Chapitre 136

Bayou Jaune

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5 mois plus tard

Lune gibbeuse croissante (29ème jour de septembre)


Seuls les yeux jaunes fendus de noir émergeaient de l’eau beige de la rivière Vermilion.

L’alligator observait le pêcheur sur la rive. Tout près du bord.

Le reptile le regarda caler sa canne entre deux seaux, inspecter la tension de sa ligne et s’affaler dans un fauteuil pliant devant la cabane délabrée. Ses pieds nus, au bout d’un jean roulé aux mollets, gigotaient comme deux vers blancs.

Le pêcheur parlait tout seul, gesticulant mollement pour accompagner son discours. Il souleva son chapeau, délogea la chaleur qui pesait sur son crâne à moitié chauve, collé de mèches humides blondes et blanches. Il essuya la sueur de son visage rougeaud de bulldog puis, comme s’il se résignait devant l’insistance d’un interlocuteur invisible, se tut enfin et ouvrit l’étui à ses pieds.

Il en sortit un violon.

Il vérifia le ciel, les nuages lourds qui cachaient le soleil et couvaient sa chaleur, puis se mit à jouer.

La mélodie était gaie, mais tendue de phrases mélancoliques – rien de certain, juste une sensation. Un air du bayou cajun.

Les notes s’aventurèrent dans les marais, au-delà de la cabane de bois, de son porche usé et de son toit de taule. Elles caressèrent les mousses pendantes des cyprès bordant la rivière, dérangèrent un papillon de nuit égaré. Leur écho traîna jusque dans les repères des aigrettes, là où il n’y a plus d’hommes ni de lumière, juste les empreintes des lucioles et le souvenir des vieilles histoires de la Louisiane.

Mais soudain, la musique s’arrêta, dans un étranglement abrupt.

Devant la cabane délabrée, l’alligator avait disparu.

Le violon gisait sur le fauteuil pliant.

Et le pêcheur, lui, suivait l’or.

Un rayon de soleil indécis faisait briller quelque chose, à quelques mètres de sa ligne, dans l’entremêlement de branches et de racines.

Lorsqu’il enfonça ses pieds blancs dans la boue, une vague sombre et silencieuse de cinq mètres de long fendit la largeur de la rivière.

Trois bouteilles. Trois petites bouteilles de verre blanc, fermées à la cire noire, mais éclaboussant les branches pourries d’une lueur d’or. Les doigts voraces du pêcheur les agrippèrent, trois d’un coup. Il les frotta sur son tee-shirt sale et les inspecta. Elles contenaient des fragments de papier. Des dessins géométriques et des symboles se mêlaient à une écriture précipitée.

Il approcha l’une des bouteilles de son nez, fronça les sourcils : des hiéroglyphes égyptiens ?

— Hmm, grommela-t-il. Un message… pas pour moi, non, pas pour moi. Qui veux-tu qui m’enverrait un message. Ou est-ce que c’est pour celui qui le trouve ? Et celui qui le trouve, c’est moi.

La vague s’arrêta juste de l’autre côté du nid de branches, qui gagna soudain deux yeux jaunes fendus de noir. Le pêcheur, comme hypnotisé par sa découverte, n’avait rien remarqué. Il leva une des bouteilles vers le soleil.

Une sorte de poudre iridescente, couleur d’or, scintilla dans la lumière. Une poudre si fine qui, sans le reflet qui la trahissait, aurait été invisible. Avec ses dents, il arracha la cire noire et en sortit les fragments de papier.

L’eau bouillonna alors avec violence et le pêcheur perdit l’équilibre. Il disparut dans la rivière boueuse sans lâcher les petites bouteilles.

L’instant d’après, les crocs de l’alligator éviscéraient un brochet et le reptile filait avec sa proie vers des eaux plus tranquilles, la canne à pêche dans son sillage.

Le pêcheur rejoignit la rive et son fauteuil pliant, dégoulinant de boue, jurant tous les diables contre l’alligator. Mais bientôt, la bête et le diable furent oubliés. Alors qu’il déposait délicatement les bouteilles dans l’étui de son violon, un signe sur un des messages détrempés attira son attention.

L’eau avait brouillé son trait.

Mais il y avait bien, dégoulinant d’encre, deux « H » qui formaient une croix étrange.


Ailleurs, sous la même lune, une fille aux cheveux noirs scintillants d’or, ses doigts sanglants agrippés aux barreaux d’une lucarne, hurlait contre la nuit vide sous le regard indifférent de Néfertiti.

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