Chapitre 122

Les Hautes Lumières

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Florence s’enfonça doucement dans la rivière verte.

Elle avait la sensation délicieuse de se baigner dans de la lumière douce. Sa robe blanche se gonfla d’abord au contact de l’onde, puis lâcha prise et ondula dans l’eau émeraude, tiède et onctueuse.

La jeune femme se mit à nager, le sourire aux lèvres. Elle vivait toute entière dans ce présent délicieux. Il serait bien temps de répondre aux questions plus tard; d’ailleurs le doux clapotis les avait toutes effacées. Plus aucune d’elle n’avait d’emprise sur elle. Juste le moment présent, et cette eau rayonnante de pureté.

Sa mère ne lui avait rien dit de plus à propos du parcours initiatique. Elle lui avait simplement promis qu’elle comprendrait, une fois arrivée où elle devrait arriver. Il lui fallait juste nager, suivre sa destinée comme on suit un courant.

Florence tenta de se souvenir du chemin parcouru, depuis la clairière. Saurait-elle le retrouver, au cas où? Mais comme son sens des directions, cette éventualité se brouillait tranquillement à chaque mouvement dans l’eau verte.

Jamais elle n’avait senti ce bien-être aussi complet. Un rire s’échappa de sa gorge. Quel endroit exceptionnel de beauté!

La seule pensée qui revenait, comme un doux élixir, était celle de son héritage. Elle n’avait que faire de l’argent, sa famille en possédait déjà trop. Mais deviendrait-elle la gardienne de ces trésors extraordinaires? Elle avait passé une grande partie de sa vie à les étudier, était-ce un signe de sa destinée? Cette idée faisait gonfler son torse, et accélérait son souffle. Soudain, son avenir était immense. Soudain, elle ne pouvait plus se contenter de barboter.

Il fallait nager.

C’est avec une formidable énergie que Florence se jeta dans le lit tranquille de la rivière verte. Elle n’avait jamais été athlétique, mais nager dans ces eaux ne lui demandait aucun effort. La rivière serpentait dans des tunnels, descendait parfois, accélérait, décélérait. La grotte était encore plus gigantesque qu’elle ne l’avait imaginée. Parfois ses orteils touchaient le fond huileux, parfois des bulles remontant à la surface semblaient venir des profondeurs de la terre elle-même.

Elle nagea pendant une demi-heure peut-être. Puis, à la sortie d’un tunnel, elle découvrit une immense caverne. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser où elle était : elle avait dû faire une boucle. Elle reconnaissait la clairière, son clair de lune et l’immense escalier de bambou, qui n’était plus à sa droite mais à sa gauche.

En revanche, elle ne distingua pas les trésors; sûrement étaient-ils plus loin, en aval. Mais sur la rive droite, elle découvrit alors une autre cavité, éclairée au milieu par une flamme vive. Les parois étaient couvertes de mosaïques dorées, de style byzantin.

Elle prit ses mosaïques pour un énième trésor exposé dans la caverne, mais en se rapprochant d’elles, elle sentit quelque chose de familier.

La mosaïque la représentait.

En pied, telle une déesse d’un autre âge, ses cheveux roses flamboyants, les tatouages sur ses bras. La représentation devait faire trois mètres de haut, et au-dessus d’elle, les lettres d’or contre le fond noir épelaient son nom.

Florence Ottoline Desirée Mornay-Devereux.

Elle avait arrêté de nager et flottait doucement, essayant de trouver un sens à cette mosaïque. Alors elle découvrit les autres personnages. Sept silhouettes étaient ainsi représentées dans ce panthéon aux parois lisses et marbrées. L’une d’elles était Vivant Mornay.

– Les Hautes Lumières. Ce sont les gardiens des trésors, et du secret.

La voix de Vatika avait retenti dans les gouffres, et glissait sur l’eau verte. Les yeux de Florence étaient rivés sur la mosaïque, et revenaient toujours à son nom.

— Ce sont eux qui président sur l’ascension. C’est la distinction la plus haute de notre ordre. Nous avons besoin de toi, Florence. Cela a toujours été toi.

Et d’une voix de cathédrale, elle ordonna :

— Regarde les tatouages sur ta peau, ma fille.

Florence n’avait pas besoin de les regarder. Un gouffre sembla s’ouvrir dans son ventre, la collision de l’impossible, la reconnaissance d’une coïncidence improbable, l’intrusion de lois invisibles et de son impuissance à les comprendre.

Sur son bras gauche, une femme en robe blanche flottait dans l’eau, une Ophélie à la manière des peintres pré-Raphaelites anglais du XIXème siècle. La même époque de la création de la société de Vivant.

Sur son autre bras avait été tatoué un ange.

Les idées, les mots et les images se bousculèrent dans l’esprit de Florence. Mais toujours elle revenait à son nom sur la mosaïque. Elle revoyait bien ce prêtre plongeant un poignard dans la poitrine d’un homme, mais une voix dans sa tête lui soufflait que la mort était comme la naissance : une boucherie, faite de sang, de tripes et de douleur. Les portes entre les deux mondes étaient ainsi. Cela faisait partie de notre condition humaine.

Et son nom en mosaïques d’or balayait tous ses doutes.

Florence Ottoline Desirée Mornay-Devereux.

Elle se tenait juste à côté d’une autre femme.

Une autre Haute Lumière dont le nom était écrit en lettres en or.

Elizabeth Rose von Wär.

Mais le règne d’Elizabeth von Wär, comme celui d’Helmut von Wär avant elle, comme celui d’autres hommes avant lui, s’était achevé. Il était temps à Florence Mornay-Devereux de prendre sa place.

Alors elle nagea vers sa mère, ivre de cette nouvelle destinée.

— Florence!

La voix sembla d’abord venir de son propre crâne. Mais elle remarqua que sa mère regardait au-delà de la rivière verte, le visage tordu de surprise et de colère.

— Florence!

Ses yeux papillonnèrent sur la silhouette qui se tenait sur l’autre rive.

C’était Max.

Il semblait venir d’une autre réalité, incompatible avec cette nouvelle Florence qu’elle était devenue, la femme sur la mosaïque.

Max agitait les bras, ses mots se précipitaient dans la rivière verte.

— Florence! Les dés sont pipés! Ne crois pas ce qu’elle te dit, les femmes ne choisissent rien, elles sont attirées par l’or et elles se noient dans la rivière! Les courants! Les courants! Je peux te sortir de là! Viens!

Il lui tendait la main. Max brillait toujours de cette familiarité exquise, et il était revenu pour elle! Jusque dans les profondeurs de cette grotte du bout du monde! Ou était-il une hallucination?

— Ne l’écoute pas, Florence! cria sa mère, de l’urgence hargneuse dans sa voix. Il n’est pas éveillé, il ne comprend que le visible et il se trompe! Il est temps que tu t’éloignes des énergies inférieures, tu es vouée à une destinée plus grande, Florence, et tu l’as toujours su! Écoute ce que veut ton cœur! Regarde ton tatouage, c’est ta destinée! Florence, tu es l’élue!

Florence plongea toute entière dans l’eau verte, pour éteindre les feux qui faisaient rage dans son crâne. Alors elle vit Le Caire, les conséquences de ses actions, le baiser de Max dans les rues poussiéreuses, et le moment où il s’était éloigné d’elle, broyant l’espoir avec lui. Puis elle se souvint des lignes écrites à Sixtine.

Après quoi courez-vous?

Sa tête sortit de l’eau, et les sons se fracassèrent sur elle à nouveau.

— N’y va pas, Florence! criait sa mère, des notes d’hystérie dans la voix. Je t’en supplie, n’y va pas!

Mais Max avait déjà de l’eau jusqu’à la taille, et s’accrochait à un rocher de la rive pour lui tendre la main. Il était à moins de dix mètres d’elle.

Florence replongea, accueillant le silence de la rivière. Mais sa lettre à Sixtine défilait toujours dans son crâne.

La gloire, la justice, la fortune... Ça brille dans nos yeux et dans ceux des autres, alors on croit que c’est de l’or. Mais quand on s’en approche d’assez près, on découvre un morceau de miroir cassé qui étincèle sous le soleil. L’or est ailleurs, on n’a pas su le voir.

Lorsqu’elle remonta, l’eau et les yeux bleus de Max avaient rincé les lettres d’or. C’était comme si elle se réveillait d’un long rêve, étonnée d’y avoir cru un seul instant. Et pourtant le rêve avait duré toute une vie.

Elle nagea vers Max, et son sourire trouva un écho dans le sien. Il tendait ses doigts vers elle et elle pouvait déjà les toucher, son cœur amoureux comme une bouée sur les ondes tranquilles.

Elle sentit alors des rubans d’eau jouer avec ses jambes, les caresser de leur fraîcheur.

Les rubans se transformèrent en bras puissants, séparant ses jambes, enroulant son bassin.

Le sourire de Max s’évanouit. Sa mère hurla.

— Florence reste avec moi! N’y va pas! Non!

Puis un courant d’une force considérable vint la cueillir et la tira dans l’abysse vert. La rivière entra dans ses poumons, désarticulant ses membres, étouffant ses cris. La clarté de la lune qui tombait dans la clairière fut la dernière chose qu’elle vit, ondulant à la surface et rapetissant dans sa chute. Les dernières bulles se précipitèrent vers elle, puis disparurent.

Tout ce qui restait était l’infini vert.

Mais alors que son torse explosait de vide et que sa vision se voilait de noir, elle distingua une dernière forme, qui s’approchait d’elle.

Sixtine.

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