa bougie. Quand elle est arrivée ici, elle traînait une peur vieille de vingt ans. Elle n’avait que dix-neuf ans, la peur est née avec elle. Ici, elle a appris le courage. Je passe trois jours avec toutes celles qui viennent ici. Mais l’éveil prend en général beaucoup moins de temps.
— Elles sont toutes orphelines ?
— Non, la plupart ont des familles.
— Quelle différence avec la barbarie de l’époque de Vivant ?
— La différence, Florence, c’est le choix. Les femmes, ici, ont toutes le choix. Elles peuvent partir à tout moment. Mais elles choisissent toutes d’être avec l’homme qu’elles ont épousé. Et pour s’assurer que c’est leur choix jusqu’au bout, juste avant leur ascension, à la fin de leur parcours d’éveil, il y a un ultime test.
— Et après ?
Vatika s’approcha de sa fille.
— Écoute, on a toute la vie devant nous pour se parler, toi et moi. Tu peux me poser toutes les questions que tu veux, et je promets de te dire toute la vérité. Sache juste, pour apaiser ta conscience, que toutes les femmes que j’ai accompagnées ici sont passées de l’autre côté en étant pleinement conscientes de leur choix, et remplies d’amour. Aucune d’elle n’a souffert, aucune d’elle n’y est allée contre son gré.
— Mais j’étais dans la pyramide ! s’écria Florence. Je l’ai vue, la fille, à moitié morte, sur l’écran de la caméra. Ils l’ont enterrée vivante ! Comment peux-tu dire qu’elle y est allée de gaieté de cœur ?
Un sursaut de dégout bloqua sa gorge.
— C’est Jessica Pryce que tu as vue, n’est-ce pas ? demanda Vatika, d’un ton plus grave.
— Oui, murmura Florence.
— Jessica Pryce n’était pas comme les autres.
— Tu veux dire, elle a survécu ?
— Non. Jessica Pryce n’a pas survécu.
Florence scruta sa mère. Il n’y avait aucun doute dans ses yeux.
— Je ne sais pas qui te donne les infos dans le fond de ta grotte, dit Florence. Mais Jessica Pryce a été transférée à l’hôpital du Caire où elle est restée dans le coma pendant plusieurs jours. Et elle s’en est sortie. Les toubibs n’y croyaient pas, mais je te promets qu’elle s’en est sortie. Je l’ai vue à Paris, en chair et en os, avec son tatouage sur le ventre.
Ce souvenir la glaça. Un tremblement de fatigue parcourut son dos.
Vatika soupira, parcourut la fresque des yeux, puis bougea le halo de la bougie vers un autre visage. Il était plus haut sur la fresque, juste au-dessous d’une large protubérance dans la roche. Il semblait regarder les autres femmes, plus bas.
— C’est Jessica Pryce ?
Sa mère hocha la tête. Florence continua à scruter les traits sur la paroi, tentant de deviner pourquoi il était si différent des autres. Il était plus intense, certainement. Elle remarqua aussi que Jessica Pryce était flanquée de deux femmes de chaque côté de son visage, qui lui ressemblaient en tout point, comme si l’image avait été dédoublée.
— Qui sont les deux femmes là ?
Mais Vatika ne sembla pas avoir entendu la question de Florence.
— Jessica Pryce… J’ai mis du temps avant de comprendre que son destin était différent. Elle n’a pas choisi l’amour de son mari à l’heure du choix ultime.
— Raconte-moi, dit Florence, les yeux enflammés de curiosité.
Vatika resta de marbre, observant toujours la fresque. Puis elle se leva.
— Suis-moi.
Elles marchèrent jusqu’à la rivière verte et la longèrent jusqu’à ce qu’elles arrivent à une crique. L’eau était translucide et tirait sur le turquoise. Florence eut envie d’y plonger.
— L’eau est un élément régénérateur, dit Vatika. Nos corps en étant composés, nous reconnaissons intimement cet élément comme un signe de la purification. Nos larmes, par exemple, sont un vecteur d’intention spirituelle, elles nous offrent la guérison. C’est pour cela que nager dans la rivière verte est la dernière étape du parcours initiatique.
Elle marcha le long de la passerelle, et dessina d’un geste le cours de la rivière.
— Une fois que leur éveil a eu lieu, lorsque la lune jette ses rayons sur la clairière, je baptise les femmes ici.
— L’eau a l’air si pure…
— Elle l’est, dit Vatika en souriant. C’est la source primordiale. Lorsque les femmes en émergent, elles sont devenues des meilleures versions d’elles-mêmes, plus conscientes de leur âme immortelle. Et c’est à ce moment-là qu’elles doivent faire le choix. Alors elles nagent le long de la rivière, jusqu’à ce qu’elles arrivent à un endroit où elle se divise en deux bras, qui vont dans des directions différentes. L’un va vers leur mari qui les attend au bord de la rive, l’autre coule vers le monde extérieur.
— Mais elles savent qu’elles choisissent la mort avec le mari ?
— Bien entendu, c’est pour cela que je les guide. Elles savent qu’elles font le choix entre la réalisation de leur soi immortel dans l’amour et l’abondance, ou un retour à une existence superficielle, dans la solitude et la misère spirituelle.
— Dans le cas de Jessica Pryce, une mort lente et cruelle en compagnie d’un cadavre, ou une vie longue et heureuse sur terre, corrigea Florence.
La langue de Vatika claqua d’exaspération, puis elle sourit.
— Ton père m’a avertie que tu avais une forte tête. C’est pourquoi je te propose de découvrir cette nouvelle dimension de pensée… par toi-même.