Chapitre 142
L’Ancêtre Épinglé

Florence monta quatre à quatre les escaliers qui menaient à la bibliothèque.
La Nouvelle-Orléans. Elle était sûre d’avoir croisé une mention dans les journaux de Vivant, fraîchement numérisés. Elle ouvrit la porte à la volée ; ses mains tâtèrent l’interrupteur dans le noir. Lorsque la lumière se fit, elle s’arrêta net.
L’impression que quelqu’un était venu ici la glaça un instant. À l’autre bout de la vaste pièce, une feuille punaisée sur le mur virevoltait mollement.
Florence déglutit. Bien sûr qu’il n’y avait personne.
Satané manoir, pensa-t-elle. C’est pour cela qu’elle n’avait pas attendu une seconde pour déguerpir à Londres, à la fin du lycée. Il y avait toujours un grincement, un écho ou juste un vide pour lui filer les jetons.
Juste au cas où, elle laissa la porte ouverte. Les lointaines conversations du hall la rassuraient ; au moins, elle n’était plus seule. Elle s’installa au coin d’une table pour y brancher son vieil ordinateur portable, puis lança une recherche dans les fichiers des journaux de son ancêtre.
Les mots-clefs « Nouvelle-Orléans », « Louisiane » et « Amérique » ne donnèrent rien.
Elle pianota nerveusement sur le rebord de la table. Pourtant, elle aurait juré que le vieux Vivant avait parlé du sud des États-Unis. Y était-il allé ? Non, la mémoire imparfaite de Florence ne lui offrait aucune image de son ancêtre aux Amériques. Il avait arpenté l’Europe, le nord de l’Afrique et le Moyen-Orient, mais elle ne visualisait aucun voyage outre-Atlantique. Un partenaire en affaires, peut-être ?
Distraitement, elle essaya différentes orthographes des mots-clefs, sans succès.
Elle se leva et arpenta la pièce. Ses pas la menèrent vers le mur où étaient épinglés les portraits des membres les plus récents de HH.
Cela lui fit froid dans le dos. À chaque fois qu’elle était face à eux, elle repensait à la rivière verte de la grotte du Vietnam, où elle avait eu à faire ce choix terrible. Deux personnes lui avaient sauvé la vie, cette nuit-là. Sixtine l’avait empêchée de se noyer, certes.
Mais c’était surtout Max à qui elle devait tout.
Elle avait été si proche de faire le mauvais choix, de succomber à ces instincts d’obscurité, de revanche et de pouvoir qui sommeillaient en elle – l’héritage de sa mère. Elle avait failli choisir le camp des tortionnaires, juste parce qu’ils lui promettaient à elle, descendante de Vivant Mornay, une destinée extraordinaire : elle aurait pu être Haute Lumière, l’échelon le plus prestigieux dans une société secrète qui comptait les plus grands collectionneurs d’art de l’époque.
Elle n’y avait pensé qu’une seconde, mais elle l’avait considéré, et la honte de cet instant d’indécision la hanterait toute sa vie. Si Max n’était pas intervenu, combien de secondes, de minutes, d’éternité aurait-elle passé prisonnière de la tentation terrible de se faire, enfin, un prénom ?
Mais Max, sans le savoir, avait fait appel à la meilleure partie d’elle-même. Elle l’avait choisi, lui, et l’espoir qu’il l’aimerait un jour.
Elle ferma les yeux et frissonna à nouveau lorsque le maelstrom puissant de la rivière verte s’imposa dans son esprit et remua ses tripes. Puis elle les rouvrit d’un coup :
La rivière. Le Mississippi.
Elle retourna en hâte vers son ordinateur et fit une nouvelle recherche avec ce mot-clef.
Une page s’afficha sur l’écran : Vivant parlait de son ami Louis-Christophe Daumesnil, qui faisait des affaires dans la région du Mississippi.
Florence savait exactement qui était Daumesnil, elle venait juste de l’épingler : c’était l’un des fondateurs de la société secrète.
Le cœur battant, elle lut à toute vitesse, suivant le chemin que lui suggéraient les autres mots-clefs.
Daumesnil était mentionné de nombreuses fois : homme d’affaires français, réfugié un temps à Londres. Érudit comme les autres, passionné d’entomologie, il semblait avoir un goût encore plus marqué pour l’occultisme, pour le luxe et pour les femmes. Il avait voté « pour » l’enterrement de Félicie aux côtés de Vivant Mornay, scellant ainsi le destin d’orphelines que les membres des générations suivantes avaient sacrifié sur l’autel de leurs ambitions pour l’au-delà.
Après avoir fait défiler plusieurs pages, Florence trouva enfin ce qu’elle cherchait :
Dans les dernières pages de son journal, début 1836, Vivant mentionnait que Daumesnil possédait une plantation de canne à sucre près du Mississippi.
La plantation s’appelait « Atlides », et se situait à Deerfield.
— Ah !
Florence adorait ces moments où la recherche obstinée révélait des vérités cachées. Quel rapport entre une plantation des années 1850 et des bouteilles retrouvées dans un bayou de Louisiane quelques jours auparavant ? Elle le saurait bien assez tôt.
Pour l’instant, elle voulait juste célébrer. Elle rédigea un message sur son téléphone, adressé au reste de l’équipe :
Daumesnil, fondateur de HH, possédait une plantation de canne à sucre en…
Avant d’écrire « Louisiane », elle se connecta à Google Maps pour localiser Deerfield.
Elle fit la grimace.
Deerfield ne se trouvait pas en Louisiane, mais bien plus haut le long du Mississippi, dans l’Illinois. Le hameau se fondait aujourd’hui dans l’immense banlieue de Chicago, à près de mille miles de La Nouvelle-Orléans. En 1850, c’était l’équivalent du bout du monde. Elle effaça le message.
Pouvait-on faire pousser de la canne à sucre dans le nord du pays ? Alors qu’elle allait enquêter sur ce point, une voix provenant du hall arriva jusqu’à elle. Pas n’importe quelle voix : celle qu’elle ne manquait jamais de reconnaître, et de guetter.
Celle de Max.
Max conversait avec Sixtine. Le bruit de leurs pas, puis le grincement de la vieille porte au bas des escaliers confirmèrent à l’oreille tendue de Florence qu’ils se dirigeaient vers la Tour, où se trouvaient les appartements de Sixtine. Sixtine avait évoqué pendant leur conciliabule au Petit Salon qu’elle voulait parler à Max en privé. Pourquoi diable voulait-elle lui parler en privé ?
La jalousie piqua un instant le ventre de la journaliste. Que n’aurait-elle pas donné pour connaître les confidences de Sixtine, si secrètes que Max devait aller jusque dans la Tour pour les recueillir ?
La Tour, pensa Florence.
Elle fut un instant tentée d’aller écouter à la porte, mais elle ne le savait que trop bien, elle qui avait passé des étés entiers à jouer à la Princesse Pirate dans la Tour : il n’y avait nulle part où se cacher dans les escaliers qui y montaient. Rien qu’un vide immense au centre, où l’écho des pas les plus légers résonnait comme des claquements de tempête.
Soudain, un sourire malicieux illumina son visage. La Tour, bon sang ! Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ?
Désolée, Sixtine, mais les secrets sont difficiles à cacher à Falmouth, crois-en une Mornay.
Florence sortit de la pièce avec autant de hâte qu’elle y était entrée. Pour la deuxième fois, le courant d’air fit virevolter une des photocopies punaisées sur le grand mur.
Le portrait de Louis-Christophe Daumesnil, 1781-1855.
L’homme posait, décontracté, assis à son bureau, mais tournait le dos à son ouvrage. Ses jambes croisées, sa main baguée posée sur le dossier de la chaise et sa chemise blanche brodée dont le nœud large autour du cou était défait à la perfection lui donnaient l’air d’un dandy qu’on venait de déranger en plein travail. Mais son sourire, légèrement teinté d’orgueil, montrait bien qu’il n’en tenait rigueur à personne. L’érudit était sûr de son génie : il pouvait bien prendre quelques heures pour la postérité, la Muse reviendrait. À son retour, peut-être l’aiderait-elle à compléter les feuillets éparpillés sur le petit bureau. Sur un livre noir, reposait en équilibre une plume blanche. À quelle grande œuvre Daumesnil travaillait-il ce jour-là ? Elle s’était depuis perdue dans les couloirs du temps : aucun écrit n’avait survécu, et Daumesnil ne gagna jamais sa place dans les encyclopédies. L’histoire avait oublié où il était enterré. Si un jour il y avait eu un témoin à son génie, il était mort depuis longtemps.
Louis-Christophe Daumesnil n’était plus que poussière, et les couleurs passées de la photocopie avaient éteint l’éclat de son regard noir et du diamant à son doigt.
Pourtant, sur le portrait morne, perdu dans l’arrière-plan au milieu des feuillets sur le bureau, le temps avait épargné un détail : un papillon. Malgré l’aiguille le crucifiant sur une pièce de carton, son bleu profond et intense aurait presque pu faire croire à un observateur distrait qu’il était encore vivant.
Et le courant d’air éphémère créé par Florence partie surprendre les mots de celui qu’elle aimait semblait lui avoir redonné des ailes.