Chapitre 137

Les Sept Fantômes De Falmouth Manor

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Lune gibbeuse décroissante (5ème jour d’octobre)


Le soir tombe vite sur les Cornouailles. Il tombe encore plus vite sur Falmouth Manor.

Rares étaient les visiteurs nocturnes, refroidis sûrement par les histoires d’antan, peuplées de phares, de brumes et d’hommes qui se repaissent de naufrages.

Ils étaient même si rares que personne n’avait pensé à éclairer les grilles du manoir ni le long chemin bordé de chênes sombres qui menait à ses tours.

Debout sur l’horizon, le bâtiment absorbait de ses pierres obscures les dernières lueurs du jour et les dissimulaient dans les plis de son architecture compliquée. Ses hauteurs dessinaient des ombres dans les ombres, cassées seulement par le verre des fenêtres qui réfléchissait la pâleur de la lune. Même les bruits de la nuit mouraient au-delà des chênes. Une chouette blessée, le vent des falaises, un étranger qui venait de loin : tous réduits au silence par la majesté crépusculaire de Falmouth Manor.

Soudain, une fenêtre s’embrasa d’une lumière chaude, au-dessus de la grande porte d’entrée. Une autre s’alluma dans l’aile ouest, une autre encore en haut d’une tour. Bientôt, cinq lucarnes orange percèrent la façade sombre. Des silhouettes s’activèrent à l’intérieur, mises en mouvement par des sonneries électroniques.

Ping ! Ping !

Le manoir sembla s’animer au son improbable de téléphones portables. 

Mais une fenêtre resta sombre, alors qu’à l’intérieur aussi, la lumière faiblarde d’un écran de téléphone perturbait l’immense obscurité. C’était la fenêtre de la bibliothèque.

Dans le noir, une présence feutrée rôdait autour des livres empilés pêle-mêle, frôlait les objets poussiéreux et l’horloge cassée, inspecta les cartons de déménagement en équilibre sur des fauteuils élimés, dérangea un bibelot qui tomba sur le tapis persan élimé, brisant à peine le silence. Son ombre passa le long des portraits posés à même le sol, dont les sujets étaient face au mur, comme des enfants punis.

Un seul portrait observa l’ombre se faufiler dans la pièce désordonnée : celui d’un homme fier et élégant qui posait devant une bibliothèque. La même que celle-ci, dans un passé plus glorieux, cent cinquante ans auparavant.

La petite plaque d’or au bas de son cadre usé annonçait « Vivant Mornay ».

Le téléphone posé sur un guéridon rayé vibra à nouveau ; la lueur de son écran projeta la pâle silhouette de l’intrus devant le portrait craquelé. Il se retira en hâte : des pas approchaient.

La lumière jaune s’échappant de la porte entrouverte sabra l’obscurité.

Puis la porte s’ouvrit en grand, révélant des cheveux roses juste visibles en haut d’une pile de cartons. Une main aux ongles verts fluo palpa le mur pour atteindre l’interrupteur.

Tout se passa alors très vite : l’ombre se précipita sur les pieds de l’intruse, elle poussa un cri, et les cartons s’écrasèrent sur le parquet dans un énorme fracas.

L’instant d’après, un chat noir et blanc dévalait les grands escaliers de Falmouth Manor, aussi terrifié que celle qui l’avait surpris : Florence Mornay.


— Un chat à Falmouth, maintenant ? C’est nouveau, ça aussi, grommela Florence. Elle aurait pu m’avertir. Si ça se trouve, j’y suis allergique, à ce chat. »

Elle alluma l’interrupteur : seulement quelques ampoules fonctionnaient encore dans les deux grands chandeliers de cristal et illuminaient à peine une pièce plus vaste que son appartement londonien. Enjambant les livres qui gisaient sur le tapis de la bibliothèque, elle tenta d’allumer une lampe à l’abat-jour poussiéreux, sans succès.

Son esprit admit un instant que si Falmouth Manor était dans un état lamentable, c’était moins la faute de la nouvelle propriétaire, qui y vivait seulement depuis trois mois, que celle de la famille qui l’avait possédé pendant douze générations : la sienne. Mais pour Florence, qui y revenait pour la première fois depuis un an, c’était moins douloureux de se plaindre des transformations que Sixtine avait fait subir à sa maison d’enfance que d’admettre qu’elle n’y était plus qu’une invitée.

Elle inspecta la pièce. Jamais elle ne s’était rendu compte de l’étendue des dégâts causés par l’abandon. Son père et elle n’avaient habité qu’une minuscule partie de l’immense propriété, et même les parties ouvertes au public n’incluaient pas la majorité des pièces. Dix ans auparavant, sa carrière de journaliste l’avait conduite à Londres, et elle n’était plus venue au manoir que certains week-ends.

Elle se pencha en soupirant et leva tant bien que mal le carton qui s’était écrasé par terre lorsque le chat l’avait effrayée. Le rythme de son cœur s’était ralenti, laissant la place à une vague sensation de regret.

— Flo ! s’écria une voix derrière elle.

Florence sursauta, poussa un cri et lâcha le carton.

Derrière elle, Max éclata de rire.

— Je t’ai entendue crier…

— Oui, un chat, je ne m’y attendais pas, OK ? Ce n’est rien comparé à la frayeur que tu viens de me faire.

Elle se laissa tomber dans un fauteuil, soupira et ferma les yeux.

— Désolé, répéta Max, amusé. Alors, c’est ici, les quartiers généraux ? Sacrée bibliothèque…

Florence ouvrit un œil et observa son ami à la dérobée. Il inspectait les lieux en se frottant la cuisse. Il avait été blessé au Caire, et sa jambe ne s’en était jamais complètement remise.

Le Caire. Le temps béni où ils étaient ensemble. Et cette nuit, cette nuit unique et magique où ils s’étaient aimés. Cette nuit-là avait pesé lourd dans sa décision de répondre à l’appel de Sixtine. Florence n’avait jamais réussi à oublier Max. Pourtant il le fallait à présent, si elle ne voulait pas que chaque jour soit un calvaire. Elle avait perdu l’amour de Max à jamais, à cause de ses propres actions. Le temps avait cousu une fragile cicatrice sur son cœur et les regrets qu’il renfermait, mais un geste, un regard, une illusion, et la blessure se rouvrirait. Elle referma les yeux.

— Tu as lu le texto de Franklin ? demanda Max.

— Non, dit Florence, se redressant d’un coup, palpant ses poches d’un air paniqué.

Il suffit d’un coup d’œil pour que Max trouve le téléphone sur le guéridon. Il le lui tendit.

— Rendez-vous dans quinze minutes dans le Petit Salon. Il a une piste.

— Il n’a pas perdu de temps.

— D’anciens collègues à lui ont retrouvé le sigle de HH en Louisiane.

Florence s’agenouilla pour ramasser le contenu du carton qu’elle avait lâché. Max la rejoignit. Il saisit un dossier et commença à l’éplucher. Son amie le lui retira délicatement des mains.

— Tatata. Ne dérange pas mon système d’organisation.

Max leva un sourcil d’un air amusé.

— Et tu vas les mettre où ? Il n’y a pas un centimètre de surface libre dans cette pièce.

Une photo parmi les dossiers éparpillés par terre attira l’attention de Max. Il reconnut Vatika, la prêtresse de la société secrète qu’ils avaient démantelée. Son vrai nom était Eloïse Devereux. La mère de Florence.

Il tendit la photo à son amie. Pour toute réponse, elle ouvrit un grand sac poubelle noir et lui fit signe de la jeter à l’intérieur.

— Flo, c’est ta mère, protesta-t-il.

— C’est le ventre qui m’a enfantée, le cœur qui m’a abandonnée et le cerveau qui a assassiné. Une collection d’organes ne fait pas une mère. Fais-moi une faveur, si tu trouves quoi que ce soit qui la concerne, jette-le là-dedans.

— Et si c’était important pour l’enquête ? Elle faisait partie des dirigeants…

— Oui, tu as raison, elle a grandement gagné sa place dans le panthéon du Mal.

Elle tira un rideau qui se détachait de la tringle, révélant un mur taché et passé, tapissé de fleurs de lys vertes.

Sept visages sur des photocopies couleur semblaient les observer de dessous leurs perruques. Sept noms étaient écrits au marqueur :

Vivant Mornay

Frederick Darcy

Neville Carter-Bowyn

Theophilus Clavering

Conyers Campbell

Louis-Christophe Daumesnil

Herbrand Foley-Flint

Florence prit la photographie de sa mère des mains de Max et la punaisa sur le mur d’un geste hargneux. Elle recula pour admirer le résultat.

— Voilà, dit-elle en se frottant les mains. Quand on aura épinglé tous les salauds de cette secte, on arrivera à quelque chose.

Le regard de Max s’attarda sur le portrait de Vatika. La punaise avait transpercé son œil droit.


La claustrophobie saisit Max à la gorge lorsqu’un grand livre relié de cuir atterrit sur le bureau dans un nuage de poussière.

Deux H en forme de croix dorée ornaient la couverture. C’était le tome qu’il avait volé dans la grotte, au Vietnam, durant la nuit la plus étrange de sa vie.

— Quarante-deux noms, dit Florence en le feuilletant. Quarante-deux filles qui pensaient vivre un conte de fées. Quarante-deux victimes.

— Enterrées vivantes dans un lieu sacré, avec pour seule compagnie un trésor inestimable, murmura Max, comme pour lui.

— Et la promesse que dans l’au-delà, elles seraient des reines, soupira Florence en secouant la tête.

Elle passa ses doigts sur les pages jaunies du livre. Le modus operandi de HH. L’horreur au nom de la foi. L’héritage laissé par son ancêtre.

— Trente-sept dont Sixtine a retrouvé les traces, dit Max, espérant que ce rappel ferait passer son amertume.

Florence sortit trente-sept dossiers dactylographiés.

— Le père de Sixtine, Mikael, a écrit leur histoire, et il n’y a aucun happy end.

— Et cinq noms tombés dans l’oubli, ajouta Max.

Florence opina. Elle ouvrit le livre aux pages marquées de cinq rubans rouges.

— Violet. Marie-Catherine. Jane. Ihuoma. Liu Yang. Et aucune date.

— Aucune piste ?

— Les trois premières, leur nom est inscrit au début du livre, elles sont probablement mortes depuis longtemps. Mais Ihuoma… Liu Yang… elles sont tout à la fin, il y a peut-être encore un espoir. Ihuoma veut dire « la favorite » en Nigérian. Ironie cruelle, n’est-ce pas ?

Ils restèrent quelques secondes sans parler, la reliure du livre ouvert formant un fossé entre eux.

— Par où vas-tu commencer ? demanda enfin Max.

— Par là où toi et moi nous avons commencé.

Le visage de Florence s’empourpra d’un coup.

— Enfin, je veux dire, les archives, bafouilla-t-elle.

Max baissa les yeux. Pour lui aussi, le souvenir de la nuit où ils avaient épluché les journaux de l’ancêtre de Florence était encore tout frais. Leur baiser sur le canapé en velours bleu, près d’un an plus tôt, était si présent que sa bouche se souvenait du goût de ses lèvres.

— Oui, bien sûr, les journaux de Vivant, dit Max en se concentrant très fort sur le livre. Il ne mentionne ces noms nulle part ?

— J’ai numérisé tous les tomes, je n’ai rien trouvé. Mais…

Elle ouvrit la porte de la bibliothèque vitrée – un pan était brisé et déformait les tranches des tomes exposés sur les étagères.

— … il en manque.

— Combien ?

— Impossible à dire.

Max allait parler lorsqu’il s’aperçut que son amie s’était immobilisée et qu’elle le fixait avec intensité. Le silence entre eux était toujours lourd du souvenir de leur attirance, autant que des raisons pour lesquelles leur histoire d’amour était morte avant même d’avoir commencé. L’ambition de Florence l’avait poussée à le trahir et avait eu des conséquences tragiques ; même si Max lui avait pardonné au point de risquer sa vie pour sauver la sienne, la confiance s’était érodée. Ce qui n’empêchait pas une partie de lui – la partie irrationnelle, clairement – d’avoir accueilli la nouvelle de la présence de Florence à Falmouth avec quelque chose qui s’apparentait à du bonheur.

— Max, je peux te poser une question ? demanda-t-elle enfin.

Il acquiesça nerveusement. Le souvenir de la nuit du Caire se manifesta à nouveau dans le creux de son ventre.

— Pourquoi as-tu dit oui à Sixtine ?

Max tenta de cacher son soulagement en répondant avec une diligence exagérée.

— Disons que j’ai évalué toutes les directions dans lesquelles ma vie pouvait aller, pour estimer où je pouvais être le plus utile à la société. Découvrir la vérité sur ces crimes, honorer le devoir de mémoire de celles qui ont disparu, et pouvoir épargner ces horreurs à d’autres… c’est ce que je peux faire de mieux de mon temps. Et toi, pourquoi as-tu accepté ?

— Pour garder un œil sur toi, pardi.

Max sentit toute sa peau s’enflammer. Il passa une main sur sa nuque et ses yeux errèrent sur le sol.

— Flo, murmura-t-il, sa voix cassée par l’embarras.

— Je te charrie ! coupa hâtivement Florence. Moi pareil. La justice. C’est le principal.

Quelque chose dans son regard incertain convainquit Max, sans la moindre possibilité de doute, que Florence mentait. Pire, elle se mentait à elle-même.

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