Chapitre 141

La Déposition de Lanaa Steele (II)

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ÉTAT DE LA LOUISIANE

NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT

Dossier no 86-934-S


Déclaration écrite soumise par le témoin


Témoin : Lanaa Steele

Feuillet 2/15


21 octobre 1987


Un tour de la clef au ruban rouge, et la porte racle le linoléum.

Je ne suis pas entrée dans ce local du rez-de-chaussée, sous le porche, depuis les inondations de l’été dernier. La fine couche de boue séchée éparpille de la poussière lorsque je traverse la pièce. Il y a des insectes morts dans le globe blanchâtre du plafonnier, dans le creux des chandelles et sur le couvercle des bocaux d’herbes et potions. Le fauteuil à médaillon réservé aux clients est taché d’humidité. Un ouragan a décroché la tringle à rideaux et éparpillé les livres gondolés de l’étagère. L’ourlet du tissu de velours orange sur la table ronde au centre de la pièce est décoloré.

L’horloge à balancier, elle, ne s’est pas arrêtée. Tic tac tic tac. Le pendule va et vient entre les dieux égyptiens maladroitement sculptés de chaque côté de la caisse. 

Hunter est grand et le plafond est bas. Il se place près de l’horloge et me laisse arranger l’espace.

— Vous aviez beaucoup de clients ? J’ai entendu que les médiums du Quartier Français gagnent des fortunes.

Je dépoussière le fauteuil et allume les lampes aux abat-jour à pampilles.

— Assez pour pouvoir m’acheter ma bécane et payer ma tournée aux filles le samedi soir. Effacer quelques dettes, aussi. Mais certaines de mes collègues du Quartier Français… elles sont plutôt dans le showbusiness.

— Vous allez me dire qu’elles ne communiquent pas vraiment avec les esprits ? Et moi qui le croyais. Tss-tss.

Il secoue la tête, le sourire en coin.

Son sarcasme pique un instant, j’ai brièvement envie de lui prouver que les morts n’attendent que le moment où on les invitera à parler. Mais il le saura bien assez tôt.

J’aime ce que ce sourire dessine entre nous, je n’ai pas hâte de le voir se faner.

— Oh, si. Mais ce sont des meneuses de cabaret, avec des potions, des amulettes, des cristaux, des bouteilles : les esprits disent ceci, les esprits disent cela. Ce sont des accessoires de théâtre. Le petit théâtre des esprits.

En remettant de l’ordre dans ma pièce de consultation, je parle, je parle. Je suis consciente que je recule le moment où il va falloir parler d’elle.

— Et vous, le théâtre, ce n’est pas votre style ?

Il passe la main sur les bocaux des étagères.

— De la décoration. Il en faut bien, les clients aiment.

— Ça aussi, de la décoration ?

D’un coup de menton, il montre mon Jeu. Mon oracle égyptien.

J’ai dû le poser sans m’en rendre compte sur la table recouverte de velours, au centre de la pièce. J’ai recouvert l’Œil d’Horus avec la petite pyramide de malachite. Les vieilles habitudes ont la peau dure. 

— Je travaille avec les coïncidences et les signes, les connexions entre les choses, les fils invisibles. C’est plus long, et les réponses sont plus complexes. Mais comme je l’ai dit, je ne pratique plus. Cet oracle n’est plus que pour moi.

Je remets mon Jeu dans ma poche de blouson. La pyramide verte est seule sur le velours couleur de désert.

— Hmm. Un travail de détective, quoi, dit-il distraitement. Le commissariat en est plein. J’aurais eu besoin de compétences un peu plus… 

— Occultes ?

— Complémentaires. Mais comme je l’ai dit, ce n’était pas mon idée de venir ici.

Ce que je ne lui dis pas, c’est que les médiums font de bien meilleures détectives que les plus malins des flics. Armées d’une connaissance empirique de la condition humaine, les plus douées peuvent lire la vie d’un homme en quelques cartes, ses peurs et le manque qui doit être comblé par une conversation imaginaire avec l’au-delà. Les arts divinatoires ne sont que l’observation de l’ici et maintenant. Les lames permettent simplement de faire tomber les masques. 

Comprendre le langage des morts n’est qu’un bonus.

Je sais déjà beaucoup de choses sur toi, Hunter. Et surtout, je sais que je te trouble.

Je suis habituée au regard vorace des hommes ; j’ai appris à protéger mon corps de leurs instincts de prédation.

Et mon cœur ? Il est depuis longtemps gardé par les morts qui hantent ma maison.

Sauf ce soir.

Lorsque je frôle Franklin Hunter, un frisson dangereux s’empare de moi. Délicieux, irrésistible et puissant. Comme la brise froide qui porte dans son parfum l’imminence de l’aube.

Je tire le fauteuil et l’invite à s’asseoir de l’autre côté de la table au velours orange. Mais la distance entre nous est encore trop faible.

— La prochaine fois, prenez rendez-vous, dis-je froidement.

— La prochaine fois qu’on retrouve un prêtre avec un poignard dans le ventre ? Ou la prochaine fois que je viens ici… pour le plaisir ?

Son parfum chaud de cèdre rouge, de cuir et de tabac me trouble tant que je perds pied. J’essaie d’invoquer mes années d’expérience d’analyse tranquille de l’invisible pour lâcher prise et m’installer en dehors du présent – pour devenir observatrice.

Mais cette fois, je suis comme happée par un courant fort, incapable de réfléchir, de sentir, de comprendre.

La pyramide de malachite me rappelle l’oracle :

Mon destin est en marche et je ne peux rien contre lui.


Les photos sont étalées sur la table.

Milburn Boucvalt gît sur un tapis persan, les yeux ouverts. Une expression de surprise idiote déforme son visage hâlé de septuagénaire millionnaire. Ses cheveux blancs, parfaitement coiffés sur les brochures de sa mégaéglise, s’éparpillent dans un fouillis ridicule. La tache de sang est si grande que j’ai peur qu’elle coule sur le velours orange de ma nappe. À côté de lui, comme s’ils étaient tombés ensemble, les morceaux épars d’une statue de marbre cassée.

— La statue, dis-je. Une vierge ?

— Oui. Il était collectionneur d’antiquités. Sa maison en est remplie. Il avait aussi des parts dans l’affaire d’un antiquaire de la ville. Rick Le Blanc. C’est l’un des témoins qui a vu Marìa Flores entrer dans la maison.

Je ne veux pas en parler. Pas encore. Je veux comprendre ce que je vois.

— Il a été retrouvé dans quelle pièce ?

— Une des pièces du haut. J’ai un plan.

Il se penche vers son porte-document, mais je parle avant :

— Deuxième étage, sous le toit, une pièce qui donne sur le jardin. Sous la fenêtre, il y a un escalier de pierre blanche avec une marche cassée.

— Vous y êtes déjà allée ?

— Non.

Il fait la moue, mord l’intérieur de sa joue, hésite. Il cherche un endroit où avancer, et je ne suis que sables mouvants. Il ne croit pas que je puisse être certaine des détails de la maison de Boucvalt, sans y avoir jamais mis les pieds. Il ne peut pas y croire. Pourtant il le faut.

Je retrouve mon instinct de médium professionnelle : l’attirer en territoire familier.

— Vous avez retrouvé l’arme ? dis-je.

Comme prévu, il s’y engage avec aplomb, détaille les caractéristiques du poignard, le dommage causé par la lame, l’angle et la violence du geste, la trajectoire du sang. Sa voix coule, onctueuse, assurée, réchauffant l’air de la nuit qui s’immisce dans la petite pièce.

Les filles, dehors, ont éteint la radio. Les motos commencent à quitter la clairière. Bientôt, les créatures de la forêt viendront peupler le silence.

— La lame a été plantée avec une férocité mesurée, continue-t-il.

— Férocité mesurée. N’est-ce pas une contradiction ?

— Un geste maîtrisé, exécuté sans hâte et sans hésitation. Mais avec une force inouïe. Elle sait ce qu’elle fait et elle donne tout ce qu’elle a.

Je touche ma cicatrice. Cette fois, je n’ai pas pu m’en empêcher, et il l’a remarqué.

— Qu’est-ce que vous savez d’elle ? dis-je. Qu’est-ce qui vous fait dire que…

— Que c’est Marìa Flores ? Cinq témoins. La femme de Boucvalt, Rick Le Blanc, un autre antiquaire nommé Pillard, la femme de chambre et un touriste. Le touriste l’a vue entrer dans la maison vers 10 h 15 ce matin. On suppose qu’elle devait avoir une clef, elle n’a pas frappé. Elle traverse le grand hall, croise Le Blanc et Pillard. Le Blanc la reconnaît, l’interpelle, elle se retourne, lui sourit, le laisse abasourdi. Pillard ne la connaît pas, mais on lui a montré sa photo, et il l’a identifiée. Il a aussi témoigné que Le Blanc était très agité, confus. Pendant ce temps, elle monte les escaliers, sans hâte, croise Dorothy Boucvalt qui se met à crier, ce qui alerte le personnel. La suspecte continue à monter les escaliers jusqu’au deuxième étage. La femme de chambre tente de calmer Dorothy Boucvalt ; elle ne voit pas le visage de Marìa, mais jure qu’une grande femme mince, avec de longs cheveux noirs jusqu’au bas du dos, était devant la pièce où personne n’a le droit d’aller, excepté Milburn Boucvalt. Une pièce qui est d’habitude fermée à double tour. Elle disparaît à l’intérieur et ferme la porte derrière elle. Dorothy Boucvalt devient hystérique, exige que sa servante fasse immédiatement sortir Marìa, appelle Le Blanc et Pillard, tous accourent au deuxième étage. La femme de chambre entend la voix de Marìa, mais ne peut pas nous en dire plus, à cause du vacarme sur le palier. Les hommes tambourinent à la porte pendant plusieurs minutes, Le Blanc l’enfonce et trouve le révérend poignardé. Il est déjà mort. Il est 10 h 28.

— Et Marìa ?

Hunter passe ses doigts sur sa fine moustache.

— Elle ne se trouve pas dans la pièce.

— Et bien entendu, il n’y a pas d’autre issue que la porte devant laquelle se trouvent cinq personnes.

— La fenêtre, concède Hunter. Fermée.

— La fenêtre à huit mètres de hauteur, qui donne sur les escaliers cassés.

— Et sur un patio où un jardinier travaille à ce moment-là. Rien à signaler.

— Quand Le Blanc tambourine, puis enfonce la porte, il ne s’inquiète pas ?

— Le jardinier se souvient avoir levé les yeux vers la fenêtre d’où provenaient les bruits et est à peu près certain que la fenêtre était fermée. Apparemment, le révérend pouvait être sujet à des épisodes colériques, particulièrement vis-à-vis de son personnel. Le bruit d’une porte enfoncée n’est donc pas un épisode qui mérite qu’on s’en préoccupe.

Je me cale dans la chaise. Mes doigts pianotent sur le velours orange de la nappe. Ils veulent interroger le Jeu, mais je les retiens.

— Ensuite, la femme de ménage accompagne Dorothy dans sa chambre. Madame Boucvalt souffre de migraines chroniques, elle passe la grande majorité de ses journées couchée dans la pénombre. Elle nous a dit d’ailleurs que la maison est d’habitude vide à cette heure-là, le samedi matin. Milburn Boucvalt travaille dans son bureau, prépare son sermon du samedi soir.

Hunter ouvre son porte-documents et en sort une photocopie.

— Il y a autre chose.

Il déglutit, hésite avant de poser le document sur la table.

— Marìa Flores a laissé une note.

Mes doigts frôlent déjà la feuille quand Hunter la retire soudain.

— Avant de vous la montrer, il faut que vous sachiez : Willow s’est mis d’accord avec la famille Boucvalt pour annoncer sa mort seulement demain, lors d’une conférence de presse. Les journalistes du pays entier vont être sur son dos. Willow a mobilisé tout le poste, on a le soutien du labo fédéral. Deux commissaires sont en charge du dossier, Romero et Trahan. À eux deux, ils ont cinquante ans d’expérience.

Il hésite.

— Le commandant a insisté pour qu’on explore toutes les pistes, même les plus… improbables. Je ne suis pas officiellement rattaché à cette affaire, je n’ai qu’une seule mission.

— Et vous êtes chez moi un samedi soir. Vous avez tiré la mauvaise carte.

Il ne relève pas mon sarcasme. Il me regarde droit dans les yeux.

— La seule raison pour laquelle je suis ici, c’est parce que le 30 mai 1986, vous avez enregistré au commissariat une plainte contre Boucvalt. J’ai lu votre témoignage. Votre plainte ne remplissant pas les critères de crédibilité que nous exigeons, elle a été archivée.

— En d’autres termes, vous n’avez rien, et vous êtes désespérés.

Il se racle la gorge, me tend la note.

Il s’agit d’une page de garde jaunie, arrachée d’un livre ancien. Outre le sigle de l’éditeur en bas de page, elle ne contient qu’un titre. Le poignard l’a transpercé, mais on peut toujours le lire : « LA CLEF ».

Mais ce sont les trois mots écrits à la main à l’encre bleue qui prennent toute la place et m’hypnotisent :

Lecteurs, soyez avertis.

— Avez-vous retrouvé le livre...

Hunter ne me laisse pas finir.

— Non, mais les empreintes sur la note sont celles de Marìa Flores. Il y a ses empreintes sur le couteau, aussi, même si elles sont partielles. Une mèche de cheveux noirs trouvée sur la chemise de la victime a été envoyée au laboratoire. On a retrouvé du maquillage sur la chemise de Boucvalt. Du fond de teint épais. Marìa Flores avait une belle peau lisse. Il est probable qu’on ait affaire à quelqu’un qui s’est fait passer pour elle. C’est une des deux possibilités.

Je penche la tête et le provoque avec un sourire.

— Et pour l’autre possibilité, vous avez besoin de moi.

Il adopte la même position que moi. Ses yeux brillent d’intelligence.

— Non. L’autre possibilité est que dans la tombe de Marìa Flores, on ne retrouve pas Marìa Flores. On a faxé l’autorisation d’exhumer le corps au cimetière.

Il m’a battue à mon propre jeu, et je savoure mon échec : ses yeux sont toujours dans les miens.

— Alors pourquoi avez-vous besoin de moi ? Si mon témoignage ne vous a pas convaincu l’année dernière, pourquoi est-ce qu’il vous conviendrait aujourd’hui ?

— Parce que Marìa Flores n’a pas laissé de famille. Même pas d’amis. Ses collègues à l’école de quartier où elle enseignait nous ont dit qu’elle était timide jusqu’à la pathologie. Il semblerait que, hormis Milburn Boucvalt, la seule personne qui ait compté pour elle… soit Lanaa Steele. 

Mon pouls s’accélère. Sa phrase a-t-elle fait mouche parce que depuis ma rencontre avec elle, je sais au plus profond de mon âme que c’est vrai ? Ou juste parce que mon nom a joué sur les lèvres de Franklin Hunter ? J’en veux à mon cœur d’être aussi faible.

— Vous savez bien que je ne la connaissais pas. Je ne l’ai jamais rencontrée… de son vivant.

Hunter soupire. Il glisse la photo d’un corps, prise de nuit. Une robe blanche dans la mousse humide du bayou.

Je ferme les yeux.

Trop tard, l’image est toujours là, brûlée depuis un an dans ma mémoire. 

— Le 28 mai, on retrouve le corps de Marìa Flores à des kilomètres d’ici, victime d’un homicide. Quelques heures plus tard, on interpelle un vagabond qui zonait dans les parages. Il avoue les faits. Il subit depuis une peine de trente-trois ans à Angola. Le 30 mai, vous vous présentez au commissariat de police et vous affirmez que le meurtrier est le révérend Milburn Boucvalt.

Je soutiens son regard dur avec défiance, mais il continue :

— Vous dites avoir « vécu » la scène du meurtre, comme si vous étiez dans le corps de Marìa Flores.

Les images reviennent dans un élan puissant. Je ressens l’empreinte de la peur jusque sous ma peau, elle coule dans mon sang.

Hunter hésite un instant, sa voix se casse légèrement :

— Et votre témoignage porte un avertissement. Je cite : « Les morts trouvent toujours un moyen de se venger ».

Tic tac tic tac, fait la vieille horloge.

— Lanaa Steele. Il va falloir nous révéler ce que vous savez, si vous ne voulez pas vous retrouver suspecte numéro un. Mais en attendant, nous avons rendez-vous, vous et moi. Au cimetière.

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